Rapports de Human Rights Watch

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Le Projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale du 15 août 2005

Sauvegardes insuffisantes contre l'impunité pour les auteurs de crimes graves

En tant que cadre devant servir à de futures lois et politiques, la Charte pour la paix et la réconciliation nationale suit la voie tracée par la Loi sur la concorde civile. Elle propose une amnistie ou des remises de peines pour les activistes qui se rendent, sans faire répondre de leurs actes beaucoup de responsables de meurtres délibérés et autres atteintes graves aux droits humains. Bien que la Charte ne mentionne pas la perspective d'une amnistie de quelque nature que ce soit pour les agents de l'Etat, sa formulation ne donne pas à penser que l'impunité dont ils jouissent de facto, et qui a largement contribué à la crise des droits de l'homme en Algérie, sera troublée.

La Charte éteindrait toutes les poursuites judiciaires à l'encontre des activistes qui se sont rendus volontairement depuis le 13 janvier 2000, date de forclusion des effets de la Loi sur la concorde civile, mais elle ne mentionne aucun crime qui justifierait une exclusion. (Dans son discours du 14 août, le Président Bouteflika a toutefois déclaré que l'offre d'amnistie en faveur de ceux qui se sont déjà rendus exclurait les individus impliqués dans “les massacres collectifs, les viols et les attentats à l'explosif dans les lieux publics.” L'expression “massacres collectifs” n'a été définie ni dans son discours ni dans la Charte.) Les poursuites seraient également éteintes à l'égard de tous les activistes qui cesseront dorénavant leurs activités armées et remettront les armes en leur possession – à la condition qu'ils ne soient pas impliqués dans des “massacres collectifs, viols et attentats à l'explosif dans les lieux publics.” La même offre et les mêmes exceptions s'appliquent aux activistes qui sont actuellement recherchés par les autorités et qui se rendent et aux individus qui ont été jugés par contumace. Dans l'intervalle, ceux qui ont été reconnus coupables et emprisonnés comme activistes seraient graciés, à condition qu'ils ne soient pas impliqués dans des “massacres collectifs, viols et attentats à l'explosif dans les lieux publics.” Les activistes présumés qui sont en prison ou recherchés par les autorités et qui ne remplissent pas cette condition, pourraient bénéficier à la place d'une commutation ou d'une remise de peine.

Les personnes qui ont apporté un soutien au terrorisme (par opposition à celles qui ont commis les faits) bénéficieraient d'une extinction des poursuites judiciaires si elles dénonçaient leurs activités aux autorités compétentes.13 Les individus déjà condamnés pour soutien au terrorisme seraient graciés.

Le principe selon lequel certains crimes sont trop graves pour faire l'objet d'une amnistie est un bon principe. Mais la liste de crimes que la Charte prévoit d'exclure est tout à fait inappropriée. Elle ne comprend que les “massacres collectifs, viols et attentats à l'explosif dans les lieux publics.” (La Charte se réfère aux individus “impliqués” dans ces crimes sans préciser s'il s'agit uniquement des auteurs des faits ou également de ceux qui ont ordonné et commandé ces actes ou qui y ont consenti.) Cette liste de trois délits d'exclusion représente un recul par rapport à la liste prévue par la Loi sur la concorde civile, laquelle incluait la commission ou participation à la commission d' “infractions ayant entraîné mort d'homme ou infirmité permanente” (Article 3). Par conséquent, les auteurs d'un ou de deux meurtres individuels, ou d'actes de torture causant une infirmité permanente, ne répondraient pas aux critères d'amnistie aux termes de la loi de 1999 mais ils rempliraient apparemment ces critères au regard de la Charte.

Selon les normes internationales, les exécutions extrajudiciaires constituent des crimes graves qui, à l'instar des actes de torture et des disparitions forcées, ne devraient pas faire l'objet d'une amnistie. Les amnisties, grâces et autres mesures similaires qui conduisent à l'impunité pour les auteurs de graves atteintes aux droits humains sont contraires aux principes fondamentaux du droit international. Les organes des droits de l'homme régionaux et des Nations Unies, qui font autorité, ainsi que les tribunaux pénaux internationaux, ont établi qu'il ne devrait pas y avoir d'amnistie ou de mesures similaires permettant l'impunité pour les auteurs de graves violations des droits humains.

L'Ensemble de principes actualisé de l'ONU pour la protection et la promotion des droits de l'homme par la lutte contre l'impunité stipule qu', “Y compris lorsqu'elles sont destinées à créer des conditions propices à un accord de paix ou à favoriser la réconciliation nationale, l'amnistie et les autres mesures de clémence doivent être contenues dans les limites suivantes: (a) Les auteurs des crimes graves selon le droit international ne peuvent bénéficier de telles mesures tant que l'Etat n'a pas satisfait à l'obligation […] de mener rapidement des enquêtes approfondies, indépendantes et impartiales sur les violations des droits de l'homme et du droit international humanitaire et de prendre des mesures adéquates à l'égard de leurs auteurs, notamment dans le domaine de la justice pénale, pour que les responsables de crimes graves selon le droit international soient poursuivis, jugés et condamnés à des peines appropriées.” Les Principes actualisés définissent l'expression “crimes graves selon le droit international” comme incluant notamment les génocides, les crimes contre l'humanité et "autres violations des droits de l'homme protégés internationalement qui constituent des crimes selon le droit international et/ou dont le droit international exige des Etats qu'ils les sanctionnent pénalement, comme la torture, les disparitions forcées, les exécutions extrajudiciaires et l'esclavage".14

La Charte ne précise pas quel mécanisme s'assurera que les auteurs de “massacres collectifs,” viols et attentats à l'explosif dans les lieux publics sont exclus de l'amnistie. Il est probable qu'un texte additionnel le spécifiera une fois la Charte approuvée, tout comme le gouvernement avait décrété la création de comités de probation, suite à l'adoption de la Loi sur la concorde civile, afin d'examiner les demandes individuelles d'amnistie.

Le bilan de ces comités ne permet pas vraiment d'espérer qu'à l'avenir, les auteurs des infractions faisant l'objet d'une exclusion seront soumis à un examen minutieux et déclarés non habilités à bénéficier d'une amnistie. Tout mécanisme futur destiné à examiner les demandes d'amnistie devrait garantir une transparence tant sur le plan de ses délibérations que sur les décisions qu'il prend. Il devrait être disposé à recevoir des informations des membres du public. Par ailleurs, avant le référendum sur la Charte prévu le 29 septembre, et avant que tout autre examen de demandes d'amnistie n'ait lieu, les autorités devraient publier un compte rendu détaillé sur le travail des comités de probation.

Les propositions de grâce ou de remise de peine pour les prisonniers reconnus coupables doivent respecter le principe selon lequel les personnes reconnues coupables de graves violations des droits humains devraient recevoir des peines proportionnelles aux crimes qu'elles ont commis. La Charte ne prévoit pas de telles garanties. Elle propose de gracier les personnes qui ont été reconnues coupables de “soutien au terrorisme” ou d'avoir commis des actes de violence autres que des “massacres collectifs, des viols et des attentats à l'explosif dans les lieux publics.” Par conséquent, un activiste reconnu coupable de meurtre, ou même d'une série de meurtres individuels, serait libéré indépendamment du temps qu'il a purgé en prison. La libération, après six mois d'emprisonnement, d'un activiste qui a commis des meurtres délibérés serait contraire aux normes élémentaires dans le sens où ce ne serait pas proportionnel aux infractions qu'il a commises.

Les prisonniers qui ne remplissent pas les conditions pour être libérés aux termes de la Charte — en d'autres mots, ceux reconnus coupables pour leur rôle dans des “massacres collectifs,” des viols et des attentats à l'explosif dans les lieux publics — pourraient avoir droit à une remise de peine. Ici aussi, une mesure de ce type serait conforme aux normes internationales pourvu que les remises de peines demeurent proportionnelles à la gravité des délits commis.

Il est évident que le principe selon lequel les auteurs de graves violations des droits humains devraient être condamnés à une peine correspondant au crime qu'ils ont commis ne s'applique qu'aux personnes qui ont été jugées dans le cadre d'un procès équitable et qui ont eu une réelle occasion de faire appel du jugement. Comme il est mentionné plus haut, beaucoup de ceux qui sont emprisonnés en Algérie depuis 1992 pour des infractions liées au terrorisme n'ont pas eu un procès équitable. Ils ont été condamnés sur base d'aveux arrachés par la force et en suivant des procédures qui ne respectaient pas leurs droits à des procédures équitables. Les personnes qui, lors d'un procès inéquitable, ont été reconnues coupables de graves violations des droits humains devraient bénéficier d'un nouveau procès équitable ou – si une enquête minutieuse ne parvient pas à rassembler des preuves qui justifieraient une nouvelle inculpation, – elles devraient être libérées.

Mépris pour les droits et aspirations des familles des “disparus”

La Charte énumère une série de mesures destinées à “favoriser le règlement définitif du dossier des disparus.” Il s'agit de la première initiative élaborée par le Président Bouteflika concernant les “disparus” depuis qu'il a reçu le rapport final et les recommandations de la Commission ad hoc sur les disparus à la fin mars.15 

La Charte propose certaines démarches qui sont les bienvenues mais elle ignore totalement l'obligation qui incombe à l'Etat en vertu du droit international d'enquêter à propos des milliers de “disparitions” réalisées par ses agents et de traduire en justice les auteurs de ces actes, et elle oublie le droit des familles de connaître la vérité sur ce qui est arrivé à leurs proches “disparus.”

Comme il est mentionné plus haut, la Charte propose une amnistie uniquement pour les membres des groupes armés. Elle ne propose pas de mesure parallèle pour pardonner les “disparitions” et autres crimes perpétrés par les agents de l'Etat et leurs alliés des groupes ‘d’autodéfense’. Néanmoins, l'absence presque totale de reconnaissance dans la Charte que des hauts fonctionnaires et des agents de l'Etat se sont rendus responsables d'exactions massives et systématiques ne fait que renforcer l'impunité dont ils jouissent déjà dans la pratique pour les atrocités commises pendant le conflit. La seule allusion que fait la Charte aux exactions perpétrées par des agents de l'Etat, qui se trouve dans le chapitre relatif aux “disparitions,” est destinée à exonérer les institutions de l'Etat et à rejeter la faute sur des agents dévoyés agissant seuls:

Le peuple algérien souverain rejette toute allégation visant à faire endosser par l’Etat la responsabilité d’un phénomène délibéré de disparition. Il considère que les actes répréhensibles d’agents de l’Etat, qui ont été sanctionnés par la justice chaque fois qu’ils ont été établis, ne sauraient servir de prétexte pour jeter le discrédit sur l’ensemble des forces de l’ordre qui ont accompli leur devoir, avec l’appui des citoyens et au service de la patrie.

La Charte souscrit donc à l'opinion exprimée par Farouk Ksentini, président de la Commission ad hoc sur les disparus, qui insiste sur le fait que ce sont des agents de l'Etat agissant seuls, et non des institutions étatiques, qui étaient responsables des “disparitions.” Pour reprendre sa formulation, l'Etat était “responsable mais pas coupable,” et responsable uniquement dans le sens où il n'a pas été en mesure de remplir son devoir de protection des citoyens algériens.16

La Déclaration de l'ONU sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées adopte une position plus affirmative quant à la responsabilité de l'Etat lorsque des “disparitions” sont réalisées par ses agents. L'Article 5 stipule qu', “outre les sanctions pénales applicables, les disparitions forcées doivent engager la responsabilité civile de leurs auteurs, la responsabilité civile de l'Etat ou des autorités de l'Etat qui ont organisé ou toléré de telles disparitions ou qui y ont consenti, sans préjudice de la responsabilité internationale dudit Etat conformément aux principes du droit international.”17 [Italiques ajoutés]

Tant Ksentini que le projet de charte rejettent la faute sur des agents dévoyés tout en exonérant les institutions étatiques même si aucune enquête officielle n'a été menée pour établir les faits. La Commission ad hoc sur les disparus n'était en aucune manière une commission d'enquête, comme l'ont clairement fait comprendre ses statuts, les déclarations du Président Bouteflika et le président de la commission.18 Son mandat n'était pas d'enquêter mais de servir d' “interface” entre les familles des “disparus” et l'administration. En attendant, les tribunaux algériens n'ont en rien contribué à établir les faits dans le cas des disparitions, alors que des centaines de familles ont porté plainte pour l'enlèvement de leurs proches, certaines fournissant même le nom de témoins et des renseignements sur les auteurs présumés.

Aux yeux de Human Rights Watch, les “disparitions,” lorsqu'elles sont pratiquées à une aussi grande échelle qu'en Algérie au milieu des années 90, constituent un crime contre l'humanité. (Les enlèvements et meurtres de civils perpétrés sur une grande échelle par les groupes armés constituent également un crime contre l'humanité.) La Commission ad hoc sur les disparus a déclaré avoir traité 6.146 cas imputables à des agents de l'Etat dans les différentes provinces du pays, presque tous survenus entre 1994 et 1997. Le chiffre réel est probablement plus élevé.

Par ailleurs, un ensemble croissant de textes de droit international sont d'avis qu'une “disparition” continue d'être considérée comme un “crime,” aussi longtemps que le lieu où se trouve la personne disparue demeure inconnu.19

Bien que l'Etat reconnaisse vaguement sa responsabilité, les auteurs de ces “disparitions” ont échappé à toute sanction et ce qu'il est advenu des plus de 6.000 personnes qu'ils ont enlevées reste un secret dix ans après les faits. Ce qui fait fortement penser à une politique de “disparitions” à laquelle de hauts fonctionnaires ont participé ou consenti et pour laquelle ils devraient être traduits en justice. L'hypothèse alternative présentée par la Charte — qui rejette la responsabilité des plus de 6.000 “disparitions” sur des agents ayant agi seuls — n'est tout simplement pas crédible en l'absence d'une enquête impartiale et transparente sur ce qui est arrivé.

La Charte émet également une affirmation douteuse selon laquelle les actes répréhensibles d’agents de l’Etat “ont été sanctionnés par la justice chaque fois qu’ils ont été établis.” Bien que dans certains cas isolés, des policiers ont effectivement été jugés pour des violations des droits humains, l'impunité pour les graves violations a été la règle. C'est particulièrement vrai pour les agents du Département du renseignement et de la sécurité (l'ex Sécurité Militaire), un puissant organe dont les agents sont estimés responsables d'une très large partie des “disparitions.” Pour autant que nous sachions, aucun agent de l'Etat n'a jamais été reconnu coupable d'avoir participé à une “disparition,”20 même s'il semble que dans certains cas, quelques membres de groupes de défense civile soutenus par l'armée ont été traduits en justice pour leur rôle dans des enlèvements.21 Le fait que les agents de l'Etat ont à ce jour échappé à toute poursuite pour “disparitions” est une preuve de plus que les institutions elles-mêmes sont impliquées dans ces crimes. Il s'agit également d'une question qui devrait faire partie d'une enquête officielle sur les “disparitions.”

Le fait de déclarer dans la Charte que les institutions étatiques n'assument aucune responsabilité dans la commission des disparitions est une tentative de prévention de toute enquête ultérieure en la matière. Cela peut en outre porter préjudice aux droits des familles en faisant en sorte qu'il soit plus difficile pour elles de poursuivre ces institutions devant des tribunaux nationaux pour réclamer des dommages et intérêts au civil pour l'enlèvement de leurs proches.

Point positif, la Charte stipule que, “les personnes ‘disparues’ sont considérées comme victimes de la tragédie nationale et leurs ayants droit ont droit à réparation.”22  Elle mandate le Président pour solliciter, “au nom de la nation, le pardon de toutes les victimes de la tragédie nationale.” Elle engage l'Etat à “prendre toutes mesures appropriées pour permettre aux ayants droit des personnes disparues de transcender cette terrible épreuve dans la dignité.”

Les normes internationales affirment le droit à réparation. La Déclaration de l'ONU sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées stipule que, “ Les victimes d'actes ayant entraîné une disparition forcée et leur famille doivent obtenir réparation et ont le droit d'être indemnisées de manière adéquate, notamment de disposer des moyens qui leur permettent de se réadapter de manière aussi complète que possible. En cas de décès de la victime du fait de sa disparition forcée, sa famille a également droit à indemnisation.”23

De nombreuses familles de “disparus” ont désespérément besoin d'une assistance. Outre le traumatisme psychologique et la perte de la personne, la “disparition” du soutien de famille est généralement un coup dur au niveau financier et un cauchemar administratif pour la famille. Lorsque la victime a été enlevée, son salaire n'a plus été versé. Sa famille ne peut disposer de ses biens ni de ses économies en l'absence d'un certificat de décès. Si la personne “disparue” est un père de famille, son absence pose un obstacle pour l'inscription des enfants à l'école, l'obtention de leur carte d'identité nationale et l'obtention de la permission pour eux de se déplacer à l'étranger.

Les familles des “disparus” ont également besoin d'une réhabilitation morale, fait qui a été reconnu par la Charte et par le Président Bouteflika dans le discours qu'il a prononcé le 14 août.24 Pendant des années, elles ont souffert d'ostracisme social, en grande partie parce que les autorités algériennes ont cherché à jeter le doute sur elles lorsqu'elles affirmaient que leurs proches avaient été enlevés par des agents de l'Etat, laissant entendre que bon nombre des soi-disant “disparus” avaient en fait rejoint des groupes armés. Après avoir d'abord ignoré le problème, une grande partie des médias algériens ont participé à cette campagne visant à discréditer les familles et leurs revendications, même si la couverture médiatique est devenue plus mesurée au cours des dernières années.

La Charte ne dit pas clairement si les personnes enlevées par des groupes armés et qui sont toujours portées disparues doivent être inclues dans les “disparitions” pour lesquelles l'Etat fournira une réparation et une assistance. Il semblerait qu'elle se réfère à ces cas lorsqu'elle déclare: “Dans de nombreux cas, ces disparitions sont une conséquence de l’activité criminelle de terroristes sanguinaires qui se sont arrogé le droit de vie ou de mort sur toute personne, qu’elle soit algérienne ou étrangère.” Elle poursuit en ces termes: “L’Etat prend en charge le sort de toutes les personnes disparues dans le contexte de la tragédie nationale et il prendra les mesures nécessaires en connaissance de cause.” [Italiques ajoutés]

Le projet reconnaît le besoin d'aider les familles des “disparus” à “transcender cette terrible épreuve dans la dignité.” Malheureusement, de tels propos n'apparaissent pas en ce qui concerne la nécessité de prendre en charge une autre catégorie de victimes de la violence politique qui aurait besoin d'une attention spéciale: les femmes qui ont été violées. Bien que la Charte classifie à juste titre le viol comme étant un crime grave qui  ne devrait pas faire l'objet d'une amnistie, elle ne mentionne pas explicitement les victimes de viol, lesquelles ont encore à ce jour cruellement besoin d'assistance pour surmonter l'épreuve qu'elles ont subie ainsi que ses séquelles à tous les niveaux.

Même si la Charte constitue un pas en avant en ce qui concerne une reconnaissance de la responsabilité de l'Etat et le besoin de réparation et de réhabilitation, elle ne contient aucun engagement parallèle pour fournir aux familles quelque information que ce soit concernant le sort réservé à leurs proches disparus. Les familles des “disparus” vivent dans l'incertitude depuis des années, ne sachant pas ce qu'il est advenu de leurs proches; leurs efforts pour obtenir des informations de la part des organes de l'Etat et des tribunaux ont été vains. Certaines familles se raccrochent à l'espoir que leurs proches sont encore en vie et en détention secrète; s'ils sont décédés, elles veulent savoir où ils sont enterrés afin de pouvoir enfin faire leur deuil en fonction de leurs préférences et de leurs traditions. D'autres cherchent à savoir pourquoi leurs proches ont été arrêtés et ce qui leur est arrivé par la suite, espérant pouvoir faire valoir qu'ils n'avaient rien fait qui justifiait une arrestation.

Vu que la Charte ne mentionne aucun engagement explicite à révéler la vérité aux familles, il est d'autant plus troublant que les mesures d'assistance et de réparation qu'elle propose s'adressent exclusivement aux ayants droit des “disparus” et non aux “disparus” eux-mêmes. Cela ne serait logique que si les responsables de l'Etat avaient confirmé de façon vérifiable que chacun des “disparus” était en fait mort aujourd'hui, ce qu'ils n'ont jamais fait, ni collectivement ni individuellement.

Le droit de savoir fait l'objet d'une attention accrue en droit international, bien qu'il ne soit pas encore définitivement établi dans les traités et pactes relatifs aux droits humains. L'expérience de sociétés qui sont sorties d'un conflit montre que la réconciliation est peu probable sans divulgation de la vérité, tant pour le bien des victimes et de leurs survivants que pour la société dans son ensemble. L'Argentine, le Chili, le Guatemala, l'Afrique du Sud et le Sri Lanka sont au nombre des multiples pays qui ont mis sur pied des commissions nationales sur la vérité, lesquelles ont publié des rapports circonstanciés sur le résultat de leurs recherches. A l'image de l'Algérie, l'Argentine, le Guatemala et le Sri Lanka ont chacun fait l'expérience de plusieurs milliers de “disparitions”.25

En 2005, la Commission des droits de l'homme de l'ONU a adopté une résolution intitulée “Le droit à la vérité.” Elle y souligne “qu’il est impératif que la société dans son ensemble reconnaisse le droit des victimes de violations flagrantes des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire, et de leur famille, dans le cadre du système juridique propre à chaque État, de connaître la vérité sur ces violations, y compris l’identité des auteurs ainsi que les causes, les faits et les circonstances dans lesquelles ces violations ont été commises.” La résolution reconnaît en outre “qu’il importe de respecter et de mettre en œuvre le droit à la vérité afin de contribuer à mettre fin à l’impunité et à promouvoir et protéger les droits de l’homme.”26

L'Ensemble de principes actualisé de l'ONU pour la protection et la promotion des droits de l'homme par la lutte contre l'impunité stipule que “chaque peuple a le droit inaliénable de connaître la vérité sur les événements passés relatifs à la perpétration de crimes odieux, ainsi que sur les circonstances et les raisons qui ont conduit, par la violation systématique ou massive des droits de l'homme, à la perpétration de ces crimes. L'exercice plein et effectif  du droit à la vérité constitue une protection essentielle contre le renouvellement des violations.” Les Principes stipulent par ailleurs: “Indépendamment de toute action en justice, les victimes, ainsi que leur famille et leurs proches, ont le droit imprescriptible de connaître la vérité sur les circonstances dans lesquelles ont été commises les violations et en cas de décès ou de disparition, sur le sort qui a été réservé à la victime.”

Exclusion du FIS de la vie politique

La Charte propose de bannir de la vie politique les “responsables de l'instrumentalisation de la religion” à des fins politiques. Aux yeux des Algériens et d'autres, cette formulation vise le Front Islamique du Salut (FIS) et ses dirigeants. Le gouvernement soutenu par l'armée a interdit le FIS après que ce parti ait remporté le premier tour des élections parlementaires en décembre 1991. La Charte stipule:

Tout en étant disposé à la mansuétude, le Peuple algérien ne peut oublier les tragiques conséquences de l'odieuse instrumentalisation des préceptes de l'Islam, religion de l'Etat.  Il affirme son droit de se protéger de toute répétition de telles dérives et décide, souverainement, d’interdire aux responsables de cette instrumentalisation de la religion toute possibilité d’exercice d’une activité politique, et ce, sous quelque couverture que ce soit.

Le peuple algérien souverain décide également que le droit à l’exercice d’une activité politique ne saurait être reconnu à quiconque ayant participé à des actions terroristes et qui refuse toujours, et malgré les effroyables dégâts humains et matériels commis par le terrorisme et l’instrumentalisation de la religion à des fins criminelles, de reconnaître sa responsabilité dans la conception et dans la mise en œuvre d’une politique prônant le pseudo « djihad » contre la nation et les institutions de la République.

La Charte ne précise pas comment l'interdiction devrait être mise en œuvre. La loi algérienne de 1997 sur les partis politiques interdit, dans son Article 5, les partis “qui fondent leur création ou leur action sur une base religieuse, linguistique, raciale, de sexe, corporatiste ou régionaliste.” L'Article 17 donne au ministre de l'intérieur les pouvoirs de rejeter les déclarations constitutives de nouveaux partis politiques.27

Nul ne sait vraiment si l'approbation de la Charte aboutirait à l'élaboration de nouvelles lois ou à l'application plus stricte des lois existantes. Ce qui est en jeu ici, c'est le droit des Algériens à la liberté d'association et le droit de participer à la direction des affaires publiques par le biais d'élections libres et régulières, droit garanti par l'Article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.28 Human Rights Watch reconnaît qu'un Etat peut bannir de la vie politique des individus qui pratiquent la violence ou incitent les autres à y recourir, ainsi que les partis et organisations qui pratiquent ou encouragent la violence. Les critères pour imposer cette interdiction doivent toutefois être clairs, basés sur des faits vérifiables et soumis à l'examen d'un organe impartial tel qu'un tribunal indépendant. Les interdictions doivent faire l'objet d'un processus d'appel sérieux.

La décision du gouvernement soutenu par l'armée d'interdire le Front Islamique du Salut en février 1992 ne répondait pas à ces critères.29 Depuis lors, l'Algérie a légalisé trois partis islamistes qui ont des représentants à l'Assemblée nationale: le Mouvement de la société pour la paix, le Mouvement pour la réforme nationale et le mouvement Nahdha. Mais le FIS reste interdit et les autorités ont depuis refusé la reconnaissance légale à d'autres nouveaux partis, en violation du droit des Algériens à former des partis politiques. Par exemple, le Wafa, parti de l'ex-ministre des affaires étrangères Ahmed Taleb Ibrahimi, a vu sa reconnaissance légale refusée en 2000 au motif qu'il s'agissait d'une tentative pour ressusciter le FIS. La même année, les autorités ont refusé de légaliser le Front démocratique, un nouveau parti dirigé par l'ancien premier ministre Sid Ahmed Ghozali.

L'Algérie a donc déjà eu recours abusivement à des lois existantes pour refuser la reconnaissance légale à certains partis politiques. Le langage de la charte suscite des inquiétudes à propos d'une continuation de cette pratique.

Le rejet par la Charte de la responsabilité collective

La Charte plaide pour la fin de toute forme d' “exclusion” à l'adresse des familles des “terroristes” et promet des mesures non spécifiées de “solidarité nationale au bénéfice de ces familles qui sont démunies et qui ont été éprouvées par le terrorisme à travers l’implication de leurs proches.” Dans son discours du 14 août, le Président Bouteflika a proclamé: “Notre religion de clémence et de fraternité nous enseigne que chacun ne peut être responsable que de ses propres actes. Les parents, les veuves et les orphelins de ceux qui ont rejoint les rangs des terroristes ne peuvent être tenus pour responsables de leurs actes ni surtout être repoussés par notre société.”

Ce plaidoyer pour la responsabilité individualisée est le bienvenu. Il serait plus approprié et peut-être aussi plus utile pour la réconciliation nationale que l'Etat reconnaisse son propre rôle dans les persécutions et le discrédit à l'encontre des familles des activistes présumés. A de nombreuses occasions, les forces de sécurité ont arrêté, torturé et même fait “disparaître” des personnes dont le seul “délit” était apparemment d'avoir des liens familiaux ou conjugaux avec un activiste présumé.



[13] L'Article 87bis du code pénal (adopté le 25 février 1995) définit les “actes terroristes” et “subversifs” ainsi que les infractions liées au soutien au terrorisme et à la subversion. Ils incluent notamment la création d'une organisation terroriste, la connaissance d'une participation aux activités d'une organisation terroriste, l'apologie du terrorisme, la diffusion de documents qui font l'apologie du terrorisme.

[14] E/CN.4/2005/102/Add.1, 8 février 2005, Commission des droits de l'homme, Soixante et unième session, Point 17 de l'ordre du jour provisoire. Ces principes constituent des lignes directrices qui font autorité et représentent les tendances prédominantes du droit et pratiques internationaux et ils reflètent le contenu de la jurisprudence internationale et les meilleures pratiques des Etats.

 

[15] Ce rapport n'a pas été rendu public.  A propos de la Commission ad hoc, voir Human Rights Watch, “Vérité et justice en suspens : la nouvelle commission étatique sur les « disparitions»,” A Human Rights Watch Report, vol. 15, no. 11(E) [Version française en ligne sur: http://hrw.org/french/reports/2003/algeria1203/]

[16]  Expliquant son argument souvent cité selon lequel en ce qui concerne les “disparitions,” l'Etat est “responsable mais pas coupable,” Ksentini a déclaré à Human Rights Watch qu', “entre 1992 et 1998, période qui nous concerne pour les ‘disparitions,’ l'Etat a été le premier disparu. L'Etat s'est effondré. Certains agents de l'Etat, dans la lutte contre le terrorisme, ont commis des exactions. Ces exactions n'ont jamais été ordonnées par des institutions étatiques. Nous n'avons trouvé aucun document, aucun témoignage montrant que les institutions étatiques avaient donné des instructions.” Entretien, Alger, 15 juin 2005. La non-découverte de documents ou de témoignages incriminant les institutions étatiques doit être considérée à la lumière du fait que la commission de Ksentini ne disposait pas de pouvoirs d'enquête.

[17] Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, adoptée par l'Assemblée générale dans sa résolution 47/133 du 18 décembre 1992.

[18] Voir Human Rights Watch, Vérité et justice en suspens. Ce rapport contient en annexe une copie du décret présidentiel no 03-299 du 11 septembre 2003 créant une commission ad hoc sur la question des disparus, paru dans le Journal Officiel du 14 septembre 2003. Dans son discours du 20 septembre 2003 où il a présenté le nouvel organe, le Président Bouteflika a déclaré: “Il y a lieu de préciser que le mécanisme ad hoc ne peut pas être conçu comme une commission d’enquête qui se substituerait aux autorités administratives et judiciaires compétentes. C’est un centre de gestion et une interface entre les pouvoirs publics et les familles concernées.” Ce discours est disponible en ligne sur le site web de la Présidence, www.el-mouradia.dz (consulté le 23 août 2005). Farouk Ksentini, président de la Commission ad hoc, a déclaré à Human Rights Watch à la fin de son mandat que, “Notre mandat ne nous donne pas le pouvoir d'enquêter mais uniquement de réfléchir.” Entretien, Alger, 15 juin 2005.

[19] La Déclaration de l'ONU sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées stipule dans son Article 17 que, “Tout acte conduisant à une disparition forcée continue d'être considéré comme un crime aussi longtemps que ses auteurs dissimulent le sort réservé à la personne disparue et le lieu où elle se trouve et que les faits n'ont pas été élucidés.”

[20] Se faisant l'écho de ce que les organisations des familles de “disparus” ne cessent de dire, Ksentini a déclaré à Human Rights Watch que, “la question des disparitions devrait être traitée par le système judiciaire mais ce dernier n'a pas fait son travail dans un seul cas.” Entretien, Alger, 6 novembre 2002.

[21]  A propos des groupes “d'autodéfense”, voir le chapitre intitulé “Les milices armées par l'Etat” dans Amnesty International, “Algérie: la vérité et la justice occultées par l'impunité,” 8 novembre 2000 [en ligne] http://web.amnesty.org/library/Index/FRAMDE280112000?open&of=FRA-DZA

[22] La législation en vigueur prévoyait déjà des réparations versées par l'Etat à certaines catégories de victimes du terrorisme, notamment le décret exécutif no 99-47 du 13 février 1999. Ce décret contient des dispositions relatives  « à l'indemnisation des personnes physiques victimes de dommages corporels ou matériels subis par suite d'actes de terrorisme ou d'accidents survenus dans le cadre de la lutte anti-terroriste, ainsi qu'à leurs ayants-droit. »

[23] Résolution de l'Assemblée générale 47/133 du 18 décembre 1992, Article 19.

[24] Le Président Bouteflika a déclaré: “Nous partageons la douleur des familles des disparus, car les victimes sont nos compatriotes et les familles qui souffrent sont les nôtres. J’espère que dans notre foi et dans notre attachement commun à la réconciliation nationale, ces familles aux côtés desquelles nous nous tiendrons, sauront trouver le réconfort nécessaire pour panser leur blessure et dépasser leur douleur.”

[25] Le site http://www.usip.org/library/truth.html fournit des informations comparatives utiles à propos des commissions nationales sur la vérité.

[26] Résolution 2005/66, adoptée le 20 avril 2005.

[27] Loi no 97-09 du 6 mars 1997, en ligne en français sur www.lexalgeria.net/politiq.htm.

[28] L'Article 25 stipule que: “Tout citoyen a le droit et la possibilité, sans aucune des discriminations visées à l'article 2 et sans restrictions déraisonnables: a) De prendre part à la direction des affaires publiques, soit directement, soit par l'intermédiaire de représentants librement choisis; b) De voter et d'être élu, au cours d'élections périodiques, honnêtes, au suffrage universel et égal et au scrutin secret, assurant l'expression libre de la volonté des électeurs; c) D'accéder, dans des conditions générales d'égalité, aux fonctions publiques de son pays.”

[29] Voir Middle East Watch (aujourd'hui Human Rights Watch/Moyen-Orient, “Human Rights in Algeria since the Halt of the Electoral Process,” A Human Rights Watch Report, vol. 4, no. 2(E), février 1992 [en ligne] http://hrw.org/reports/1992/algeria/.


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