Justice Internationale

La Belgique et Habré : une bonne loi, un bon cas - Le Soir (Bruxelles)

La Belgique et Habré : une bonne loi, un bon cas

Une carte blanche de Reed Brody, Directeur adjoint de Human Rights Watch


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Le Soir, Bruxelles
6 mars, 2002


La loi belge de 1993 relative à la compétence universelle est en danger. Cette loi, qui permet de juger en Belgique les auteurs de graves violations des droits de l'homme et les pires criminels de droit international, quel que soit le lieu de leurs crimes, est au centre d'une bataille tant politique que judiciaire, amplement ravivée par l'arrêt de la Cour internationale de justice dans l'affaire « Yerodia ». L'enjeu est de taille puisqu'il s'agit de la survie d'une construction législative courageuse et efficace, qui fait l'admiration des défenseurs des droits de l'homme à travers le monde.

Les conséquences de la décision de la Cour internationale de justice sont en réalité limitées. La CIJ a estimé que les ministres des Affaires étrangères en exercice, et par extension les chefs d'Etat et de gouvernement, bénéficient d'une immunité de juridiction pénale et d'une inviolabilité totales à l'étranger. S'il est vrai que cette décision constitue un revers en regard du développement progressif d'une justice internationale et en regard des efforts visant à dissuader les gouvernements d'abuser de leur autorité, cela ne saurait décourager la Belgique de traduire en justice les personnalités qui ne peuvent se prévaloir d'une telle immunité. Car l'arrêt ne remet pas en question l'essentiel de la loi belge : le concept de compétence universelle qui permet de lutter contre l'impunité des crimes portant atteinte à l'humanité tout entière reste intact. Le ministre belge des Affaires étrangères, Louis Michel, a adopté le ton juste en soulignant que s'il y avait, à la suite de la décision de La Haye, des modifications à apporter à la loi sur la compétence universelle, cette dernière était « une bonne loi » qu'il fallait défendre.

Le cas de Hissène Habré, ancien dictateur tchadien, illustre l'importance du rôle de la loi belge sur la compétence universelle. Le régime de Hissène Habré (1982-1990) fut marqué par de graves et constantes violations des droits humains et des libertés individuelles et par de vastes campagnes de violence à l'encontre de son propre peuple. Habré, surnommé le « Pinochet africain », est accusé d'avoir persécuté, en procédant à des arrestations collectives et des meurtres en masse, différents groupes ethniques dont il percevait les leaders comme des menaces à son régime Une commission d'enquête, établie par son successeur, a accusé en 1992 le gouvernement Habré de milliers d'assassinats politiques et de torture systématique.

En février 2000, Habré, exilé à Dakar, a été inculpé pour torture et crimes contre l'humanité, et assigné à résidence par un tribunal sénégalais. Pour la première fois en Afrique, une personne était accusée par la justice d'un pays autre que le sien. Cependant, en mars 2001, la Cour de cassation du Sénégal s'est déclarée incompétente, estimant que les crimes reprochés à Habré ayant été commis au Tchad, le Sénégal ne disposait pas de l'arsenal juridique nécessaire à savoir une loi similaire à la loi belge. Plusieurs victimes de Habré, dont trois citoyens belges, réclament désormais l'extradition du dictateur vers la Belgique, où il pourrait vraisemblablement être jugé. La société tchadienne est très majoritairement favorable à l'ouverture d'un tel procès en Belgique, de même que plusieurs organisations non gouvernementales internationales, comme la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme et Human Rights Watch, qui travaillent activement avec les victimes et militants tchadiens. Le gouvernement actuel du Tchad, loin de faire valoir une immunité qui protégerait Hissène Habré, a soutenu tous les efforts internationaux visant à amener ce dernier à comparaître en justice. Le président du Sénégal, Abdoulaye Wade, a récemment souscrit à la demande du secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, de garder Habré au Sénégal en attendant la demande d'extradition d'un pays tel que la Belgique, capable d'organiser un procès équitable pour M. Habré.

Cette affaire est maintenant entre les mains du juge d'instruction, Daniel Fransen, du tribunal de première instance de Bruxelles qui est actuellement au Tchad, avec l'accord des autorités, pour poursuivre son enquête sur les crimes commis par l'ancien dictateur. Un procès contre Hissène Habré à Bruxelles, à l'image de celui exemplaire des quatre génocidaires rwandais, démontrait avec éclat que la loi de 1993 est efficace et utile.

Il faut en effet renoncer à un procès au Tchad, qui bien qu'il ait été le théâtre des atrocités perpétrées par Habré, n'a jamais demandé son extradition et, le cas échéant, ne pourrait lui garantir un procès équitable. Quant au Sénégal, son pays d'exil, il ne peut techniquement invoquer le principe de compétence universelle.

Ainsi la loi belge de 1993 trouve-t-elle dans cette affaire toute sa raison d'être : la réalité des crimes, graves, est avérée, bien documentée, et Hissène Habré n'est plus un chef d'Etat en exercice depuis plus de dix ans. Son inculpation, voire son extradition et sa condamnation ne déclencheraient sûrement aucune tempête diplomatique. Justice serait enfin rendue. Tel est l'esprit de la loi de 1993 : qu'il n'y ait plus de sanctuaires pour les grands criminels des droits de l'homme. Si la plupart des pays adoptaient semblables législations, les crimes de droit international ne resteraient pas impunis. Il ne faut pas combattre la loi belge mais, au contraire, encourager, partout, à suivre l'exemple. Le « Pinochet africain » deviendra-t-il malgré lui le sauveur de la loi belge ?·