Justice Internationale

Que justice soit faite au Tchad

Que justice soit faite au Tchad
20 mars 2002

Par Reed Brody, Directeur adjoint de Human Rights Watch


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N'Djamena, Tchad - "Verrons-nous un jour la justice au Tchad?", s'était demandé un ancien prisonnier politique, au moment où de concert avec d'autres victimes, il envisageait pour la première fois de porter plainte contre l'ancien dictateur, Hissène Habré, qui ensanglanta le Tchad de 1982 à 1990. C'était il y a trois ans et Habré coulait alors des jours heureux dans sa villa des bords de mer au Sénégal, jouissant des 14 millions de dollars qu'il aurait réussi à voler avant sa chute précipitée.

Finalement, la semaine dernière, la justice s'est laissée voir à N'djaména, la capitale, sous les traits d'un juge belge, accompagné d'un procureur, de quatre officiers de police et d'une greffière. De Belgique, ils sont venus instruire les plaintes déposées devant un tribunal bruxellois contre Hissène Habré par plusieurs victimes qui espèrent qu'en vertu de la loi belge dite de compétence universelle,permettant de juger les pires atteintes aux droits de l'homme quelque soit le lieu où elles ont été commises, justice soit enfin faite.

Dès l'annonce radiophonique de l'arrivée de cette délégation de marque, d'anciennes victimes se sont spontanément réunies devant le palais de justice, faisant la queue pour témoigner. Soutenu en son temps par les Etats Unis et par la France qui voyaient en lui un rempart contre le Libyen, Mouamar Khadaffi, Hissène Habré aurait fait assassiner des dizaines de milliers d'opposants réels ou présumés, avant d'être renversé par son ancien chef des armées. Mais aujourd'hui encore, nombre de ses hommes de main occupent les hauts postes de la nouvelle administration. De fait, témoigner et faire revivre un passé que d'autres cherchent à occulter peut s'avérer délicat, voire risqué. Visiblement, la visite du juge - et la volonté de coopérer du gouvernement tchadien - ont donné aux victimes le courage nécessaire.

Le juge, Daniel Fransen, et son équipe ont pu visiter les six prisons de N'Djaména, notamment celle située dans l'enceinte présidentielle, où les prisonniers étaient systématiquement torturés par la police politique d'Habré. Ismael Hachim, président de l'association des victimes, a raconté la forme de torture, appelée "Arbatachar", qu'il eut à subir et qui consiste à avoir les quatre membres si fortement liés dans le dos que s'ensuivent l'arrêt de la circulation sanguine, puis la paralysie. Souleymane Abdoulaye, arrêté à l'âge de14 ans, a montré au juge la cellule souterraine qu'il dut partager avec 72 autres prisonniers, dont 11 seulement ont survécu à la faim et à l'asphyxie. Dans cette étuve immonde, la seule source de fraîcheur était de poser sa tête sur le ventre froid des nouveaux cadavres. Sabadet Totodet a conduit le juge jusqu'à une clairière, en périphérie de la ville, où il fut contraint à creuser les tombes de 500 prisonniers morts en détention. Le juge a également consacré une journée à l'étude d'archives récemment découvertes, qui appartenaient à la redoutable police politique d'Hissène Habré, la Direction de la Documentation et de la Sécurité. Parmi ces documents, figurent des rapports destinés à Habré en personne qui font état des massacres de groupes ethniques rivaux et du nombre de morts quotidien dans les prisons. Le juge a également pris la déposition d'anciens responsables de la DDS et il a présidé à la confrontation d'anciennes victimes et de leurs tortionnaires.

Au Tchad, l'espoir est désormais vif et la population attend ardemment le jour où le juge belge demandera au Sénégal l'extradition d'Hissène Habré. C'est en effet à Dakar, il y a 2 ans, que les victimes ont entamé leur quête de justice. Encouragées par l'arrestation à Londres de l'ancien dictateur chilien, Augusto Pinochet, elles ont porté plainte dans le pays qu'Habré avait choisi pour vivre son exil doré. A la surprise générale, un juge sénégalais annonça, dans les jours qui suivirent, l'inculpation de l'ancien Président pour crimes contre l'humanité et actes de torture, et ordonna sa mise en résidence surveillée. Après appels, la Cour Suprême décida finalement qu'Hissène Habré ne pourrait pas être jugé pour des crimes commis au Tchad, la loi Sénégalaise n'ayant aucune disposition similaire à la Belgique en matière de compétence universelle. A la demande de Kofi Annan, Secrétaire Général des Nations Unies, le président sénégalais, Abdouladye Wade, a déclaré par la suite que son pays retiendrait Hissène Habre jusqu'à son extradition vers un pays susceptible de lui organiser un procès équitable. Il ne fait aucun doute que le Tchad ne saurait être ce pays. Preuve en est que l'an dernier, alors que plusieurs victimes, encouragées par l'inculpation de Habré au Sénégal, venaient de porter plainte au Tchad contre plusieurs personnes ayant appartenu au régime Habré, le bureau du procureur chargé du dossier fut saccagé et l'avocate des victimes, Maître Jacqueline Moudeïna, sérieusement blessée par l'explosion d'une grenade lancée par des policiers sur ordre d'un ancien de la DDS.

La Belgique, en revanche, semble être le seul pays où les victimes tchadiennes pourraient se faire entendre de la justice. Ironie du calendrier, la visite du juge à N'djamena intervient au moment où la loi belge de compétence universelle fait l'objet d'attaques légales et de critiques politiques. L'an dernier, la Belgique organisait le procès de 4 Rwandais, accusés d'avoir participé au génocide de 1994 dans leur pays Au terme de ce procès exemplaire, ils furent condamnés. Mais depuis lors, à mesure les dépôts de plainte se sont multipliés à l'encontre de dirigeants, tels qu'Ariel Sharon, Yassir Arafat ou Fidel Castro, la classe politique belge s'est montrée de plus en plus embarrassée. En février, après que la République Démocratique du Congo eut contesté un mandat d'arrêt lancé contre son ancien Ministre des Affaires Etrangères, la Cour Internationale de Justice a estimé que la Belgique était allée trop loin en ne respectant pas l'immunité des ministres en exercice.

L'affaire Habré ne pose pas un tel problème, puisque Hissène Habré n'est plus en fonction et que les deux pays directement concernés, le Tchad où les crimes ont été commis et le Sénégal où l'ancien dictateur réside actuellement, sont tous deux favorables à l'organisation d'un procès en Belgique. Bien au contraire, l'affaire Habré démontre que la loi de compétence universelle, comme celle dont s'est dotée la Belgique, utilisée à bon escient, est un moyen efficace pour mettre à bas l'impunité dont jouissent trop souvent les auteurs des pires atrocités, et pour offrir aux victimes la tribune qui leur est due.