Rapports de Human Rights Watch

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Exiger des comptes pour les crimes commis par les forces rebelles et pro-gouvernementales

 

Le gouvernement n’a pas pris de mesures significatives pour exiger des comptes aux coupables d’atteintes récentes aux droits humains, encore moins pour traduire en justice les responsables de graves crimes internationaux dans le passé, à savoir les atteintes aux droits humains et les crimes de guerre commis sous la junte militaire en 1999-2000, les élections de 2000 et le conflit armé de 2002-2003, ainsi que les incidents les plus graves depuis la fin de la guerre, comme la violente répression d’une manifestation de l’opposition à Abidjan en mars 2004. Les dirigeants des Forces Nouvelles n’ont pas puni les coupables qui se trouvent dans leurs rangs, ni n’ont établi aucun système légal réel dans les zones sous leur contrôle. L’incapacité à punir les coupables a créé une culture envahissante d’impunité qui sans doute a encouragé les auteurs de délits à commettre des actes de violence de plus en plus nombreux contre les civils.

 

Efforts nationaux

Le gouvernement de la Côte d’Ivoire demeure le principal responsable pour exiger des comptes aux auteurs de violations des droits humains et de crimes de guerre. Cependant, dans aucune des trois différentes zones de Côte d’Ivoire —le Sud contrôlé par le gouvernement, le Nord aux mains des rebelles, ou la Zone de Confiance patrouillée par des troupes internationales— on n’enquête régulièrement sur les crimes commis en violation du droit international ni les auteurs de délits ne sont régulièrement punis ou tenus pour responsables par le biais de poursuites.

Dans le Sud contrôlé par le gouvernement, un procureur militaire enquête sur des affaires contre des militaires accusés d’exécutions extrajudiciaires de civils. Cependant, Simon Munzu, le directeur de la division des droits humains de l’UNOCI, a déclaré à Human Rights Watch que le nombre d’affaires en cours d’investigation sont “le sommet de l’iceberg,” et il n’y a pas encore eu d’arrestations ni de poursuites.97 Le chef du CECOS, le Général Bi Point, a annoncé en septembre 2005 que plusieurs soldats accusés d’extorsion avaient été arrêtés, mais jusqu’ici il n’y a pas eu encore de condamnations. Un analyste militaire occidental a signalé que les noms des personnes arrêtées n’avaient pas encore été rendus publics, et a suggéré que les actions menées par Bi Point avaient pour but de détourner l’attention de l’ensemble plus étendu des abus.98

 

Le défaut de poursuites contre les crimes commis en violation du droit international est en partie le résultat de déficiences institutionnelles croissantes au sein du système judiciaire. Depuis la rébellion, le système judiciaire ivoirien tel qu’il fonctionne dans le Sud serait devenu de plus en plus politisé, réduisant ainsi sa capacité à fonctionner de façon indépendante. Dans le Nord aux mains des rebelles tout comme dans la Zone de Confiance, le système judiciaire national a cessé de fonctionner, laissant l’autorité de la loi dans un vide grave. Dans des entretiens avec Human Rights Watch, le commandant des Forces Nouvelles à Man, le Colonel Losseni, et le chef des Affaires civiles des Forces Nouvelles à Bouaké, Mamadou Togba, ont admis qu’il n’y a pas de système judiciaire opérationnel dans le Nord et que ce sont les vestiges de la police civile et parfois la police militaire des Forces Nouvelles qui rendent et administrent la justice.99 Le directeur de la Division de l’autorité de la loi de l’UNOCI a dit à Human Rights Watch que lorsque les forces françaises ou des Nations Unies arrêtent des criminels suspects dans la Zone de Confiance, elles les remettent aux autorités de l’autre côté, après leur avoir demandé à qui ils veulent être remis. Cependant, il serait courant que les autorités des deux côtés relâchent ces suspects.100

 

Dans un entretien avec Human Rights Watch, Mamadou Togba a justifié les extorsions aux points de contrôle en disant que les rebelles n’ont pas de fonds publics pour payer leurs soldats. Il a aussi affirmé que les rebelles qui extorquaient des sommes importantes ou se conduisaient incorrectement seraient châtiés.101 Cependant, le responsable des droits humains de l’UNOCI à Bouaké a déclaré à Human Rights Watch que les Forces Nouvelles n’avaient pris aucune mesure significative pour punir les rebelles en cas d’extorsion ou de vol.102

 

Les années d’abus et de criminalité de la part des forces de sécurité du gouvernement et des Forces Nouvelles ont créé une peur et une suspicion profondes dans la population ivoirienne. Des villageois dans le Nord ont dit à Human Rights Watch qu’ils ont peur des Forces Nouvelles et craignent de signaler les cas de vols aux autorités.103 Dans le Sud, plusieurs victimes de crimes ont déclaré à Human Rights Watch soit qu’ils avaient trop peur et n’avaient pas confiance pour dénoncer des crimes à la police, soit que les policiers avaient été témoins des crimes pendant qu’ils étaient commis.104

 

Efforts internationaux

Etant donné les sérieuses inquiétudes quant à la capacité et à la volonté des tribunaux nationaux ivoiriens de juger les crimes graves, la justice pour les victimes ivoiriennes exige un soutien et un engagement importants de la part de la communauté internationale.105

 

Commissions d’enquête

Les Nations Unies, notamment le Secrétaire général, le Conseil de Sécurité et le bureau des Nations Unies du Haut Commissariat aux droits humains (OHCHR), ont joué un rôle dynamique dans la dénonciation et l’investigation des atrocités commises en Côte d’Ivoire. En réponse aux atteintes graves aux droits humains en Côte d’Ivoire, l’OHCHR a envoyé trois commissions d’enquête séparées : la première à la suite des violences entourant les élections en octobre 2000 ; la seconde après la violente répression d’une manifestation de l’opposition en mars 2004 ; et la troisième suite à la requête de toutes les parties à l’accord de Linas-Marcoussis d’enquêter sur toutes les violations graves du droit humanitaire et des droits humains perpétrées en Côte d’Ivoire depuis le 19 septembre 2002.

 

Cependant, le Conseil de Sécurité des Nations Unies doit encore rendre public ou débattre des conclusions du rapport de la dernière commission d’enquête, qui a été remis au Secrétaire général des Nations Unies en novembre 2004 et transmis au Conseil de Sécurité sur le 23 décembre 2004.

 

Incapacité à imposer des sanctions ou à demander des comptes

Le rapport de la commission d’enquête de novembre 2004 contenait une annexe avec une liste de personnes accusées d’atteintes aux droits humains qui pourraient être passibles de jugement. Radio France Internationale (RFI), qui a obtenu une copie du rapport, a signalé en janvier 2005 que la liste contenait quatre-vingt-quinze noms dont celui de l’épouse du Président, Simone Gbagbo (qui est aussi le chef parlementaire du FPI), du précédent ministre de la Défense Kadet Bertin, et du chef des Forces Nouvelles Guillaume Soro.106

 

Le Conseil de Sécurité des Nations Unies s’est abstenu d’appliquer des sanctions financières et économiques contre les individus auteurs présumés de violations des droits humains, bien qu’en novembre 2004 le Conseil de Sécurité ait autorisé l’utilisation de sanctions contre les Ivoiriens ayant violé les droits humains, rompu l’embargo sur les armes, s’étant livré à des discours d’incitation à la haine, ou ayant bloqué le processus de paix.107 Ces sanctions comportent des interdictions de voyager et le gel des avoirs. La réticence de la communauté internationale à prendre des mesures concrètes pour réfréner les auteurs présumés d’atrocités contre les droits humains en recourrant à des sanctions ou à poursuivre les tentatives pour qu’ils rendent des comptes grâce à un processus judiciaire, cette réticence a été produite par les craintes de saper les efforts pour mettre un terme à l’impasse militaire et politique.108

 

Des diplomates et des responsables de l’UNOCI ont dit à Human Rights Watch que pendant l’année dernière le Président de l’Afrique du Sud Thabo Mbeki, qui a servi de médiateur dans le conflit, a supprimé la discussion du rapport de la commission d’enquête de novembre 2004 et toute considération sérieuse de recours aux sanctions parce qu’il pensait que de telles mesures entraveraient le processus de paix en s’aliénant des personnalités politiques de premier plan jugées nécessaires à la mise en application de l’Accord de Pretoria.109

 

Bien que le Conseil de Sécurité des Nations Unies “ait réaffirmé qu’il était prêt” à imposer des sanctions dans sa résolution la plus récente sur la Côte d’Ivoire à la fin du mois d’octobre, il ne semble pas que la récente visite du président du Comité des sanctions du Conseil de Sécurité soit le signe d’une action concrète dans un futur proche. Des diplomates et des responsables des Nations Unies ont déclaré à Human Rights Watch qu’aucun membre du Conseil de Sécurité ne semblait désireux de commencer l’application des sanctions prévues dans la Résolution 1572.110

 

Enquête de la CPI

Bien que la Cour Pénale Internationale ait la possibilité de réaliser des investigations sur les crimes internationaux graves commis en Côte d’Ivoire depuis 2002, elle ne l’a pas encore fait. La Côte d’Ivoire n’est pas un Etat partie de la CPI, mais en septembre 2003 le gouvernement ivoirien a fait une déclaration à la CPI acceptant la juridiction de la cour, avec pour objectif de traduire les rebelles devant la justice. Cependant, cette déclaration donne à la CPI l’autorité pour enquêter sur les crimes graves commis par toutes les parties en Côte d’Ivoire.111 Bien que le procureur de la CPI ait dit en janvier 2005 qu’il enverrait une délégation en Côte d’Ivoire pour préparer le terrain à une enquête possible de la CPI, au moment de la rédaction de ce rapport cette visite n’a pas eu lieu. Le directeur de la Division des droits humains de l’UNOCI, Simon Munzu, a dit à Human Rights Watch que bien qu’il y ait des signes que la visite pourrait se produire, “nous sommes loin d’une utilisation de la CPI comme un instrument pour combattre l’impunité en Côte d’Ivoire.”112 Le 28 novembre 2005, le procureur de la CPI a indiqué que son bureau préparait une mission en Côte d’Ivoire pour début 2006.113

 



[97] Entretien de Human Rights Watch avec Simon Munzu, Abidjan, 24 septembre 2005.

[98] Entretien de Human Rights Watch avec un analyste militaire occidental, Abidjan, 10 octobre 2005.

[99] Entretiens de Human Rights Watch, Man, 5 octobre 2005, et Bouaké, 7 octobre 2005.

[100] Entretiens de Human Rights Watch avec un analyste militaire occidental et des responsables des Nations Unies, Abidjan, Septembre-Octobre, 2005.

[101] Entretien de Human Rights Watch avec Mamadou Togba, Bouaké, 7 octobre 2005.

[102] Entretien de Human Rights Watch avec Joël Mermet, Bouaké, 7 octobre 2005.

[103] Entretiens de Human Rights Watch, Man et Bouaké, Septembre-Octobre 2005.

[104] Entretiens de Human Rights Watch, Abidjan, 10 octobre 2005.

[105] Voir discussion dans “Côte d’Ivoire : la responsabilité pour les crimes graves commis contre les droits humains est décisive pour résoudre la crise,” Human Rights Watch Briefing Paper, Octobre 2004.

[106] Voir Human Rights Watch, “Un pays au bord du gouffre,” p. 37.

[107] Résolution 1572 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, 15 novembre 2004, S/RES/1572.

[108] Entretiens de Human Rights Watch avec des diplomates, des journalistes et des responsables des Nations Unies à Abidjan, Septembre-Octobre 2005, et à New York en novembre 2005.

[109] Entretiens de Human Rights Watch, Abidjan, Septembre-Octobre 2005.

[110] Entretiens de Human Rights Watch, Abidjan et New York, Septembre-Octobre, 2005.

[111] Cour Pénale Internationale, “Le greffier confirme que la République de Côte d’Ivoire a accepté la juridiction de la Cour,” Communiqué de presse de la CPI, 15 février 2005.

[112] Entretien de Human Rights Watch, Abidjan, 24 septembre 2005.

[113] Déclaration de Luis Moreno-Ocampo, Procureur de la Cour Pénale Internationale, Quatrième Session de l’Assemblée des Etats parties, 28 Novembre – 3 Décembre 2005, La Hague, 28 novembre 2005.


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