Le coût caché de la guerre en Syrie
pour les enfants handicapés

Par Emina Ćerimović
Photographies par Ali Haj Suleiman

La guerre syrienne, qui fait rage depuis 2011, a fait d'innombrables victimes et bouleversé la vie de millions de personnes. Les enfants handicapés ont été confrontés à des risques accrus lors des attaques. Les services essentiels dont ils ont besoin - dispositifs d'assistance, éducation, soins de santé et soutien psychosocial - ne sont pas disponibles, ou ont été perturbés par le conflit. Ils ont perdu des années de scolarité et sont victimes de discrimination et de stigmatisation dans leurs communautés. Les brimades sont courantes.

Human Rights Watch s'est entretenu avec six enfants handicapés et 22 parents et membres de leur famille en Syrie entre octobre 2020 et juin 2022. La plupart des enfants interviewés sont nés peu avant ou pendant le conflit. Leurs vies ont été très majoritairement façonnées par le conflit armé et la violence, les déplacements, la pauvreté et la dégradation des services essentiels et autres qui l'ont caractérisé.

Face à ces difficultés, les familles ont pris d'énormes mesures pour assurer la sécurité de leurs enfants et les soutenir. Les enfants et leurs familles sont déterminés à construire un avenir où les droits des personnes handicapées seront garantis et où ils auront accès aux soins de santé, aux dispositifs d'assistance, à une éducation inclusive et à un soutien psychosocial. Voici quelques-unes de leurs histoires.

Ibrahim

En 2018, Ibrahim et sa famille ont été contraints de quitter leur maison dans le gouvernorat d'Idlib alors qu'il avait deux ans. « Nous avons pris la décision de fuir et de quitter notre maison car nous ne pouvions plus le supporter », a déclaré son père. « [Il y avait] beaucoup de bombes et de frappes aériennes ; nos vies étaient en danger. »

La famille d'Ibrahim a été contrainte de fuir le conflit à plusieurs reprises. Ils vivaient sous une tente dans un camp de fortune à la frontière syrienne avec la Turquie, en octobre 2020, lorsque Human Rights Watch s’est entretenu pour la première fois avec le père d'Ibrahim. Lorsque Human Rights Watch s’est de nouveau entretenu avec le père en juin 2022 et a rencontré Ibrahim, ils n'avaient toujours pas pu retourner chez eux. Au lieu de cela, ils vivaient dans une maison louée dans une ville près de la frontière turque.

Ibrahim, qui a maintenant cinq ans, est atteint d'autisme et d'hyperactivité. Son père explique que le plus grand défi est le manque d'accès à l'éducation et à d'autres services, y compris des programmes pour les parents, qui les aideraient, lui et sa femme, à mieux soutenir Ibrahim.

Ibrahim est très attaché à son père, qui s'inquiète de la capacité de la famille à prendre soin du garçon et à favoriser son développement :

Il ne sait pas comment communiquer avec nous, nous ne savons pas comment communiquer avec lui, et il n'y a nulle part où chercher du soutien. Il est encore jeune, et il y a probablement quelque chose que nous pouvons faire... Je regarde mon enfant, et je ne sais pas comment le soutenir. Que puis-je faire ? Va-t-il grandir sans avoir accès à l'éducation ou à un soutien ?

Il est difficile pour Ibrahim d'interagir avec les autres enfants et il a été victime de harcèlement parce qu'il se comporte différemment. « Quand il sort dans la rue pour jouer avec d'autres enfants, il ne sait pas comment se comporter, et ils l'intimident beaucoup et le frappent », a déclaré son père.

Malgré le manque d'accès à l'éducation d'Ibrahim, « il essaie d'écrire, et j'étais tellement heureux pour lui qu'il puisse le faire », dit fièrement son père. L'éducation est très importante pour la famille et les parents d'Ibrahim rêvent qu'il ait accès à une éducation de qualité et inclusive. Malheureusement, alors que le conflit s'éternise, ce rêve reste insaisissable. « J'ai peur de ce qui se passera si Ibrahim n'a pas accès à une éducation et un soutien de qualité ».

Shahd

Avant le début de la guerre en 2011, Shahd et sa famille vivaient dans le village d'Al Hawash, dans la campagne de la ville de Hama. Son père, Ahmed (pseudonyme), travaillait et avait suffisamment de revenus pour subvenir aux besoins de la famille. Ahmed nous a raconté qu'en 2013, alors que Shahd n'avait que 2 ans, leur quartier a été attaqué par une bombe baril tombant à seulement 30 mètres de leur maison. Shahd dormait à ce moment-là et un fragment est passé près de sa tête, provoquant une perte d'audition et affaiblissant son nerf auditif, nous a dit son père.

À cause de la guerre, Ahmed a perdu son emploi et la famille a perdu sa maison. Depuis qu'elle a quitté Al Hawash, la famille a été déplacée à de multiples reprises, car elle a été contrainte de fuir les combats. Des personnels soignants ont dit aux parents de Shahd qu'elle avait besoin d'un implant cochléaire pour améliorer son audition, mais la famille n'en avait pas les moyens.

Shahd a maintenant 12 ans et souffre d'un handicap auditif. Ahmed a déclaré que sa femme et lui craignaient pour la sécurité de Shahd car elle ne peut pas entendre les frappes aériennes. « Ma femme et moi gardons un œil sur elle en permanence, et si nous entendons une attaque, nous devons aller physiquement la chercher pour l'emmener avec nous au refuge », a-t-il déclaré.

Les attaques soudaines et la nécessité de fuir ont psychologiquement affecté Shahd plus que ses cinq frères et sœurs. Son père a décrit ses réactions :

Chaque fois qu'il y avait une frappe aérienne, les enfants étaient terrifiés, et nous nous mettions à crier et à essayer de courir vers les abris et quand elle nous voyait dans cette situation, elle se mettait à pleurer. Maintenant, dès qu'il y a un imprévu, même si quelqu'un se précipite dans la maison, elle se met à pleurer.

Comme la guerre a duré presque toute la jeune vie de Shahd, elle n'a jamais été scolarisée et n'a eu que peu d'occasions d'apprendre la langue des signes en suivant des cours informels dispensés par une organisation humanitaire. Selon Ahmed, son manque d'éducation et de soutien continu a nui à son développement et à sa santé mentale :

C'est très dur pour elle ; elle grandit et veut être capable de s'expliquer et de dire ce qu'elle ressent ou ce dont elle a besoin. La plupart du temps, nous ne comprenons pas ce dont elle a besoin. Même les autres enfants de son âge ne la comprennent pas. Elle se met alors en colère et est frustrée parce que nous ne savons pas ce dont elle a besoin ou ce qu'elle veut.

Lorsque Human Rights Watch s’est entretenu avec Ahmed pour la première fois en octobre 2020, la famille vivait dans un camp de déplacés internes de Kafar Houm, dans le nord-ouest de la Syrie, où elle luttait pour obtenir des soins de santé, un appareil auditif et une éducation pour Shahd. Lorsque Human Rights Watch s’est entretenu avec Ahmed en juin 2022, après que sa famille ait déménagé à Azaz, à Alep, Shahd avait commencé à aller à l'école de son frère une fois par semaine « juste pour passer le temps ». Il a déclaré qu'elle n'apprenait rien en raison de l’absence d’enseignants qualifiés, et qu’il craignait qu'elle ne grandisse sans éducation.

 

Shahd est heureuse en compagnie de ses frères, mais elle se sent isolée des autres enfants, incapable d'aller à l'école et d'accéder aux services qui l'aideraient à s'exprimer et à comprendre les autres. « Cela a eu un impact sur sa vie sociale », a déclaré Ahmed. « On la voit isolée des autres enfants. Elle ne se mêle pas aux enfants de son âge, elle ne joue pas avec eux. »

Shahd aime dessiner et elle est également bonne dans d'autres matières. « Elle est brillante : elle fait des opérations arithmétiques, son écriture est excellente, et elle est une bonne peintre », dit son père.

« J'espère que les enfants [handicapés] recevront l'attention dont ils ont besoin, que les organisations humanitaires [seront en mesure de] soutenir les enfants », poursuit-il. « [Les enfants] sont les bâtisseurs de notre avenir ».

Ghaith

Ghaith a 13 ans et souffre d'un handicap visuel. Lui, sa mère et ses deux frères et sœurs ont été contraints de fuir leur maison dans le gouvernorat d'Idlib à de nombreuses reprises à cause de la guerre. Cependant, la famille est finalement rentrée chez elle au moment de l'entretien, en juin 2022. Sa mère assure le soutien financier de famille depuis que son père a été détenu en avril 2012.

Ghaith est le seul enfant handicapé inclus dans nos recherches à être scolarisé. Mais ça n’a pas été facile. Pour lui, le fait de fuir des attaques à plusieurs reprises et les déplacements ont rendu difficile le fait de rester à l'école. « Chaque fois que nous devions fuir la région, il perdait la majeure partie de l'année [scolaire], parfois jusqu'à 9 ou 10 mois, et nous devions alors recommencer à zéro », a témoigné sa mère.

L'interruption de l'éducation de Ghaith est une expérience vécue par de nombreux enfants syriens. Mais Ghaith a rencontré d'autres obstacles en raison de son handicap. Selon la famille, il était souvent incompris, rejeté ou malmené par ses camarades et même par les enseignants. Mais sa mère n'a jamais cessé de se battre pour son fils. Lorsque les enseignants d'une école ont proposé de placer Ghaith dans une classe inférieure avec des enfants plus jeunes, elle a refusé. « Mon enfant n'est pas stupide, c'est un garçon intelligent, mais c'est le genre de problème auquel nous sommes confronté », a-t-elle déclaré.

Ghaith a également exprimé sa tristesse à ce sujet :

L'enseignant m'a fait passer dans une classe inférieure à cause de mon écriture, mais je ne vois pas [assez] bien pour être capable d'écrire [rapidement]. Je ne veux pas qu'ils continuent à me faire passer à une classe inférieure ; je veux rester dans ma classe. Ils devraient être patients et me laisser plus de temps pour écrire.

Sa mère a déclaré à Human Rights Watch que son école actuelle est « plus tolérante » et qu'elle a trouvé des moyens de soutenir Ghaith, notamment en désignant une personne pour écrire à sa place et en s'appuyant sur la communication orale pour l'aider à apprendre. Les matières préférées de Ghaith sont les mathématiques et l'arabe, et il espère devenir un jour professeur d'arabe, comme son père.

Sa mère est fière de la réussite de Ghaith mais reste préoccupée par son avenir :

Il a d'excellentes notes aux oraux ; il est travailleur et mémorise beaucoup…

J'espère seulement que [ses professeurs] pourront l'aider à terminer ses études. Je ne veux pas gâcher son avenir parce qu'il a un handicap visuel. Si Ghaith obtient le soutien dont il a besoin, son avenir changera radicalement. Tout d'abord, il pourra poursuivre ses études et être plus autonome et indépendant. Il ne se sentira pas faible parmi ses amis. Aujourd'hui, il a l'impression d'être différent des autres ; il se sent inférieur.

Le handicap de Ghaith a fait de lui la cible de brimades, tant à l'école qu’au sein d’une mosquée locale. Le harcèlement de son fils par les autres enfants est difficile à supporter pour sa mère :

Le plus dur, c'est d'être témoin des brimades des autres enfants. Il a également cessé d'aller à la mosquée à cause de [ces brimades]. Ils lui font remarquer qu'il porte des lunettes et disent des mots qu'un enfant ne peut pas supporter. La même chose se produit à l'école.

Lorsqu'on lui demande ce qu'il souhaite changer pour lui et les autres enfants handicapés en Syrie, Ghaith répond qu'il faut mettre fin aux brimades de la part de sa communauté. « [Les gens] ne doivent pas intimider les autres, [y compris] ceux qui sont aveugles. »


 

Plus d'informations sur le travail de Human Rights Watch en Syrie »

Plus d'informations sur le travail de Human Rights Watch sur les droits des personnes handicapées »

En savoir plus sur le travail de Human Rights Watch sur les droits des enfants »