Africa - West

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    IV. AUTODÉFENSE AU BURUNDI

En octobre 1993, le Président Melchior Ndadaye, un Hutu élu de façon libre et juste quelques mois auparavant, fut assassiné par des militaires tutsi. Dans les semaines de violence qui ont suivi, des milliers de civils prirent les armes. Dans certains cas, ils se sont protégés, ils ont protégé leurs familles et leurs quartiers, coopérant par delà les divisions ethniques et politiques. Mais le plus souvent, des groupes de Hutu et de Tutsi ont, sous le couvert de l'autodéfense, attaqué des membres de l'autre groupe. Les Hutu ont souvent agi en suivant les ordres des chefs politiques hutu ou des autorités administratives hutu et les Tutsi ont souvent attaqué sous ordre des militaires tutsi ou des responsables civils tutsi. Des dizaines de milliers de civils, tant hutu que tutsi, ont péri dans ces attaques ainsi que lors de tueries ultérieures délibérément perpétrées par des soldats de l'armée burundaise à majorité tutsi.5

Du début 1994 à juillet 1996, plusieurs gouvernements bi-ethniques et multipartites ont successivement essayé de résoudre les différences fondamentales concernant la gestion du pays. Ils ont échoué. Durant cette période, la plupart des groupes d'autodéfense ont cessé leurs activités mais quelques-uns se sont organisés en milices à base ethnique qui ont sporadiquement entretenu la violence de la fin 1993. Les milices tutsi basées dans la capitale et dans d'autres zones urbaines (par exemple, les Sans Echecs ou les Sans Défaites) ont bloqué les initiatives gouvernementales en réduisant la vie urbaine au point mort à travers des opérations dites villes mortes. Tout au long de 1995 et 1996, ces milices ont chassé un grand nombre de civils hutu de Bujumbura et d'autres zones urbaines et ont également vaincu des groupes armés de jeunes Hutu, parfois avec l'aide de l'armée. Certains membres des forces armées burundaises ont formé des milices tutsi ou leur ont fourni des armes à feu, des munitions et des grenades. En échange, ils comptaient sur ces milices pour avancer leurs propres intérêts politiques et personnels ainsi que leur programme ethnique.

Le commandant Pierre Buyoya prit le pouvoir lors d'un coup militaire en juillet 1996, promettant de restaurer l'ordre. Il prit le contrôle des milices tutsi, en partie en incorporant nombre de leurs membres dans l'armée. Les Tutsi les plus radicaux protestèrent contre la signature de l'Accord d'Arusha et tentèrent de faire renaître la milice Puissance Autodéfense Amasekanya, mi-2000 mais les autorités emprisonnèrent rapidement certains des organisateurs et la tentative tourna court.

Les patrouilles

Après avoir réussi à mettre un terme à l'activité des milices, le gouvernement s'est révélé incapable de supprimer les larges mouvements rebelles hutu, les FNL et les FDD, qui se sont renforcés après l'accession au pouvoir de Buyoya. Début 1997, les FDD se sont déplacées vers les provinces du sud, celles de Bururi et Makamba, pénétrant même dans Rutovu, la commune natale de Buyoya et d'autres membres de l'élite militaire. Le gouvernement lança alors un programme d'autodéfense civile que le Colonel Epitace Bayaganakandi, alors Ministre de l'Intérieur, a décrit comme une initiative volontaire et spontanée des populations locales pour assurer leur propre protection.6 Mais dans de nombreuses communautés, les autorités ont forcé les résidents locaux à se joindre aux patrouilles de nuit, habituellement accompagnés par des soldats mais parfois seuls. Dans certaines régions du pays, la plupart ou tous les adultes hutu de sexe masculin ont dû participer mais les Tutsi étaient souvent exemptés. Les Hutu qui avaient de l'argent ou des liens avec les autorités ont aussi pu échapper à ce lourd travail. Ceux désignés pour servir n'ont reçu aucune indication sur la durée de leur participation. Selon des témoins des provinces de Cibitoke, Muramvya, Kayanza et Karuzi, quiconque refusait de remplir cette tâche, après avoir été désigné par les administrateurs pour le faire, était puni par les autorités, soit par des coups, soit par des amendes ou par un emprisonnement de courte durée. Ceux qui résistaient encouraient aussi le risque d'être accusés de soutien à la rébellion, une accusation pouvant conduire à de longues périodes en prison ou même à une exécution sommaire. Selon des témoins de Cibitoke, même ceux qui participaient régulièrement pouvaient recevoir des coups ou des amendes (pouvant aller jusqu'à 5 000 Francs burundais, soit U.S.$6) s'ils manquaient une nuit de patrouille ou s'ils s'assoupissaient lors de leur garde. Les participants patrouillaient en général sans armes ou simplement avec des armes traditionnelles.7

Formation au maniement des armes pour les Tutsi

En réponse à des demandes d'actions supplémentaires de la part de politiciens tutsi radicaux, les autorités militaires ont lancé une autre composante du programme d'autodéfense.8 Elles ont invité des Tutsi à des sessions de formation au maniement des armes à feu. Un observateur perspicace a décrit cette partie du programme d'autodéfense civile comme "un désordre organisé" destiné à limiter la formation aux seuls Tutsi. L'information sur les sessions se faisait par le bouche à oreille plutôt que par annonce publique. Lors de l'une des rares occasions où un Hutu a appris l'existence d'une session et essayé de s'y rendre, l'entrée lui a été refusée. Les femmes comme les hommes participaient à ces cours qui avaient lieu l'après midi ou le samedi matin.9 Le programme opérait principalement en zones urbaines. Après avoir débuté à Bujumbura en 1997, il gagna un peu plus tard d'autres zones urbaines comme Gitega. Des Tutsi auraient aussi été formés dans plusieurs communes rurales à Bururi.10

Lors d'entretiens avec les enquêteurs de Human Rights Watch, les autorités militaires ont reconnu que les sessions avaient commencé dès le début de l'année 2000 mais ont aussi cherché à minimiser leur importance. Ces autorités ont également rejeté l'accusation selon laquelle l'armée aurait distribué des armes à feu aux Tutsi qui participaient à ces sessions. Elles ont affirmé que la plupart des participants possédaient déjà leurs propres armes avant de participer à ces cours. Elles ont également déclaré que le gouvernement agissait fort à propos en formant les détenteurs d'armes à une utilisation raisonnable de leurs armes à feu, réduisant ainsi la probabilité de blessures ou morts par accident.11 Les Tutsi qui avaient reçu la formation pouvaient la mettre en pratique en patrouillant dans leurs propres quartiers s'ils le jugeaient nécessaire mais ils n'étaient pas apparemment contraints à le faire.

Bien que la loi exigeât l'enregistrement des armes, de nombreux Tutsi n'ont pas obtenu les autorisations nécessaires pour les armes qu'ils possédaient et gardaient chez eux. La plupart ont supposé que les autorités ne prêteraient pas attention à de telles négligences, ce qui fut effectivement le cas. Ceux qui ont reconnu, lors des sessions de formation, posséder des armes non enregistrées, n'ont apparemment subi aucune sanction.12 Beaucoup moins d'Hutu ont osé prendre le risque de ne pas déclarer les armes à feu en leur possession, craignant que la découverte de telles armes ne les conduise à être accusés d'être en réalité des rebelles.13

Les formations à l'usage des armes conduites par des soldats burundais pour des Tutsi sélectionnés, la tolérance à l'égard des armes détenues par les Tutsi et les patrouilles par des Tutsi armés de leurs propres quartiers - seuls ou en compagnie de soldats - ont conduit les hommes politiques hutu à avancer que l'armée mobilisait des civils tutsi pour la défense exclusive de leur propre groupe ethnique.14

"Gardiens de la Paix"

Menacées par l'avancée des rebelles dans la province de Citiboke, les autorités militaires sont allées un pas plus loin avec le programme "d'autodéfense" en organisant des groupes armés de Hutu, sous le contrôle de l'armée. Les autorités militaires ont recruté d'anciens rebelles qui avaient été capturés ou s'étaient rendus ainsi que des résidents locaux qui avaient accompli un bon travail dans les patrouilles. La plupart des participants avaient entre quinze et trente ans et étaient simplement désignés par le terme "les jeunes" ou dans la version kirundi du français, par les "abajeunes". Selon des participants et d'autres témoins locaux, "les jeunes" travaillaient en lien étroit avec les soldats, particulièrement lors des patrouilles dans la forêt de Kibira où se trouvait un nombre non négligeable de bases rebelles. Ils recevaient généralement une formation militaire d'un mois environ dispensée par les officiers de l'armée burundaise et étaient autorisés à utiliser des armes à feu lorsqu'ils étaient en service. Certains d'entre eux sont restés dans des postes militaires, à la fois pour assurer des services tels que la cuisine ou la corvée d'eau, au profit des soldats mais aussi pour être protégés contre les représailles des rebelles.15 Lorsque l'activité rebelle dans la région a diminué, "les jeunes" furent tenus pour responsables, en bonne partie, de ce succès. Suite à cela, les autorités militaires établirent des groupes similaires dans la province voisine de Kayanza où environ soixante-dix paramilitaires travaillaient dans chacune des trois communes bordant la forêt de Kibira, Kabarore, Muruta et Matongo. A plusieurs reprises en 2001, sur la route principale en direction de Kayanza longeant la forêt, des voyageurs ont vu des civils armés, par groupes de vingt, se déplacer sur cette route, probablement se rendant chez eux après avoir passé la nuit à patrouiller dans la forêt. De plus, les paramilitaires à Kayanza ont aussi servi de gardiens dans les camps pour personnes déplacées à l'intérieur du pays.16

Avec l'avance des FDD dans le sud du Burundi en 1997, les autorités militaires ont commencé à organiser des groupes paramilitaires armés dans les communes de Rumonge, Buyengero et Burambi, dans la province de Bururi et plus tard, dans les communes de Nyanza Lac, Vugizo, Mabanda, Kibago et Kayogoro, dans la province de Makamba ainsi que dans plusieurs communes de la province de Rutana. Connus initialement sous le même nom de abajeunes, ils furent ensuite renommés Gardiens de la Paix. Regroupant plus de trois mille membres, ils ont commencé à jouer un rôle majeur dans la lutte contre les rebelles.17

5 Commission internationale d'enquête sur les violations des droits de l'homme au Burundi depuis le 21 octobre 1993, "Rapport final", (Paris, juillet 1994) pp. 90, 92, 103, 148, 161, 179.

6 Human Rights Watch, Les civils pris pour cible: une guerre civile par personnes interposées au Burundi, New York, 1998, p. 116.

7 Entretiens conduits par Human Rights Watch, Bujumbura, 11 décembre 2000 ; Human Rights Watch, Les civils pris pour cible, p. 116.

8 Human Rights Watch, Les civils pris pour cible, p. 115.

9 Entretien conduit par Human Rights Watch, Bujumbura, 12 décembre 1999.

10 Entretiens conduits par Human Rights Watch, Bujumbura, 12 décembre 1999 et Gitega, 7-8 juin 2000 ; Human Rights Watch, Les civils pris pour cible, p. 114.

11 Entretiens conduits par Human Rights Watch, Bujumbura, 12 décembre 2000 et 14 juin 2001 ; Human Rights Watch, Les civils pris pour cible, p. 115.

12 Entretien conduit par Human Rights Watch, Bujumbura, 15 juin 2001.

13 Entretien conduit par Human Rights Watch, Bujumbura, 15 février 2000.

14 Entretien conduit par Human Rights Watch, Bujumbura, 15 juin 2001.

15 Entretien conduit par Human Rights Watch, Bujumbura, 11 décembre 2000.

16 Entretiens conduits par Human Rights Watch, Bujumbura, 18 mai 2000 et 7 février 2001 ; Kayanza, 24 août 2000 ; observation Human Rights Watch, 9 septembre 2001.

17 Entretiens conduits par Human Rights Watch, Bujumbura, 17 octobre 2000 et juin 2001.

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