III. Responsabilités officielles, peur et vengeance

Empêcher et punir les agressions contre les citoyens constituent des devoirs fondamentaux de l’Etat, essentiels pour un Etat de droit. Les autorités rwandaises ont des difficultés particulières à accomplir ces devoirs du fait que le pays a connu récemment les violences du génocide et parce que les rescapés et les criminels — ou ceux qui sont accusés de crimes – vivent à proximité les uns des autres.

Tous les observateurs conviennent que bon nombre de rescapés du génocide et d’autres personnes impliquées dans le processus des gacaca, comme les juges ou les témoins, ont été victimes de harcèlement et, pour certains, ont été blessés ou tués. Les évaluations du nombre des victimes varient considérablement, en partie du fait que beaucoup de cas présentent différentes interprétations possibles quant aux mobiles du crime.32 Interrogé par un journaliste à propos d’une évaluation du nombre de victimes s’élevant à 160 rescapés du génocide tués depuis 2000, Andrew Rwigamba, le Commissaire Général de la Police Nationale, s’exprimant en direct à la radio le 3 décembre 2006, a d’abord confirmé ce chiffre. Quelques instants plus tard il s’est cependant corrigé, affirmant qu’à sa connaissance, ce chiffre n’était pas exact. Au cours de la même émission de radio, le ministre de la Sécurité intérieure, Cheikh Moussa Fazil Harerimana, a déclaré que selon des statistiques officielles il y avait eu 35 atteintes à la vie de rescapés du génocide en 2006, mais que seul 7 d’entre eux avaient été tués. Ce chiffre est considérablement inférieur à celui de 16 mentionné alors dans la presse.33

Le gouvernement rwandais a réagi aux agressions, menaces et harcèlement de rescapés et d'autres personnes impliquées dans le processus des gacaca en prévenant à plusieurs reprises que les personnes coupables de ces crimes seraient sévèrement punies.34 Dans plusieurs cas, des suspects ont été arrêtés, jugés et condamnés. A la mi 2006, le gouvernement a également mis en place un bureau de protection des témoins. Selon un procureur général adjoint, le bureau avait, jusqu’au mois d’octobre, enregistré 26 plaintes pour menaces ou actions hostiles contre des témoins  et il en avait « résolu » 10.  Le travail a été ralenti du fait que le bureau était centralisé à Kigali. Un problème que le service pense traiter avec la mise en service d’une ligne téléphonique gratuite.35  

Les organisations de rescapés réclament une protection encore plus importante, et elles insistent dans leurs déclarations et dans la presse sur le fait que leur sécurité n’est pas assurée.36 Comme l’a dit à des autorités un rescapé du génocide de Rukumberi en direct lors d’une récente émission de radio, les rescapés n’allaient plus « sortir leurs cous pour se les faire trancher. » Il a poursuivi : « Il n’est plus question pour les gens d’attendre de se faire massacrer jour après jour. »37 Ailleurs au Rwanda on rapporte que des rescapés ont décidé d’agir pour leur propre défense, y compris en se vengeant des individus présumés coupables d’agressions contre des rescapés.38

En plus de la protection des rescapés du génocide, le gouvernement doit aussi assurer l’ordre et faire appliquer la loi de façon équitable pour tous les Rwandais. Après les massacres de Rukumberi, les autorités ont envoyé des soldats pour rétablir le calme et organiser eux-mêmes des réunions avec les habitants. Ces mesures semblent avoir rassuré les rescapés et les habitants de Mugwata.

Cependant, certains habitants de Mugwata n’ont pas ressenti comme aussi efficaces et impartiales les mesures prises par la police pour identifier et arrêter les personnes tenues pour responsables des meurtres en représailles et d’autres violences. Les habitants de Mwulire n’ont pas non plus été rassurés par la réaction de la police aux exécutions extrajudiciaires présumées.

Les policiers doivent enquêter sur tous ceux qui sont accusés d’avoir participé aux meurtres. De plus, les autorités de la police nationale doivent autoriser une enquête indépendante et impartiale sur la mort des trois suspects, décédés alors qu’ils étaient en garde à vue, quelques heures après avoir été appréhendés. Des procès équitables, selon les normes internationales de procès légal, doivent se tenir pour tous ceux contre lesquels il existe des preuves sérieuses de culpabilité.

S’assurer que l’Etat de droit est appliqué dans des incidents tels que ceux de Rukumberi et de Mwulire est décisif, mais cela ne représente pas toute l’étendue de la responsabilité officielle à l’égard de la sécurité des Rwandais. Les agents gouvernementaux portent aussi la responsabilité des politiques et des pratiques qu’ils instituent et qui affectent l’environnement dans lequel agissent les citoyens. Ainsi l’interprétation officielle des menaces contre les rescapés et d’autres personnes impliquées dans le processus des gacaca affecte les perceptions : elle peut influencer les actions de ceux qui craignent d’être agressés et aussi de ceux qui croient qu’ils sont injustement considérés comme de possibles auteurs de ces agressions.

A partir de 2004, les responsables du gouvernement ont souvent affirmé que les agressions contre des rescapés et d’autres personnes impliquées dans le processus des gacaca étaient motivées par « l’idéologie génocidaire. »39 Avant même que l’explication de « l’idéologie génocidaire » ne soit devenue prédominante dans le discours officiel, certains rescapés ont exprimé des craintes quant à une répétition possible du génocide. En raison de fréquentes déclarations officielles selon lesquelles il faut encore craindre de telles idées, les rescapés ont encore plus peur. On leur rappelle continuellement que leur existence même, en tant que membres du groupe ethnique Tutsi, peut suffire à les exposer à nouveau à être blessés et tués.40 

L’hypothèse selon laquelle des idées génocidaires sont à la base des agressions contre des rescapés et d’autres personnes impliquées dans le processus des gacaca – une hypothèse souvent faite en l’absence de preuves objectives établies par des enquêtes de police – augmente aussi les craintes chez les Rwandais appartenant à l’ethnie Hutu. Etant donné que les criminels du génocide étaient Hutu (à quelques exceptions près), ce sont les Rwandais de ce groupe qui ont peur d’être injustement accusés de tous les crimes actuels supposément motivés par des idées génocidaires ou par le désir d’échapper à la justice pour des crimes génocidaires commis par le passé.  Les meurtres en représailles commis à Rukumberi et le sentiment que la police n’avait pas enquêté soigneusement sur ces crimes, ni sur les meurtres des suspects détenus par la police, renforce les craintes des Hutu qu’ils ne puissent pas obtenir justice quand des crimes sont commis contre eux. Par ailleurs, ils craignent d’être accusés et punis pour des crimes qu’ils n’ont pas commis.41

Les déclarations sur la persistance de l’existence de « l’idéologie génocidaire » semblent être en contradiction avec un autre thème officiel – selon lequel le Rwanda est en bonne voie vers la réconciliation. Ce qui implique apparemment que les idées génocidaires soient en voie de disparition.

A la suite des meurtres à Rukumberi et Mwulire, pourtant, certains responsables ont paru tempérer l’affirmation selon laquelle « l’idéologie génocidaire » est derrière les agressions contre les rescapés. Dans l’émission de radio du 3 décembre mentionnée ci-dessus, le Commissaire Général de la Police Nationale Rwigamba a déclaré que les rescapés exagéraient parfois le nombre de leurs compagnons tués pour des raisons liées au génocide, remarquant que des rescapés du génocide pouvaient aussi être tués pour d’autres raisons, comme des litiges commerciaux ou des conflits portant sur la terre ou le bétail. Il a ajouté que des rescapés pouvaient même être tués alors qu’ils étaient en train de commettre un crime. Il a déclaré : « Ce sont des Rwandais comme les autres. Le seul fait qu’ils sont des rescapés du génocide ne signifie pas qu’il n’y a pas de mauvais éléments parmi eux. »42

Dans la même émission de radio, le ministre de la Sécurité intérieure Cheikh Moussa a de nouveau désigné « l’idéologie génocidaire » comme le motif qui avait poussé Habinshuti à tuer le rescapé Murasira, mais il a ensuite mis en garde les auditeurs contre le fait de vouloir se faire  justice soi-même. Une mise en garde reprise par le Commissaire Général de la Police Nationale Rwigamba. Le ministre Harerimana a spécifié qu’une personne en danger avait le droit de se défendre mais que les meurtres motivés par la vengeance étaient inacceptables et illégaux.43

Deux semaines plus tard environ, dans une autre émission de radio, la Secrétaire exécutive du Service National des juridictions Gacaca, Domitille Mukantaganzwa, a souligné que les meurtres du rescapé du génocide et du juge gacaca étaient des affaires complexes et pouvaient bien avoir été motivées par plusieurs raisons, par exemple de mauvaises relations au sein d’une famille et de mauvaises relations entre villages, aussi bien que par des raisons liées aux procédures des juridictions gacaca . Modérant les propos d’autres responsables selon lesquels Habinshuti aurait agi poussé par une « idéologie génocidaire », Mukantaganzwa a déclaré que depuis sa libération, il s’était intégré avec succès à la communauté et qu’il avait même essayé de faciliter le travail de la juridiction gacaca.44

Cependant, à la fin du mois de décembre, ces appréciations plus nuancées des relations entre les rescapés et les autres Rwandais ont été éclipsées par des déclarations réitérant l’importance de « l’idéologie génocidaire » à la réunion annuelle du « Dialogue national » des autorités administratives et politiques locales et nationales. Dans une discussion sur les agressions contre des rescapés et d’autres personnes impliquées dans le processus des gacaca, le gouverneur de la province du nord, Boniface Rucagu, a évoqué la nécessité d’éradiquer la « mauvaise » idéologie.  Le président Kagamé a déclaré que des agressions préparées ou imminentes telles que celles commises contre les rescapés, étaient inévitablement connues d’un cercle de personnes en plus du criminel, et qu’elles impliquaient sûrement des dirigeants de communautés et des voisins. Les participants à la réunion ont demandé que les dirigeants locaux, les voisins des criminels et les témoins soient tenus pour responsables des agressions contre des rescapés dans leurs communautés.45

Etant donné les craintes et les suspicions soulevées par les meurtres récents, il est de la plus grande importance que les autorités gouvernementales fassent appliquer la loi complètement et de façon impartiale. Il est également important qu’ils ne présument pas des motivations des agressions, en particulier lorsque cela aboutirait nécessairement à désigner un groupe comme auteur des abus.  De plus, toute mesure prise pour tenir légalement pour responsables d’autres personnes que les auteurs directs des crimes doit  respecter pleinement les principes et les limites du droit rwandais et international en matière de droits humains.



32 Bureau du Département d’Etat des USA pour la Démocratie, les Droits humains et le Travail : “Country Reports on Human Rights Practices – 2005: Rwanda”, 8 mars 2006, http://www.state.gov/g/drl/rls/hrrpt/2005/61587.htm (consulté le 19 décembre 2006); Cheikh Moussa Fazil Harerimana, ministre de la Sécurité intérieure, Radio Contact FM, 3 décembre 2006; Paul Ntambara, “Genocide Survivor hacked to Death,” The New Times  (où il est dit que 16 rescapés sont morts en 2006); Benoît Kaboyi, secrétaire exécutif de l’association IBUKA, communiqué de presse sur les agressions contre des rescapés du génocide diffusé sur Radio Rwanda, 5 décembre 2006, 6:30 p.m.

33 Commissaire Général de la Police Nationale Andrew Rwigamba et ministre de la Sécurité intérieure Cheikh Moussa Fazil Harerimana, Radio Contact FM, 3 décembre 2006.

34Voir, par exemple, la déclaration de Mary Gahonzire, la Commissaire de Police  adjointe chargée des opérations, sur Radio Rwanda, 16 janvier 2005

35 Présentation du procureur général adjoint, réunion de la Ligue pour la défense des droits de la personne dans les Grands Lacs (LDGL), Kigali, 31 octobre 2006.

36 Un exemple récent en est le communiqué de presse de Ibuka, signé par le Secrétaire exécutif Benoît Kaboyi, lu à Radio Rwanda, 6:30 pm, 5 décembre 2006.

37 Dominique Rwumushema, reconnu comme un rescapé du génocide de Rukumberi, émission de la radio Contact FM sur la sécurité, 3 décembre 2006.

38 Entretiens téléphonique de Human Rights Watch avec un travailleur religieux sur le terrain, 16 décembre 2006 et avec une rescapée, 13 janvier 2007.

39 Bien qu’utilisé avant 2004, le terme « idéologie génocidaire » a revêtu une grande importance après son emploi dans un rapport d’une Commission Parlementaire de 2004. Le rapport listait des centaines de cas de « idéologie génocidaire » mais ne définissait pas le terme. République Rwandaise, Rapport de la Commission Parlementaire ad hoc créée en date du 20 janvier 2004 par le Parlement, Chambre des Députés, chargée d’examiner les tueries perpétrées dans la province de Gikongoro, l’idéologie génocidaire et ceux qui la propagent partout au Rwanda, accepté par l’Assemblée Nationale le 30 juin 2004; Mary Gahonzire, Commissaire de Police  adjointe chargée  des opérations sur Radio Rwanda, 16 janvier 2005.

40 Déclarations de nombreux rescapés du génocide demandeurs d’asile à l’extérieur du Rwanda, présentées aux chercheurs de Human Rights Watch.

41 Entretiens de Human Rights Watch avec des habitants et un responsable local, Rukumberi,  27 novembre et 8 décembre 2006. Des craintes similaires ont été exprimées dans un entretien de Human Rights Watch avec un juge gacaca à Sake, une communauté proche de Mugwata, 7 décembre 2006.

42Commissaire Général de la Police Nationale,  Andrew Rwigamba, Radio Contact FM, 3 décembre 2006.

43 Ministre de la Sécurité intérieure Cheikh Moussa Fazil Harerimana et Commissaire Général de la Police Nationale Andrew Rwigamba, Radio Contact FM, 3 décembre 2006.

44 Domitille Mukantaganzwa, Secrétaire exécutive du Service National des juridictions Gacaca , parlant à “Chronique Inkiko Gacaca,” Radio Rwanda, 16 décembre 2006.

45 Magnus K. Mazimpaka, “Sterner Measures adopted for survivors’ murders,” The New Times, 21 décembre 2006.