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Abus commis à l’encontre de patients

Complicité de certains fournisseurs de soins dans des actes de torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants

Par Joseph Amon

En 2002, Human Rights Watch a révélé l'existence d'un réseau d'établissements psychiatriques chinois où les dissidents étaient internés avec des aliénés mentaux. Une « patiente », Tan Guihua, arrêtée le 12 septembre 1999 a été envoyée à l'hôpital psychiatrique de Jiaozhou dans la province de Shandong au seul prétexte qu'elle pratiquait le Falun Gong, méthode de méditation spirituelle. Devant son refus de renoncer à ses croyances, elle a été à plusieurs reprises torturée par du personnel médical usant de la thérapie par électrochocs, et lui faisant ingérer de force des neuroleptiques.[i]

L'attention de la communauté des droits humains quant à la complicité des médecins et des autres personnels soignants en termes de torture ou de traitements cruels et inhumains a généralement porté sur des cas similaires à ceux de Tan Guihua et d'autres prisonniers politiques internés en centres de détention, le cas le plus célèbre étant le « procès des médecins » Nazis de Nuremberg en 1946-47. Plus récemment, la participation de psychiatres et de psychologues militaires américains aux « Équipes de consultation en science du comportement » afin de développer des techniques d'interrogatoire et de fournir des retours d'information aux interrogateurs du centre de détention de Guantanamo Bay n'est pas passée inaperçue, suscitant de nombreuses controverses.

Toutefois, la torture et les traitements cruels, inhumains ou dégradants infligés par des fournisseurs de soins ne s'arrêtent pas aux seuls prisonniers politiques ou aux techniques de lutte antiterroriste. De plus en plus, la participation du personnel médical à ce type d'abus au sein d'établissements médicaux ou de centres de réhabilitation ne manque pas d'attirer l'attention. Dans des établissements de soins, des centres de détention juvéniles, des orphelinats, des centres de désintoxication, et des centres dits de réhabilitation sociale, des fournisseurs de soins refusent de manière injustifiée, discriminatoire ou arbitraire tout traitement ou début de traitement, infligeant ainsi, délibérément ou par négligence, d'extrêmes douleurs ou souffrances sans aucun motif médical légitime. Au regard des politiques d'État en matière de santé, ces actions ou inactions, peuvent être conformes, contraires ou mises en place en compensation de l'absence de dispositions. Le cas échéant, elles peuvent être assimilées à une torture ou à des traitements cruels, inhumains ou dégradants (TCID), auquel cas le fournisseur de soins et l'État doivent pouvoir en répondre.

Bien qu'une définition précise des TCID reste à spécifier, la possibilité de TCID infligés au sein d'établissements de santé a été clairement anticipée. Le pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), premier traité international à évoquer explicitement la torture et les TCID, stipule à l'article 7, que « nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. En particulier, il est interdit de soumettre une personne sans son libre consentement à une expérience médicale ou scientifique. » L'article 16 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Convention contre la torture), et les interprétations qui en sont faites par la Cour européenne des droits de l'homme et le rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture et autre peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants suggèrent, qu'au minimum, les TCID soient assimilés à un « acte qui provoque volontairement de graves souffrances mentales ou physiques et qui, dans une situation particulière ne se justifie pas ».[ii] Le rapporteur spécial, Manfred Nowak, recommande que l'on distingue les TCID de la torture en ce sens que les TCID sont susceptibles de survenir en dehors de toute action délibérée ou de négligence.[iii]

Le code d'éthique des fournisseurs de santé interdit également de manière identique à tous les prestataires toute forme de participation à des actes de torture ou de TCID. Dans sa déclaration de Tokyo, l'Association médicale mondiale condamne expressément toute participation d'un médecin à des actes de torture, des traitements cruels, inhumains ou dégradants, ou « tout acte visant à diminuer l'aptitude de la victime à résister au traitement ».[iv] Selon le serment d'Hippocrate, les médecins doivent traiter tous les patients au mieux de leurs capacités, respecter la confidentialité et s'abstenir « de tout mal et de toute injustice ».

En dépit de ces déclarations et serments, et des appels à la constitution d'un « Tribunal médical international » permanent destiné à poursuivre le personnel médical qui viole les droits humains, la participation complice de fournisseurs de soins à des actes de torture ou de TCID est couramment rapportée, les États et les associations professionnelles ayant montré peu d'intérêt ou de capacité à en garantir le recensement. Au regard de pratiques médicales spécifiques, les cours font traditionnellement preuve de déférence envers « l'expertise » médicale ou éprouvent quelques réticences à examiner des actions en justice de même nature quant à une pratique médicale appropriée. Les organismes internationaux de défense des droits humains comme la Cour européenne des droits de l'homme ont eu parfois à se prononcer sur la qualification de certains actes commis par des médecins praticiens de torture ou de TCID.

Comment cette situation peut-elle être remédiée ?

Reconnaître que les abus commis à l'encontre de patients constituent des actes de tortures ou des traitements cruels, inhumains ou dégradants

Human Rights Watch a relevé de très nombreux abus commis à l'encontre de patients ou de personnes sous surveillance médicale, notamment la pratique forcée d'examens anaux et vaginaux, la mutilation génitale féminine et la pratique d'avortement dans des conditions ne garantissant pas la sécurité sanitaire, de soins palliatifs, et de traitement de la toxicomanie. Même si ces abus sont parfois assimilés à des actes de torture ou à des TCID, trop souvent le déni de soins qui engendre des actes de torture ou des TCID fait l'objet d'une interprétation plus étroite par la communauté des droits humains et par la communauté médicale, et ne sont qualifiés dans ces cas que d'abus contraires au « droit à la santé ». Cette interprétation situe les abus dans un contexte de forte sollicitation de l'Etat, mais ne tient pas suffisamment compte de l'obligation absolue des États de protéger toute personne contre des actes de torture et de TCID. Par conséquent, les fournisseurs de santé, leurs associations professionnelles et les acteurs internationaux des droits humains n'agissent que trop rarement pour faire cesser les abus commis par les fournisseurs de santé et pour en finir avec des politiques d'État abusives.

Le premier pas en faveur de la prise en compte de ces abus consisterait pour les avocats spécialisés en droits humains, les praticiens médicaux et les associations à définir en quoi le comportement du praticien et les politiques d'État en matière de santé peuvent constituer des actes de torture ou de TCID. Plusieurs exemples tirés de l'étude diligentée par Human Rights Watch sont exposés à la suite.

Examens anaux et vaginaux forcés

Les examens anaux réalisés de force à la demande d'un État ont été reconnus comme actes de torture par le Comité des Nations Unies contre la torture, les examens invasifs de virginité ayant été reconnus comme actes de torture par la cour interaméricaine des droits de l'homme. Human Rights Watch a mis en évidence que les fournisseurs de soins en Égypte, en Libye et en Jordanie ont pu prendre part à de tels actes en toute impunité.

En Égypte, des hommes suspectés de se livrer à des pratiques homosexuelles ont été arrêtés pour violation de la loi en vigueur dans le pays qui proscrit la « débauche », puis soumis de force à un examen anal pratiqué par des médecins. Ces hommes ont donc subi un examen anal, une dilatation et une pénétration. Alors que les magistrats attendaient de ces examens qu'ils établissent la preuve du délit, les médecins ayant pratiqué les examens ont reconnu qu'ils ne permettaient pas d'établir si une activité sexuelle avait bien eu lieu. En 2003 Human Rights Watch a attesté de l'utilisation de tels examens par des fonctionnaires de police et du personnel médical dans un rapport intitulé « In a Time of Torture »[v] (le temps de la torture). Un homme, Ziyad, y décrit l'humiliation et les abus qui lui ont été infligés au cours de cet examen. Selon le témoignage de Ziyad, dès son entrée dans la salle d'examen, celui qui semblait être le responsable lui a ordonné de se déshabiller et de s'agenouiller. En hurlant, l'homme lui a intimé l'ordre de se pencher en avant en lui présentant les fesses. En dépit des cris et les protestations de Ziyad, le responsable accompagné de six autres médecins a procédé à l'examen de force en introduisant les doigts et divers objets.

En Lybie et en Jordanie, Human Rights Watch a attesté de la manière dont les fournisseurs de soins médicaux pratiquent des « examens de virginité » sans consentement. En Libye, le cas s'est produit dans des centres de « réhabilitation sociale », où des femmes et des jeunes-filles détenues, parfois indéfiniment, étaient soupçonnées d'avoir transgressé les codes de la moralité.[vi] En Jordanie, il ressort d'une enquête de Human Rights Watch que l'on confie des femmes à des fournisseurs de soins pour pratiquer ce type d'examen, à la demande de leurs familles, y compris en l'absence de preuve de délit.[vii] Dans ces deux pays, le personnel médical joue un rôle indispensable dans l'établissement de la preuve de « culpabilité » de ces femmes. Bien qu'ils ne relèvent en rien de la précision médicale, ces examens ont été pratiqués dans le seul but d'établir la virginité à des fins de poursuites ou pour corroborer la décision de la famille, qu'il s'agisse d'abandonner la femme, de la placer en institution ou de la condamner à des châtiments.

Mutilation génitale féminine (MGF)

En 2009, un rapport de Human Rights Watch a révélé que des fournisseurs de soins du Kurdistan irakien ont été impliqués dans la pratique de la mutilation génitale féminine et la diffusion de renseignements erronés à ce propos. La MGF est définie par l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) comme l'ensemble des interventions « incluant l'ablation partielle ou totale des organes génitaux de la femme ou la lésion des organes génitaux féminins pour des raisons non thérapeutiques. »

L'enquête a démontré que la MGF était pratiquée par des sages-femmes, mais que sa prévalence et les dommages causés étaient couramment minimisés par les médecins et les autorités gouvernementales en matière médicale. Par exemple, une femme médecin a expliqué à Human Rights Watch qu'elle prodiguait à ses patientes le conseil suivant « l'excision n'est rien ; elle n'a aucune incidence sur la vie quotidienne car la sensibilité du corps de la femme est infinie ».[viii] Les fournisseurs médicaux officiels ont souvent affirmé à Human Rights Watch que la MGF n'était pas couramment pratiquée, en dépit des enquêtes qui révélaient que près de la moitié de toutes les jeunes filles étaient vouées à l'excision. Ces mêmes officiels ont par ailleurs favorisé la diffusion d'informations erronées à l'occasion de campagnes médiatiques. Une femme a déclaré à Human Rights Watch qu'à la télévision « un médecin [officiel] a expliqué que la MGF était une pratique normale.... Ce médecin a déclaré, « Que vous le fassiez ou non revient au même ».

Le Comité des Nations Unies pour les Droits de l'Homme a déclaré que la MGF constituait une violation du droit à la protection contre la torture ou les traitements cruels, inhumains ou dégradants aux termes du PIDCP. Le Comité des Nations Unies contre la torture a déclaré à plusieurs reprises que des pratiques telles que la MGF portaient atteinte à l'intégrité physique et la dignité humaine des femmes. Dans le Kurdistan irakien, le personnel médical se rend à la fois complice dans l'action en pratiquant la MGF ou en diffusant à des patientes des informations manifestement erronées à ce propos, et dans l'inaction, en ne parvenant pas à mettre fin à cette pratique en tant que représentants du gouvernement.

Traitement contre la toxicomanie

Certains professionnels de la santé, experts en droits humains et cours de justice, assimilent le refus de traiter médicalement la toxicomanie et le sevrage à des  TCID. Cependant, à l'instar de la MGF, les fournisseurs de soins médicaux continuent bien souvent de minimiser, voire de nier la souffrance pouvant résulter de ce refus de soins. [ix] Des politiques gouvernementales qui refusent à un individu usager de la drogue un traitement efficace, en lui préférant des travaux forcés et de la détention, répondent au critère spécifique de torture tel que défini dans l'article 1 de la Convention contre la Torture : tout acte par lequel une douleur ou des souffrances sont intentionnellement infligées par des autorités gouvernementales pour punir la personne de sa toxicomanie ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination (dans ce cas précis, l'usage de drogues).

En Chine, une étude menée par nos soins a révélé que de prétendus toxicomanes peuvent, aux termes de la loi administrative,  être détenus de force dans des centres de désintoxication sur une durée pouvant aller jusqu'à sept ans pour de simples « urines troubles ». Tout comme au Cambodge, où nous avons également inspecté des centres de détention et de désintoxication gérés par l'État, l'objectif de la détention est en principe à visée « thérapeutique ». Il convient de noter que de nombreuses personnes détenues dans ces centres n'ont aucun besoin de traitement, celles-ci n'étant pas réellement toxicomanes. En revanche, aucun traitement n'est disponible pour les véritables toxicomanes. Dans les deux pays, nous avons découvert que les centres de détention accueillant des toxicomanes ne proposent généralement aucun sevrage médicamenteux ni de traitement de désintoxication éprouvé.[x] Au contraire, les personnes détenues dans ces centres subissent des abus physiques, parfois sexuels, et sont contraints de travailler de longues heures durant sans aucune rémunération.

Avortement

L'interdiction absolue d'un avortement, même en cas d'urgence vitale, illustre s'il en était besoin, les effets potentiellement nocifs et coercitifs des politiques médicales d'État. Le Nicaragua est l'un des rares pays au monde à rendre l'avortement illégal en toutes circonstances, y compris lorsque la vie de la mère est en danger. Dans un rapport paru en 2007, Human Rights Watch a révélé qu'une interdiction générale sur l'avortement (et la criminalisation de l'avortement pratiqué par des médecins) donnait lieu à des refus de soins pouvant sauver des vies et à des morts qui étaient évitables.[xi] Un médecin de Managua nous a déclaré, « Il apparaît clairement qu'elle [désignant une femme] avait besoin d'un avortement thérapeutique. Personne n'a accepté de pratiquer l'avortement parce que le fœtus était encore en vie. Cette femme n'a pas été traitée pendant deux jours jusqu'à ce qu'elle expulse elle-même le fœtus. Déjà en choc septique, elle est décédée cinq jours plus tard. »

Le Comité des droits de l'Homme a établi que la criminalisation de l'avortement, y compris en cas de viol, enfreint l'interdiction d'infliger des traitements cruels, inhumains et dégradants aux termes de l'article 7 du PIDCP. Certains groupes militants des droits humains ont fait valoir que la promulgation par le Nicaragua de cette interdiction en dépit de la mise en garde quant au caractère préjudiciable de la loi sur la santé des femmes, constitue une tentative par ce gouvernement d'infliger une peine à des fins discriminatoires, conformément à l'article 1 portant définition de la torture.

Soins palliatifs

Dans un rapport paru en 2009, Human Rights Watch a attesté de l'échec du gouvernement indien à prendre des mesures destinées à garantir aux patients souffrant d'épisodes douloureux aigus pouvant être traités, l'accès à un traitement analgésique approprié.[xii] Il ressort de notre rapport qu'en Inde, moins de 4 pour cent sur près de 1 million de patients atteints d'un cancer en phase terminale souffrant d'épisodes douloureux aigus reçoivent chaque année un traitement approprié. Même si la majorité des patients qui parviennent dans des établissements anticancéreux régionaux se trouvent à un stade avancé de la maladie, se plaignant de douleurs intenses, la plupart des centres anticancéreux ne disposent pas de services de soins palliatifs, ne proposent aucune prestation de soins palliatifs, et ne possèdent même pas de morphine en stock, alors que ce médicament est mondialement reconnu comme peu coûteux et efficace pour traiter la douleur.

Les patients atteints de VIH et de tuberculose (TB) ont également évoqué auprès de Human Rights Watch les douleurs qu'ils ont subies. Citons notamment le cas d'un patient dont la colonne vertébrale avait été infectée par la tuberculose, entraînant une torsion anormale des jambes et une déformation des orteils vers le haut, sur fond de douleurs atroces. En dépit des exigences de traitement à long terme qu'implique cette pathologie, ses médecins ne lui ont prescrit qu'une semaine d'antalgiques, l'assurant que la douleur disparaîtrait d'elle-même à mesure que son état s'améliorerait. La douleur a persisté, à égale intensité pendant six mois.

Le rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture a récemment reconnu que les lois anti-drogue démodées et inutilement restrictives contribuaient à l'échec des États quant à garantir un soulagement de la douleur aux patients souffrant d'épisodes douloureux modérés à aigus. Assimilant à des TCID le « refus de facto d'accéder au traitement antidouleur en cas d'épisodes douloureux et de souffrances aigus », le rapporteur spécial a également précisé qu' « il convient d'adopter un ensemble de mesures visant à garantir un plein accès et à vaincre les obstacles de nature réglementaire, éducative et comportementale afin d'assurer un accès sans restrictions aux soins palliatifs. »[xiii]

Demander aux fournisseurs de soins face de résister aux politiques d'État abusives

Une fois les formes d'abus précédemment décrites, actes spécifiques et refus de soins, assimilées à des actes de torture ou de TCID, il est fondamental de poursuivre la démarche en œuvrant à la suppression des lois et des politiques qui exigent, tolèrent ou facilitent de tels abus. Pour mener à bien ce travail de réforme, il est fondamental de favoriser la prise de conscience des fournisseurs de soins et des associations professionnelles dont ils dépendent pour contester ces lois et politiques.

Naturellement, la situation des fournisseurs de soins s'avère difficile dès lors qu'il y a conflit entre leurs obligations envers les patients et les lois et politiques abusives qui restreignent leurs champs d'action. Comme nous l'avons précédemment évoqué, au Nicaragua, les fournisseurs s'exposent à des poursuites pénales s'ils pratiquent des avortements à des fins thérapeutiques. Dans les établissements où sont appliquées des lois antidrogue répressives, les fournisseurs de soins s'exposent également à du harcèlement ou à des poursuites du simple fait qu'ils tentent de répondre aux besoins médicaux des patients, qu'il s'agisse de soulager la douleur ou d'administrer un traitement de désintoxication efficace.

En Ukraine, Human Rights Watch a pu s'entretenir avec des médecins spécialisés dans le traitement de la toxicomanie qui affirmaient avoir été harcelés par les autorités de contrôle antidrogue. Selon le témoignage de l'un des médecins, « j'ai subi une inspection hebdomadaire. Mon nom a été cité lors de réunions. J'ai été accusé de délivrer des drogues aux toxicomanes ... [Le] Département chargé de lutter contre la circulation illégale de drogues m'a intimé l'ordre de ne pas leur jouer de tours. Ils m'ont affirmé que si j'avais enfreint la loi de quelque manière que ce soit, j'aurais été jeté en prison ». Il a enfin précisé que ses patients avaient également été harcelés, privés pour certains de tout traitement, les condamnant de facto au retour à l'usage illicite de la drogue.[xiv]

Il n'en reste pas moins que les lois et les politiques peuvent également servir d'alibi pour que les fournisseurs de soins puissent fuir leurs responsabilités qui consistent avant tout à protéger leurs patients de tout mal, discrimination, torture ou TCID. Dans ce cas, il est fondamental que les organisations professionnelles fassent entendre clairement leur voix, apportant leur soutien aux fournisseurs de soins qui refusent de se rendre complices, de jeter le discrédit ou de stigmatiser ceux qui agissent selon l'éthique, et invitant les gouvernements à réformer les lois ou les politiques abusives. Qu'il s'agisse d'un plaidoyer contre la pratique des MGF en milieu hospitalier en Égypte ou contre la pratique des examens de virginité par des médecins en Turquie, la défense d'une cause par des sociétés médicales a joué un rôle décisif.

Au plan international, l'Association médicale mondiale encourage les médecins à « honorer leur engagement de médecins au service de l'humanité, les invitant à résister à toute pression destinée à les faire agir contrairement aux codes éthiques qui guident leur conscience professionnelle dans la pratique de leur art ; à soutenir des médecins en difficulté pour avoir résisté aux pressions ou tenté de dénoncer ou d'agir contre des actes inhumains. » L'organisation a également mis en garde de manière explicite les gouvernements contre « toute implication ou toute incitation à impliquer des docteurs en médecine dans des actes de torture ou d'autres formes de traitement ou peine cruelle, inhumaine ou dégradante. »[xv] Au plan national, les fournisseurs de soins et les militants de la cause humanitaire doivent encourager les organisations professionnelles à dénoncer toutes lois et politiques abusives, et les tenir pour responsables quant aux obligations éthiques et légales internationales de leurs membres.

Mettre en place des mécanismes plus solides pour mettre fin à l'impunité

Au-delà des actions conduites par des fournisseurs de soins, d'autres acteurs, par exemple, les victimes, les organisations de défense des droits des patients, et plus largement, des droits humains ainsi que le système de protection international des droits humains, doivent être renforcés pour lutter contre les abus commis dans les établissements de soins. L'interdiction de tout acte de torture et de TCID dans les traités internationaux relatifs aux droits humains ouvre aux victimes de ces abus de multiples perspectives en termes de procédures de recours au plan international, largement sous-utilisées. Il convient de développer parallèlement des mécanismes plus solides en matière d'obligation de rendre des comptes, notamment aux plans national et régional, s'agissant de politiques de santé abusives imposées par un gouvernement.

La Commission des droits de l'homme des Nations Unies souligne que l'article 7 du PIDCP « protège, notamment ... les patients des institutions scientifiques et médicales ».[xvi] Le guide méthodologique pour l'élaboration d'un rapport des Nations Unies précise également, « l'article 7 protège non seulement les détenus contre tout mauvais traitement infligé par des autorités publiques ou par des personnes agissant dans le cadre de leur fonction officielle ou en dehors de celle-ci, mais de manière générale toute personne. Cette précision revêt un intérêt particulier s'agissant des... patients dans les ... établissements médicaux, publics ou privés ».[xvii]

Compte tenu du caractère absolu et non-dérogeable de la torture et des TCID, l'examen d'abus liés aux soins renforce la nécessité de rendre des comptes au-delà du simple droit à la santé. Les actions en justice diligentées dans le cadre de la Convention contre la Torture offrent aux individus lésés une tribune idéale pour trouver des solutions, le traité obligeant par ailleurs les états à adopter des mesures spécifiques destinées à empêcher les actes de torture et de TCID. La Convention contre la Torture prévoit également un mécanisme destiné à permettre au comité contre la torture d'enquêter sur les cas de torture systématique, les états étant tenus de soumettre à l'examen du comité des rapports périodiques. En outre, le protocole facultatif à la Convention contre la Torture (PFCT) prévoit un sous-comité destiné à la prévention de la torture, habilité à conduire ses propres visites dans un pays signataire, et autorise les états signataires du PFCT à mettre en place un organisme indépendant pour contrôler les lieux de détention. Par l'examen de rapports, le Comité des Droits de l'Homme s'assure de la conformité avec le PIDC, notamment en termes d'interdiction de la torture. Le rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture représente un autre dispositif permettant d'enquêter, de recueillir des témoignages sur la torture et les TCID. L'assimilation de plus en plus répandue des abus dans les établissements de soins à une torture ou des TCID contraires à la Convention contre la Torture et au PIDC, ouvre ainsi aux victimes de ces abus de vastes perspectives en termes de procédures de recours possibles.

Au delà des nouvelles possibilités de procédures de recours permises dans le cadre de la législation internationale de la défense des droits humains, les victimes d'abus commis par un fournisseur de soins doivent également pouvoir disposer dans leur pays, de mécanismes juridiques plus solides en matière d'obligation de rendre des comptes. Les codes éthiques des associations professionnelles et les codes de procédure pénale des États doivent interdire explicitement tous types de pratiques décrites ci-dessus si ce n'est pas encore le cas. En outre, les commissions de discipline et les juridictions d'État doivent pouvoir étendre leur capacité d'investigation et de poursuite pour cibler les abus se produisant dans les établissements de soins ou sous la supervision de fournisseurs de soins. Au niveau régional et international, la législation et les politiques de santé d'un État qui enfreindrait les articles de la Convention contre la Torture et les TCID feront l'objet d'un examen systématique.

Conclusions

Les actions et inactions des fournisseurs de soins, qu'elles soient conformes, contraires ou en dehors des législations et des politiques d'un État, qui aboutissent à infliger de manière intentionnelle et non justifiable, de graves souffrances physiques ou mentales doivent être reconnues, condamnées, et combattues. Le traitement des législations et des politiques abusives et la prévention des actes de torture et des TCID dans les établissements de soins passeront nécessairement par une reconnaissance étendue des abus, un engagement conjoint de tous les activistes dans la défense des droits à la santé et des droits humains, et le renforcement de la notion d'obligation de rendre des comptes et des mécanismes de recours. Alors peut-être, le serment d'Hippocrate en foi duquel les fournisseurs de soins s'engagent à s'abstenir de tout mal et de toute injustice deviendra réalité.

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Joseph Amon est le directeur de la Division Santé et Droits Humains à Human Rights Watch.


[i] « Human Rights Watch and Geneva Initiative on Psychiatry, Dangerous Minds: Political Psychiatry in China Today and its Origins in the Mao Era » (Human Rights Watch et l'initiative de Genève sur la psychiatrie, Esprits dangereux : Psychiatrie politique en Chine aujourd'hui et ses origines dans l'ère Mao) (New York : Human Rights Watch, 2002), http://www.hrw.org/en/reports/2002/08/13/dangerous-minds.

[ii] M. Nowak, "What Practices Constitute Torture?" Revue trimestrielle de Human Rights 28(2006), p. 821, citations de A. Boulesbaa, « The UN Convention on Torture and the Prospects for Enforcement"(Convention des Nations Unies contre la tortures et perspectives de mise en œuvre) (Editions Martinus Nijhoff, 1999).

[iii] M. Nowak and E. McArthur, « The United Nations Convention Against Torture. A Commentary » (Convention des Nations Unies contre la torture. Commentaire) (New York : Oxford University Press, 2008), p. 553.

[iv] « Declaration of Tokyo, World Medical Association  » (Déclaration de Tokyo, Association Médicale Mondiale) G.A. Res (1975).

[v] « Human Rights Watch, In a Time of Torture,The Assault on Justice in Egypt's Crackdown on Homosexual Conduct » (Human Rights Watch, Le temps de la torture, Justice et repression en Egypte sur la conduite homosexuelle) (New York : Human Rights Watch, 2003), http://www.hrw.org/en/reports/2004/02/29/time-torture-0.

[vi] Human Rights Watch, Libye - « A Threat to Society? Arbitrary Detention of Women and Girls for "Social Rehabilitation" » (Une menace pour la société ? Détention arbitraire des femmes à des fins de « réhabilitation sociale »), vol. 18, no. 2(E), Février 2006, http://www.hrw.org/en/reports/2006/02/27/libya-threat-society.

[vii] « Human Rights Watch, Honoring the Killers: Justice Denied For "Honor" Crimes in Jordan » (Human Rights Watch, Honneur aux assassins : Déni de justice pour crimes « d'honneur » en Jordanie), vol. 16, no.1(E), Avril 2004, http://www.hrw.org/en/reports/2004/04/19/honoring-killers-0.

[viii] Human Rights Watch, « They Took Me and Told Me Nothing » (Irak, ils m'ont arrêté sans rien me dire) (En attente de parution).

[ix] Voir par exemple : Human Rights Watch, « Human Rights Watch, Rehabilitation Required: Russia's Human Rights Obligation to Provide Evidence-based Drug Dependence Treatment » (L'heure de la réhabilitation : obligation faite à la Russie des droits humains de garantir un traitement éprouvé contre la toxicomanie), vol. 19, no. 7(D), Novembre 2007, http://www.hrw.org/en/reports/2007/11/07/rehabilitation-required-0, p. 46.

[x] Human Rights Watch, « An Unbreakable Cycle: Drug Dependency Treatment, Mandatory Confinement, and HIV/AIDS in China's Guangxi Province » (Le cercle vicieux : Traitement de la toxicomanie, Internement obligatoire, et VIH/SIDA dans la province chinoise de Guangxi), 1-56432-416-8, Décembre 2008, http://www.hrw.org/en/reports/2008/12/09/unbreakable-cycle-0; et Human Rights Watch, Cambodia: Skin on the cable (en attente de parution).

[xi] Human Rights Watch, « Over Their Dead Bodies: Denial of Access to Emergency Obstetric Care and Therapeutic Abortion in Nicaragua » ('irai marcher sur des cadavres : interdiction d'accéder aux soins obstétriques d'urgence et à l'IVG au Nicaragua), vol. 19, no. 2(B), Octobre 2007, http://www.hrw.org/en/reports/2007/10/01/over-their-dead-bodies.

[xii] Human Rights Watch, « Unbearable Pain: India's Obligation to Ensure Palliative Care » (Une douleur insoutenable : Obligation faite au gouvernement indien de garantir des soins palliatifs), 1-56432-555-5, Octobre 2009, http://www.hrw.org/en/reports/2009/10/28/unbearable-pain-0.

[xiii] « Report of the Special Rapporteur on torture and other cruel, inhuman or degrading treatment or punishment, Manfred Nowak to the Human Rights Council » (Rapport du Rapporteur Spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants), Manfred Nowak au Comité des Droits de l'Homme, A/HRC/10/44, 14 janvier 2009.

[xiv] Human Rights Watch, « Rhetoric and Risk: Human Rights Abuses Impeding Ukraine's Fight Against HIV/AIDS » (La rhétorique et le risque : Abus à l'encontre des droits humains entravant la lutte contre les VIH / SIDA en Ukraine), vol. 18, no. 2(D), Mars 2006, http://www.hrw.org/en/reports/2006/03/01/rhetoric-and-risk-0.

[xv] Déclaration de l'Association Médicale Mondiale relative au soutien à apporter aux médecins qui refusent de prendre part, de tolérer ou de pratiquer la torture ou d'autres formes de traitements cruels, inhumains ou dégradants, Adoptée lors de la 49ème Assemblée Générale du WMA à Hambourg, Allemagne, Novembre 1997.

[xvi] Comité sur les droits économiques, sociaux et culturels, Commentaire général No. 20, UN Doc. A/47/40 (1992), par. 5 et 7.

[xvii] E. Rosenthal and C.J. Sundram, "International Human Rights in Mental Health Legislation," (Droits humains internationaux en matière de droits de la santé mentale) New York Law School Journal of International and Comparative Law 21/469 (2002), p. 515.