Rapports de Human Rights Watch

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Eléments d'histoire

Dans les milieux laïques, certains laisseraient entendre que l'histoire nous renvoie au point de départ. Selon eux, le mouvement des droits humains est le produit des Lumières et en tant que tel, il s'inscrit dans un effort déterminé visant à réduire le pouvoir de la religion sur l'Etat et la société. Aujourd'hui pourtant, ce sont les mouvements religieux renaissants qui remettent en question la place des droits de l'homme.

Dans certains pays, tout spécialement en France, l'histoire du mouvement des droits humains est intimement liée à la laïcité, au recul de l'Eglise catholique et à la séparation de l'Eglise et de l'Etat. L'Affaire Dreyfus à la fin du 19e siècle a symbolisé ce conflit et a coïncidé avec la fondation de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH). La controverse à propos du rôle de l'Eglise officielle dans le soutien apporté au Pétainisme8 lors de la Deuxième Guerre Mondiale a approfondi cette suspicion mutuelle. En Espagne, le mariage idéologique entre l'Eglise catholique et la dictature de Franco a généralement engendré, jusqu'au début des années soixante, un abîme entre l'opposition démocratique et le catholicisme.

Néanmoins, l'histoire nous montre aussi autre chose. Dans d'autres pays, la religion a été le moteur de campagnes pour les droits humains. Le rôle joué par les Eglises protestantes anglicane et américaine dans les campagnes contre l'esclavage, dans le mouvement de réforme au Congo9 et dans les actions de solidarité en faveur des victimes arméniennes dans les dernières années de l'Empire ottoman fait partie des meilleurs chapitres de l'histoire du mouvement des droits humains.10 La “doctrine sociale” de l'Eglise catholique à la fin du 19e siècle a également créé un contexte qui a permis aux chrétiens engagés de réclamer activement la justice sociale et a contribué au développement de mutuelles et de syndicats forts qui ont combattu pour les droits sociaux et économiques.

En Asie méridionale, c'est l'hindouisme qui a inspiré la longue marche du Mahatma Gandhi pour la libération de l'Inde. Depuis l'occupation du Tibet par la Chine en 1949-51, une figure religieuse—le Dalai Lama—n'a cessé de guider le combat des Tibétains pour la liberté, revendiquant un Tibet démocratique, autonome, “en association avec” la Chine.

Dans les années 50 et 60, le mouvement des droits humains s'est développé en partie grâce à la participation de personnes et de groupes religieux influents. Bien que l'Eglise ait opté pour une approche prudente, des journalistes, militants et intellectuels catholiques (à commencer par l'écrivain catholique par excellence François Mauriac) ont joué un rôle prophétique dans la lutte contre la torture et les “disparitions” perpétrées par l'armée française dans la guerre d'indépendance algérienne, se disant convaincus de combattre ce qu'ils considéraient comme des attaques brutales contre la dignité humaine.

Le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis a été profondément inspiré par des personnalités religieuses, notamment Martin Luther King Junior qui apparaît comme l'une de ses incarnations, et il a bien souvent reçu le soutien des religions chrétienne et juive dominantes.

Après le coup d'Etat militaire de 1964 au Brésil, une partie importante de l'Eglise catholique, regroupée autour de l'Evêque Dom Helder Camara et inspirée par les enseignements du Concile Vatican II (1962-1965) et des principales religions protestantes, s'est comportée en défenseur acharné des droits humains. Les coups d'Etat politiques en Bolivie, au Chili et en Uruguay dans les années 70 et les guerres civiles en Amérique centrale dans les années 80 ont souvent placé l'Eglise officielle, ou tout au moins certaines de ses voix les plus puissantes, dans le camp du mouvement des droits de l'homme. Le Servicio Paz y Justicia, fondé en 1974 en Argentine par Adolfo Perez Esquivel, lauréat du Prix Nobel de la Paix en 1980, la Vicaria de Solidaridad au Chili et la Tutela Legal au Salvador ont été des fers de lance du combat en faveur des droits humains.

La dernière homélie de l'Archevêque de San Salvador, Oscar Arnulfo Romero, en mars 1980, dans laquelle il implorait de tout son cœur l'armée et la Garde nationale de “désobéir à une loi immorale”—“Frères, vous venez vous-mêmes du peuple. Vous assassinez vos propres frères paysans alors que tout ordre de tuer donné par l'homme doit être subordonné à la loi de Dieu qui dit ‘Tu ne tueras point”—reste l'un des témoignages les plus forts de la lutte pour les droits humains en Amérique latine.

Aux Philippines dans les années 80, l'Eglise catholique a été l'un des principaux acteurs du renversement de la dictature de Marcos. En Europe de l'est, surtout en Pologne avec sa puissante Eglise catholique et en Allemagne de l'est avec le soutien apporté par l'Eglise luthérienne aux pacifistes indépendants et aux dissidents, les organisations religieuses ont rejoint le combat contre l'autoritarisme et la répression étatiques. Dans les années 70, suite à la ratification des Accords d'Helsinki,11 les organisations et particuliers juifs, tout particulièrement, ont joué un rôle décisif en Europe de l'est et en URSS dans la défense des dissidents et des libertés fondamentales d'expression, de pensée et de mouvement.12 

Dans les années 80 et 90, en Afrique du Sud, des juifs, des chrétiens et des musulmans ont combattu l'apartheid en s'alliant à des organisations laïques, parfois même inspirées du marxisme, telles que le parti communiste sud-africain et le Congrès national africain.

Durant toutes ces décennies de lutte où il s'agissait de “dire la vérité au pouvoir,” le mouvement international des droits humains a été largement inspiré par des personnalités religieuses telles que Joe Eldridge, de l'Eglise méthodiste, directeur du Bureau de Washington sur l'Amérique latine (WOLA): “Mon père disait toujours que nous étions des enfants de Dieu,”a-t-il confié. “C'est la perspective religieuse qui est la source principale de ma motivation. Ayant reçu la vie, je crois que nous sommes appelés à faire des choses qui édifient la vie.”13



[8] Le Maréchal Pétain, un ancien héros de la Première Guerre Mondiale, a dirigé la France pendant l'occupation allemande. Son gouvernement, fondé sur une idéologie catholique ultra-conservatrice, a collaboré avec l'ennemi et à la déportation des juifs. Bien que de nombreux catholiques aient pris part à la Résistance et que la hiérarchie catholique ait protesté contre les déportations, surtout après la rafle de 12.884 juifs le 16 juillet au Vélodrome d’Hiver, l'image de l'Eglise s'est ainsi trouvée ternie dans beaucoup de cercles libéraux.

[9] Adam Hochschild, King Leopold’s Ghost (Boston: Houghton Mifflin Co., 1998).

[10] Suzanne Moranian, “The Armenian Genocide and American Missionary Relief Efforts,” dans Jay Winter. ed., America and the Armenian Genocide of 1915 (Cambridge (U.K.): Cambridge University Press, 2004), pp. 185-213.

[11]Les Accords d'Helsinki étaient le résultat de l'acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe qui s'est tenue à Helsinki (Finlande) en 1975 entre les pays de l'OTAN et le bloc soviétique. Le chapitre relatif aux droits civils, appelé troisième volet, engageait les Etats participants à respecter les droits humains et les libertés fondamentales.

[12] Voir Jeri Laber, The Courage of Strangers: Coming of Age with the Human Rights Movement (New York: Public Affairs, 2002).

[13] Margaret E. Keck et Kathryn Sikkink, Activists beyond Borders (Ithaca, New York: Cornell University Press, 1998), p. 91.


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