Janvier 1999
Le Prix du Pétrole Responsabilités des sociétés pétrolières multinationales et violations des droits de l'homme dans les communautés des régions pétrolifères Résumé et Recommendations Rapport complet en anglais Table des matières
L'Industrie Pétrolière et les Communautés des Régions Pétrolifères Protestations et Répression dans les Régions Pétrolifères Le Rôle de Shell dans la Crise Ogoni Tentatives d'Importation d'Armes Menaces Contre des Membres des Collectivités Locales Refus des Compagnies Pétrolières de Surveiller et de Dénoncer les Abus Révision Interne de Shell depuis 1995 Conclusion RÉSUMÉ Ce
rapport décrit les violations des droits de l'homme liées
à l'exploration et à la production pétrolières
au Nigeria, ainsi que le rôle et la responsabilité des principales
compagnies pétrolières dans ces abus. Le delta du Niger est
depuis quelques années le théâtre de graves affrontements
entre les habitants et les forces de sécurité du Gouvernement
nigérian, qui se sont soldés sur des exécutions extrajudiciaires,
des détentions arbitraires et des restrictions draconiennes de la
liberté d'expression, d'association et syndicale. Ces violations
des droits civils et politiques ont surtout fait suite à des protestations
dirigées contre les activités des entreprises multinationales
qui exploitent le pétrole nigérian. Bien que, suite à
la mort, en juin 1998, de l'ancien chef de l'Etat, le général
Sani Abacha et à l'arrivée au pouvoir de son successeur,
le général Abubakar, la terrible répression infligée
au peuple nigérian se soit considérablement assouplie et
que le général Abubakar semble vouloir assurer la mise en
place d'un Gouvernement civil élu en mai 1999, les droits de l'homme
continuent d'être violés dans les régions pétrolifères
et la situation dans le delta reste fondamentalement inchangée.
Au moment de mettre ce rapport sous presse, on apprit le massacre par les
forces de sécurité de dizaines de jeunes qui manifestaient
pour exiger le retrait des compagnies pétrolières, ainsi
qu'un déploiement terrestre et naval visant à faire taire
ces manifestations.
Depuis la mort d'Abacha, on a assisté
à une recrudescence des incidents au cours desquels des mécontents
ont occupé des stations d'extraction, interrompu la production ou
pris en otage des employés du secteur pétrolier. Face à
la menace grandissante pesant sur leur personnel ou leurs installations,
les compagnies pétrolières demandent, ce qui est légitime,
davantage de sécurité. Elles doivent d'autant plus veiller
à ce que leur protection ne débouche pas sur de nouvelles
violations des droits de l'homme. Les compagnies pétrolières
ont aussi la responsabilité de s'opposer aux violations des droits
de l'homme perpétrées par les forces gouvernementales dans
les zones où elles exercent leurs activités, et de prévenir
les abus commis par leurs propres employés ou contractants. Il est
en outre de leur devoir de se garder d'être complices des violations
des droits de l'homme ou d'en retirer un profit. Une compagnie qui ne dénonce
pas les violations des droits de l'homme commises par les autorités
suite à une demande de protection est complice.
Human Rights Watch s'est rendue dans le
delta du Niger en 1997 pour enquêter sur les violations des droits
de l'homme liées à la répression des actions de protestation
dirigées contre les activités des compagnies pétrolières.
Nous avons constaté un grand nombre de cas où des personnes
ont été victimes de brutalités pour avoir essayé
de faire entendre leurs griefs à l'encontre des compagnies pétrolières.
Les forces de sécurité ont parfois menacé, battu et
emprisonné des membres de délégations locales avant
mêmes qu'ils n'aient pu s'expliquer. Ces abus ont souvent eu lieu
dans les installations des compagnies pétrolières ou à
proximité de celles-ci, parfois immédiatement après
une réunion entre des responsables des compagnies et des plaignants
individuels ou des représentants locaux. De nombreux habitants ont
apparemment souffert de la répression pour avoir simplement avancé
leur interprétation d'un accord d'indemnisation ou essayé
d'obtenir une compensation effective pour leurs terres dévastées
ou leurs moyens de subsistance détruits.
Nous avons ensuite eu un échange
de correspondance avec les cinq premières sociétés
pétrolières multinationales actives au Nigeria et leur avons
demandé de réagir aux informations recueillies sur les violations
des droits de l'homme dans leurs installations. Nous les avons de plus
interrogées sur leur approche des droits de l'homme et des relations
avec les collectivités locales en général, ainsi que
sur leurs relations avec le Gouvernement nigérian pour les questions
de sécurité et autres. Cette correspondance s'est poursuivie
en 1998. Shell, l'entreprise britannico-néerlandaise la plus critiquée
au plan international en raison de ses responsabilités au Nigeria,
fournit les réponses les plus détaillées. Chevron
s'expliqua sur plusieurs affaires et Mobil nous fit part quant à
elle d'informations de portée générale : ces deux
entreprises subi des pressions aux Etats-Unis, où elles ont leur
siège, en raison de leur responsabilité dans la situation
nigériane. Elf, basée en France, a répondu à
la plupart de nos questions, en s'abstenant sur certaines, sans fournir
de nombreux détails et en se gardant de transmettre des informations
sur le contexte de ses activités au Nigeria. Agip, entreprise publique
italienne, nous a pour sa part envoyé une réponse générale
et peu informative de deux pages en guise de réaction à notre
enquête et a refusé de répondre à de nombreuses
questions. Les difficultés rencontrées par Human Rights Watch,
une organisation internationale connue et relayée par la presse
du monde entier, pour attirer l'attention de certaines compagnies pétrolières
sur ses préoccupations semblent bien illustrer l'approche mise en
œuvre pour les relations avec les collectivités locales.
Bien souvent, même si elles fournissaient
des explications concernant des incidents particuliers, les compagnies
niaient être au courant des agressions perpétrées par
le Gouvernement contre des individus qui dénonçaient leurs
agissements ou, dans certains cas, leur inaction. Elles tentaient aussi
parfois de justifier les mesures mises en œuvre par les forces de sécurité,
estimant qu'il s'agissait d'une réaction appropriée aux menaces
pesant sur le personnel ou les installations. La plupart des compagnies
citées dans le rapport n'ont pas publiquement condamné les
abus des forces de sécurité liés à leurs activités.
Des témoins ont à plusieurs reprises affirmé que des
membres du personnel des compagnies ont directement menacé des habitants
de représailles en cas de perturbation de la production pétrolière,
ou étaient présents lorsque des membres des forces de sécurité
proféraient pareilles menaces.
Rôle et Responsabilités des Sociétés
Pétrolières Multinationales
Les sociétés pétrolières
multinationales engagées au Nigeria sont confrontées à
un environnement politique et économique difficile, que ce soit
au plan national ou à l'échelon des localités où
se trouvent les installations de production. Les Gouvernements successifs
ont dilapidé les richesses pétrolières que les compagnies
ont contribué à exploiter, préférant les placer
sur des comptes bancaires à l'étranger que les investir dans
l'éducation, la santé ou d'autres secteurs sociaux. De plus,
la gabegie a amené l'économie au bord du gouffre. Parallèlement,
le Gouvernement n'a pas respecté son engagement de financer sa part
des entreprises mixtes gérées par les multinationales et
a monté les compagnies pétrolières les unes contre
les autres. Il n'a donc guère été facile, même
pour le géant Shell, de faire pression sur le Gouvernement pour
qu'il contribue aux investissements nécessaires à la poursuite
des activités du secteur. Bien que les compagnies pétrolières
nient officiellement l'existence de pots-de-vin, les coûts des faveurs
politiques alourdiraient de façon considérable ceux liés
à la production proprement dite. Malgré la légère
amélioration de l'environnement politique suite au décès
du général Abacha, il est peu probable que les relations
seront un jour vraiment sereines entre les entreprises multinationales
et le Gouvernement nigérian.
Au niveau local, les compagnies font entre-temps
face à une recrudescence des protestations contre leurs activités
et en raison du retard de développement du delta. C'est ainsi que
l'on a assisté à des prises d'otages, fermetures de stations
d'extraction, actes de sabotage et autres actions visant à intimider
le personnel. Malgré l'amélioration de l'environnement politique
pour les grandes sociétés pétrolières suite
au décès du général Abacha et à l'arrivée
de son successeur, le général Abubakar, à la présidence,
nul ne sait si la situation évoluera suite à l'instauration
d'un Gouvernement civil, prévue en juin 1999. Il est peu probable
que les relations seront un jour vraiment sereines entre les entreprises
multinationales et le Gouvernement nigérian, militaire ou civil.
Le contexte difficile dans lequel se déroulent
les activités pétrolières au Nigeria ne peut toutefois
exonérer les compagnies de leur part de responsabilité dans
les violations des droits de l'homme dans le delta du Niger. Qu'elles en
soient la cause directe ou pêchent par omission, elles jouent un
rôle.
Dans les pays marqués par de graves
violations des droits de l'homme, comme le Nigeria, l'argument souvent
avancé par les entreprises pour justifier leur présence est
que celle-ci permet de promouvoir les droits de l'homme. Elles ne prennent
en revanche aucune mesure sérieuse pour parvenir à cet objectif.
Les entreprises actives dans ces pays ont tout spécialement le devoir
de prendre activement des dispositions pour promouvoir le respect des droits
de l'homme et de se garder de toute complicité dans les violations
de ceux-ci. Du fait de leur position dominante au Nigeria, les compagnies
pétrolières doivent assumer la responsabilité de contrôler
et de promouvoir le respect des droits de l'homme. Vu la part écrasante
du pétrole dans l'économie du pays, les politiques et pratiques
des compagnies pétrolières pèsent lourdement sur les
décisions du Gouvernement. Grâce aux entreprises mixtes qui
les lient à celui-ci, elles sont bien placées pour influencer
sa politique, y compris pour les questions concernant la sécurité
des installations pétrolières et d'autres problèmes
dans les régions pétrolifères. Toutes les compagnies
pétrolières actives au Nigeria partagent la responsabilité
de promouvoir le respect des droits de l'homme.
Outre ces responsabilités générales,
les compagnies pétrolières actives au Nigeria sont particulièrement
responsables des violations des droits de l'homme liées à
leurs activités. Ces responsabilités doivent être envisagées
dans le contexte de la production pétrolière au Nigeria et
à la lumière du fait que tant le Gouvernement que les compagnies
bénéficient des mesures de sécurité prises
pour protéger la production. Les revenus de chacun sont en effet
affectés lorsque des différends menacent d'interrompre le
flux de pétrole.
De nombreux cas d'abus par les forces
de sécurité examinés par Human Rights Watch concernent
des accusations de violations des normes de protection de l'environnement
par les compagnies pétrolière ou de refus de dédommager,
conformément au droit national, les victimes de dégâts
occasionnés par l'exploration et la production pétrolières.
Dans d'autres cas, les multinationales du pétrole sont accusées
de ne pas avoir versé les compensations que les communautés
locales estiment dues aux propriétaires traditionnels, même
lorsque, étant donné le système juridique nigérian,
il est difficile de déterminer ou de faire appliquer semblable obligation.
Parallèlement, le Gouvernement nigérian s'en remet de facto
aux compagnies pétrolières elles-mêmes pour les informations
sur des questions telles que les titres et expertises immobiliers, les
études d'impact sur environnemental, les conditions de dédommagement
pour les propriétaires et les travailleurs, les évaluations
des dégâts dus au sabotage et les plaintes pour dommages matériels.
La plupart du temps, bien que les structures gouvernementales y jouent
parfois un rôle de supervision insignifiant, les négociations
sur les dédommagements se font de manière bilatérale,
entre les victimes et l'entreprise concernée. Celle-ci contrôle
donc en réalité presque entièrement les expertises,
négociations et versements. Les collectivités touchées
se trouvent en position de faiblesse et sont souvent obligées de
se contenter des compensations proposées par les compagnies. Bien
que des avocats et des groupes de protection de l'environnement s'efforcent
de contrôler le respect de la loi par les compagnies et d'aider les
communautés à faire valoir leurs droits, leurs activités
ont été sérieusement handicapées dans le passé
par les forces de sécurité, coupables de harcèlement,
de descentes dans leurs locaux, de détentions et d'autres actes
répressifs.
Il est légitime que les compagnies
pétrolières désirent protéger leurs installations,
l'environnement et leur personnel. C'est ainsi que des accords en matière
de sécurité sont inévitables entre les compagnies
pétrolières et le Gouvernement nigérian, comme le
sont les dispositifs internes mis en place par les compagnies pétrolières
pour réagir aux prises d'otages et autres actes de sabotage ou d'intimidation.
Elles soulignent aussi leur ferme volonté d'éviter les confrontations
violentes entre les habitants de la région et les forces de sécurité,
mais ajoutent que la loi les oblige à informer les autorités
nigérianes de toute menace contre la production pétrolière.
Human Rights Watch s'inquiète du
mystère qui entoure les dispositions relatives aux installations
pétrolières: aucune des compagnies pétrolières
avec lesquelles nous avons correspondu n'a accepté de nous dévoiler
les parties du Memorandum
of Understanding et de l'Accord sur les opérations conjointes
(Joint Operations Agreement) conclus avec le Gouvernement nigérian
pour régler les questions de sécurité. Nous n'avons
pas davantage eu accès aux orientations internes relatives à
la protection des infrastructures. Vu les abus commis par les forces de
sécurité nigérianes pour protéger les installations
pétrolières, dont les plus célèbres ont eu
lieu en Ogoni, il est essentiel que ces dispositifs soient transparents
et que les compagnies s'engagent clairement à contrôler les
actions des forces de sécurité pour protéger leurs
activités, à mettre des mesures en œuvre pour prévenir
les excès et à émettre publiquement des protestations
lorsque des violations des droits de l'homme sont constatées. Aucune
compagnie pétrolière ne publie de rapports réguliers
et complets sur les accusations de dégradation de l'environnement
et de sabotage, les demandes de dédommagement, les actions de protestation
ou les agissements de la police et de l'armée dans leurs installations
ou à proximité de celles-ci. Les compagnies affirment souvent,
dans leur correspondance avec Human Rights Watch, ne pas avoir connaissance
d'arrestations, de détentions et de brutalités à proximité
de leurs installations. Elles soulignent pourtant leur désir de
conserver de bonnes relations avec les communautés locales.
Selon Human Rights Watch, les compagnies
pétrolières ont la responsabilité de contrôler
de près les activités des forces de sécurité
dans les régions pétrolifères et de prendre toutes
les mesures nécessaires pour éviter les violations des droits
de l'homme. Cette responsabilité est plus impérieuse encore
lorsque les compagnies ont elles-mêmes demandé l'intervention
des forces de sécurité, et en particulier de l'armée
ou de groupes notoires pour leurs exactions, tels que la Police mobile,
ou si elles leur ont versé de l'argent en échange de leur
protection. Plus précisément, Human Rights Watch recommande
que les compagnies :
Les sections suivantes décrivent
sommairement le contexte des violations des droits de l'homme dans le delta
et fournissent des exemples de cas où les entreprises n'ont pas
appliqué ces mesures.
L'Industrie Pétrolière et les Communautés
des Régions Pétrolifères
Le Nigeria est le premier pays producteur
de pétrole en Afrique et le cinquième au sein de l'Organisation
des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Le pétrole a métamorphosé
l'économie politique du pays et représente depuis deux décennies
environ 90 pour-cent des rentrées de devises étrangères
et 80 pour-cent des recettes fédérales. Le Nigeria possède
en outre de gigantesques réserves de gaz naturel qui ne sont pas
encore pleinement exploitées.
Pourtant, loin de faire du Nigeria l'un
des Etats les plus prospères du continent, les ressources naturelles
ont enrichi un petit nombre pendant que l'écrasante majorité
n'a eu de cesse de s'appauvrir : un produit national brut par habitant
de 260 dollars par an seulement place le Nigeria parmi les pays les plus
pauvres du monde. Parallèlement, les luttes au sein de l'élite
pour s'accaparer les profits générés par le boom pétrolier
ont contribué à asseoir les Gouvernements militaires successifs
: depuis son indépendance en 1960, le Nigeria n'a connu que 10 ans
de pouvoir civil, bien que le Gouvernement actuel ait promis de se retirer
en 1999. Alors que des groupes ethniques minoritaires ont obtenu, au sein
de la Fédération multi-ethnique du Nigeria, la création
de nouvelles entités régionales et locales dans l'espoir
de toucher une part des dividendes du pétrole et de compenser les
dommages occasionnés par la production pétrolière,
la Fédération nigériane est en réalité
devenue de plus en plus centralisée, le pouvoir et l'argent se concentrant
entre les mains d'un nombre toujours plus réduit de personnes. La
politique est devenue synonyme de corruption organisée et c'est
peut-être à l'intérieur de l'industrie pétrolière
elle-même que le problème est le plus éclatant, en
particulier autour de la production pétrolière, où
de plantureuses commissions et des pourcentage de contrats ont permis à
des soldats et à des responsables politiques d'amasser de colossales
fortunes.
C'est
en 1956 que l'on découvrit que le sol nigérian recelait de
grandes quantités de pétrole exploitables commercialement.
Le pays produit aujourd'hui quelque deux millions de barils par jour. Les
estimations des réserves pétrolifères nigérianes
oscillent entre 16 et 22 milliards de barils, principalement situés
dans des champs de petite taille dans les régions côtières
du delta du Niger. Aux termes de la constitution, les minerais, le pétrole
et le gaz sont la propriété du Gouvernement nigérian,
qui négocie les contrats de production pétrolière
avec les compagnies étrangères. La plupart des activités
d'exploration et de production pétrolières au Nigeria sont
réalisées par des entreprises américaines et européennes,
dans le cadre d'entreprises mixtes dans lesquelles la Nigérian National
Petroleum Corporation (NNPC), l'entreprise pétrolière publique,
détient une participation de 55 ou 60 pour-cent. Des contrats plus
récents, portant sur des champs de pétrole offshore, s'articulent
autour d'un principe de "production partagée". Le Gouvernement n'y
est plus partenaire officiel. Shell gère contrôle une entreprise
mixte qui représente près de la moitié de la production
de brut nigérian. Mobil, Chevron, Elf, Agip et Texaco ont elles
aussi des entreprises mixtes, et une série de compagnies pétrolières
étrangères ou nationales exploitent des concessions plus
modestes.
Bien
que l'étendue des dégâts soit contestée, la
production pétrolière a engendré des conséquences
néfastes sur l'environnement des régions pétrolifères.
Le delta du Niger est l'une des plus grandes régions marécageuses
du monde, et la plus vaste en Afrique : il recouvre plus de 20 000 kilomètres
carrés, dont quelque 6 000 kilomètres carrés de mangroves,
offre la riche biodiversité caractéristique des grandes régions
marécageuses et boisées et compte de ce fait un grand nombre
d'espèces végétales et animales. Malgré des
décennies de production pétrolières, le manque de
données scientifiques de qualité et indépendantes
sur les effets à long terme de l'encrassement du delta par les hydrocarbures
est frappant. Il est pourtant clair qu'un développement basé
sur le pétrole a gravement abîmé l'environnement et
les ressources de nombreux habitants des régions productrices. Si
les compagnies pétrolières actives au Nigeria affirment respecter
les normes les plus sévères en matière de protection
de l'environnement, la législation nigériane, presque en
tous points semblables aux dispositions internationales, est mal appliquée.
Il
arrive que des marées noires tuent les poissons, ruinent les récoltes
et polluent l'eau, ce qui entraîne de graves conséquences
pour les familles et communautés concernées, notamment sur
la terre ferme ou dans des zones marécageuses d'eau douce, où
les nappes sont concentrées sur une surface réduite. Les
effets à long terme de ces incidents majeurs, des petites marées
noires, qui surviennent régulièrement, et des effluents délibérément
déversés dans l'environnement sont fortement sous-évalués.
Mal conçus, les chaussées et canaux utilisés par l'industrie
pétrolière affectent l'hydrologie des marais d'eau douce
et des forêts de mangrove d'eau saumâtre, inondées selon
le cycle des saisons. Cela a également pour effet de détruire
les cultures, d'anéantir les zones de pêche et d'abîmer
les sources d'eau potable. Les compensations pour ces dégâts
sont insuffisantes et, en l'absence de système juridique efficace,
il est impossible de faire appel à un arbitre indépendant
pour estimer la valeur des biens abîmés. Selon les compagnies
pétrolières, de nombreuses marées noires sont dues
à des actes de sabotage. Or la loi nigériane ne prévoit
aucune compensation dans ce cas de figure. Le problème est que ce
sont surtout les compagnies elles-mêmes qui déterminent la
cause du sinistre, ce qui accroît le risque d'injustice. Parallèlement,
dans une autre région du Nigeria, les terres cultivables et habitables
sont sous pression et leurs habitants expropriés pour faire place
à l'exploitation pétrolière, en vertu de lois qui
ne prévoient aucune protection effective des propriétaires
terriens et n'offrent qu'une compensation inadéquate pour la perte
de revenu. Bien que, par rapport à l'ensemble du delta du Niger,
la superficie consacrée à la production pétrolière
soit modeste, les effets peuvent être dévastateurs pour les
propriétaires. Le delta du Niger est confronté à de
nombreux problèmes écologiques dont les sociétés
pétrolières ne sont pas directement responsables et la région
directement affectée par leurs activités est assez peu étendue.
Toutefois, ces précisions n'ont aucun sens aux yeux des personnes
qui ont vu leurs terres confisquées ou polluées et n'ont
pas reçu de dédommagement proportionné à leurs
pertes.
Les
habitants du delta du Niger, victimes des effets délétères
de l'extraction pétrolière, n'ont généralement
pas profité de la manne pétrolière. Les communautés
des régions pétrolifères ne font la plupart du temps
pas partie des trois grands groupes ethniques du Nigeria (Hausa-Fulanis,
Yoroubas, et Igbos) et parlent un grand nombre de langues et dialectes
différents. Parmi elles, les Ijaws, quatrième groupe ethnique
du pays, sont les plus nombreux. Depuis la création de l'Etat nigérian
par les Britanniques, les peuples du delta ont été marginalisés
par les gouvernements régionaux et fédéraux qui les
ont dirigés. En dépit des richesses générées
par le pétrole du delta, la région demeure plus pauvre que
la moyenne nationale et, bien que la pauvreté soit plus intense
au Nord, dans ces régions où les feux des puits éclairent
la nuit, le fossé entre riches et pauvres est plus flagrant.
Cependant,
la production pétrolière elle-même et le développement
industriel basé sur le pétrole ont métamorphosé
l'économie locale et certains habitants des régions productrices
ont largement profité de l'exploitation de l'or noir. Les personnes
employées à plein temps dans l'industrie pétrolière
comme travailleurs qualifiés perçoivent certes des salaires
élevés, mais constituent une minorité privilégiée
entourée par la masse des travailleurs sans emploi ou sous-employés,
dont la plupart ne sont de toute façon pas originaires des régions
pétrolifères. Les entrepreneurs employés par les compagnies
pétrolières, souvent des chefs traditionnels ou des personnes
proches des administrations militaires des Etats producteurs, peuvent également
compter sur des revenus considérables, souvent étoffés
par la corruption endémique touchant l'adjudication des contrats
de construction et des autres projets liés à l'industrie
pétrolière, ce dont les personnes en charge du choix des
entrepreneurs au sein des compagnies pétrolières tirent également
profit. Les dépenses consenties par les compagnies pétrolières
en faveur du développement ont aussi permis de créer des
écoles, des cliniques et d'autres infrastructures dans des régions
reculées du pays dont le Gouvernement nigérian n'aurait peut-être
pas manqué d'aggraver la marginalisation. Beaucoup de ces projets
ne sont cependant pas adaptés aux besoins des collectivités
locales. D'autres sont incomplets ou bâclés dans leur mise
en oeuvre. Bien qu'une minorité d'hommes politiques, de chefs traditionnels
et d'entrepreneurs se soient enrichis grâce au pétrole et
soutiennent donc les activités des compagnies pétrolières,
la grande majorité des personnes issues des groupes ethniques minoritaires
des régions productrices sont demeurées dans la pauvreté.
Parallèlement, les avantages espérés de liens avec
l'industrie pétrolière ont attisé les conflits dans
et entre les communautés de ces régions. Protestations et Répression dans les Régions Pétrolifères
Furieux
des injustices imputées aux compagnies pétrolières,
un nombre croissant d'habitants des régions pétrolifères
ont protesté contre l'exploitation de ce qu'ils considèrent
comme leur pétrole, bien que, selon la Constitution, le pétrole
appartienne au Gouvernement fédéral. Ils ont également
protesté contre l'absence de retombées positives pour les
collectivités locales ou de compensation pour les dégâts
causés à leurs terres ou à leurs moyens d'existence.
Ces protestations, le plus souvent désorganisées et locales,
firent la une de l'actualité internationale au début des
années 1990, lorsque le Mouvement pour la survie du peuple ogoni
(MOSOP), emmené par le célèbre Ken Saro-Wiwa, réussit
à mobiliser des dizaines de milliers d'Ogonis, une ethnie d'à
peine un demi-million de personnes vivant dans une petite partie de la
région pétrolifère, pour manifester contre les politiques
du Gouvernement fédéral concernant les richesses pétrolières
ainsi que contre les activités de Shell, qui représente près
de la moitié de la production pétrolière du Nigeria.
En 1993, Shell fut contrainte d'interrompre la production dans l'Ogoniland
suite à des manifestations massives dans ses installations et affirma
que son personnel avait été menacé. Les stations d'extraction
y sont toujours fermées, bien que des oléoducs en activité
traversent encore la région. Voyant dans toute menace contre la
production pétrolière une atteinte à l'ensemble du
système politique en place, le Gouvernement fédéral
répondit par la violence et la répression aux protestations
du MOSOP. La Rivers State Security Task Force, un groupe militaire constitué
pour mettre fin aux manifestations organisées par le MOSOP, arrêta
ou brutalisa des milliers d'Ogonis. Des centaines d'autres furent victimes
d'exécutions sommaires en l'espace de quelques années. En
1994, Ken Saro-Wiwa et plusieurs autres personnes furent arrêtés
pour le meurtre de quatre chefs traditionnels dans l'Ogoniland. Le 10 novembre
1995, Saro-Wiwa et huit autres militants du MOSOP furent pendus par le
Gouvernement fédéral suite à un procès devant
un tribunal qui avait bafoué les règles internationales en
matière de procédure. Aucune preuve ne permettait d'établir
la participation des inculpés à ce quadruple meurtre.
Depuis
1995, aucune organisation n'a égalé la cohésion et
le dynamisme du MOSOP. Pourtant, des protestations contre la production
pétrolière ont lieu régulièrement et la mémoire
de Ken Saro-Wiwa est respectée dans tout le delta. La grande majorité
des protestations contre les activités des compagnies pétrolières
dans le delta du Niger ne sont pas organisées par des dirigeants
connus ou des groupements politiques reconnus, mais plutôt par des
habitants locaux. Beaucoup d'entre elles sont passées sous silence,
y compris dans la presse nationale : ce n'est que lorsque la production
pétrolière est menacée que les événements
sont immanquablement relayés. Des habitants demandent des compensations
pour l'utilisation de leurs terres, les marées noires ou les autres
dégâts causés à l'environnement. Ils veulent
aussi des emplois dans les projets de l'industrie pétrolière
ou des projets de développement pour leurs villages. De nombreuses
protestations s'adressent tant au Gouvernement qu'aux compagnies pétrolières
et visent à obtenir qu'une plus grande partie des revenus tirés
du pétrole soit investie dans la région pétrolifère
concernée. Ces revendications proviennent parfois d'individus ou
de familles et concernent leurs propres terres. Il arrive aussi que des
jeunes s'organisent et parviennent à stopper la production dans
les stations d'extraction de leur région ou à empêcher
la poursuite de travaux de construction jusqu'à ce que les compagnies
pétrolières étrangères accèdent en tout
ou en partie à leurs exigences. On a cependant déjà
observé des dégâts matériels, des vols ou des
actes d'intimidation à l'encontre du personnel des compagnies pétrolières
ou de leurs associés. Les prises d'otages sont récemment
devenues plus fréquentes et visent parfois à extorquer de
l'argent aux compagnies pétrolières.
Face
à la menace que certaines de ces manifestations font peser sur la
production pétrolière, le Gouvernement nigérian a
constitué plusieurs groupes spéciaux chargés de la
sécurité dans les régions pétrolifères.
Le plus célèbre pour sa brutalité est la Rivers State
Internal Security Task Force, qui fut créé en réaction
à la crise ogoni. La Police mobile paramilitaire, déployée
dans l'ensemble du pays, est aussi active dans le delta et la marine a
parfois pour mission de maintenir l'ordre dans les zones fluviales. Les
compagnies pétrolières présentes au Nigeria engagent
quant à elles des "policiers surnuméraires," recrutés
et formés par la police nigériane, mais rémunérés
par les compagnies. Ils ne peuvent normalement intervenir qu'à l'intérieur
du périmètre ou dans les installations pétrolières.
Certains sont armés, bien que Shell prétende que la plupart
ne le sont pas. Ils opèrent parfois en civil. De plus, les compagnies
pétrolières disent recourir aux services d'entreprises privées
pour des tâches de routine liées à la sécurité
à l'entrée des installations ou à l'intérieur
de celles-ci. Elles ont aussi des gardes locaux, engagés parmi les
propriétaires de terrains traversés par des oléoducs
ou sur lesquels sont situées d'autres installations.
Le
nouveau chef de l'Etat, le général Abdulsalami Abubakar,
a grandement tempéré la répression menée par
son prédécesseur, le général Sani Abacha, décédé
en juin 1998. Il a en effet libéré de nombreux prisonniers
politiques et assoupli les restrictions de la liberté d'expression,
syndicale et d'association dans tout le Nigeria. Le Gouvernement a retiré
la Internal Security Task Force de l'Ogoni. Un grand nombre d'exilés
ogonis ont pu rentrer chez eux, et le MOSOP a pu reprendre ses rassemblements.
Les forces de sécurité continuent toutefois de réagir
de façon très lourde à toute menace contre la production
pétrolière, et les défenseurs des droits de l'homme
et de l'environnement présents dans les régions pétrolifères
constatent peu de changements. Le 30 décembre 1998, des soldats
abattirent au moins sept jeunes qui manifestaient à Yenagoa, la
capitale de l'Etat de Bayelsa; le lendemain huit autres auraient connu
le même sort. La répression se poursuivit les jours suivants
et était toujours en cours au moment de mettre ce rapport sous presse.
Presque
toutes les communautés ont vu la Police mobile, paramilitaire, la
police régulière ou l'armée battre, arrêter
et même tuer des participants aux manifestations, pacifiques ou violentes,
ou des personnes, jeunes, femmes, enfants ou chefs traditionnels, qui demandaient
à être dédommagées pour les dégâts
causés par le pétrole. Il arrive que des personnes soient
battues ou arrêtées sans discernement, qu'elles participent
ou non aux protestations.
Lorsque
le général Abacha était au pouvoir, les autorités
harcelaient régulièrement les militants des organisations
des droits de l'homme et de l'environnement, et plus particulièrement
ceux des mouvements politiques qui essayaient d'organiser la résistance
contre les abus des compagnies pétrolières. Si la situation
s'est améliorée au cours des derniers mois, les décrets
qui autorisent les détentions sans procès et établissent
des tribunaux spéciaux pour juger, sans protection judiciaire adéquate,
les affaires de "troubles civils" ou de sabotage, sont toujours en vigueur.
Au
cours d'une visite d'un mois dans le delta du Niger en juillet 1997 et
par le biais de recherches ultérieures, Human Rights Watch a enquêté
sur plusieurs cas de protestations contre des activités de compagnies
pétrolières depuis le procès et l'exécution
en 1995 de Ken Saro-Wiwa et de ses huit coaccusés. Les cas que nous
avons examinés peuvent être divisés en deux grandes
catégories. D'une part, les incidents au cours desquels des personnes
ont accusé les compagnies pétrolières d'avoir lésé
matériellement les habitants des régions où elles
réalisent leur activités et de ne pas les avoir pleinement
indemnisées.
Les
incidents concernent des différends à propos des obligations
juridiques de dédommager les victimes des dégâts infligés,
des cas d'empiétement sur les terres ou les eaux locales ou les
droits d'accès. Les revendications sont souvent exprimées
sous l'angle du droit des communautés locales à une part
équitable des richesses produites grâce au pétrole
extrait de leurs terres. Les habitants ont en conséquence demandé
des dédommagements pour les activités des compagnies pétrolières,
sous forme de compensations financières suite à des fuites
ou des expropriations, de projets de développement pour les collectivités
locales proches des installations pétrolières ou d'emplois
temporaires lorsque des travaux sont effectués dans les environs.
D'autre part, le déploiement de forces de sécurité
en vue de protéger les activités pétrolières
a débouché sur des cas de harcèlement et, apparemment,
d'agression aveugle contre des membres de collectivités locales.
Dans
les pires cas, la Police mobile militaire ou d'autres groupes des forces
de sécurité ont tué des personnes en réaction
aux menaces pesant sur la production pétrolière. En mai 1998,
deux jeunes perdirent la vie sur la plate forme de Chevron à Parabe,
lors de l'intervention des forces de sécurité dépêchées
pour déloger deux cents manifestants qui avaient interrompus la
production. Ils demandaient des dédommagements pour les dégâts
causés à l'environnement par les canaux creusés pour
Chevron et qui reliaient des cours d'eau avoisinants à la mer. Il
est fréquent que des mécontents soient battus et mis en détention
arbitraire pendant des périodes allant de quelques heures à
quelques semaines, voire plusieurs mois. Des personnes sont parfois arrêtées
simplement pour s'être rendues dans les locaux d'une entreprise pétrolière
ou d'un entrepreneur en vue de demander un dédommagement pour des
travaux en cours. Ainsi, en 1997, des propriétaires interrogés
par Human Rights Watch passèrent une nuit en détention et
furent relâchés suite à une fuite de pétrole
sur leurs terres. Elf attribuait cet incident à un acte de sabotage.
Ils étaient apparemment soupçonnés d'être les
saboteurs, malgré l'absence de preuves et les dégâts
causés à leurs cultures, - dégâts pour lesquels
ils n'ont pas été indemnisés. Après une grave
marée noire chez Mobil en janvier 1998, pas moins de 300 personnes
venues réclamer des compensations auraient été arrêtées
; en juillet, de nouvelles protestations contre les dégâts
engendrés par la marée noire et les retards dans les versements
des dédommagements donnèrent lieu à des troubles au
cours desquels onze personnes auraient été abattues par la
police.
Au
moment de la mise sous presse de ce rapport, on apprit que 10 jeunes Ijaws,
qui réclamaient le retrait des compagnies pétrolières
du Nigeria avaient été abattus et que des milliers de soldats
avaient été déployés dans le delta du Niger. Le
Rôle de Shell dans la Crise Ogoni
Shell
fut la compagnie pétrolière qui attira le plus l'attention
internationale, et ce pour trois raisons : tout d'abord, principal et plus
ancien producteur du Nigeria, Shell domine le secteur depuis le commencement
de l'exploitation du pétrole et jouissait au début d'une
situation de monopole et de relations privilégiées avec le
Gouvernement ; ensuite, Shell dispose surtout d'installations terrestres,
situées à proximité de zones habitées et donc
exposées aux protestations locales (la plupart des incidents évoqués
dans ce rapport concernent Shell, ce qu'explique sa plus grande exposition);
enfin, Shell fut la cible principale de la campagne du MOSOP, qui l'accusa
de complicité dans le génocide présumé du peuple
ogoni.
Lorsque
la crise ogoni atteignit sont paroxysme, Shell fut régulièrement
accusée de collaborer avec l'armée, même après
l'arrêt de la production dans les stations d'extraction de l'Ogoniland
en janvier 1993. Un document, qui aurait fait l'objet d'une fuite au Gouvernement
en 1994, impliquait Shell dans des Aopérations de sape réalisées
par la Rivers State Internal Security Task. Force que et dont les compagnies
pétrolières devaient assumer les coûts. Le chef de
la Task Force affirma publiquement à plusieurs reprises que ses
actes avaient pour but de permettre à Shell de reprendre ses activités.
D'anciens membres ogonis de la police de Shell ont déclaré
avoir suscité des conflits entre différents groupes et intimidé
ou harcelé des manifestants en 1993 et 1994, au plus fort des protestations
du MOSOP. Des détenus ogonis affirment en outre avoir été
détenus et battus par la police de Shell au cours de la même
période. Des défenseurs des droits de l'homme et de l'environnement
du delta affirment de plus que Shell (à l'instar d'autres compagnies)
continue de verser de l'argent aux soldat déployés dans ses
installations.
Shell
réfute toutes ces accusations et se distança de toutes les
déclarations des responsables du Gouvernement ou des forces de sécurité,
qui demandaient une réaction répressive aux manifestations,
rappelant que l'entreprise s'était souvent dite préoccupée
par la
violence et la brutalité dont les deux parties de la question ogoni
ont parfois fait preuve. Shell se défendit aussi de toute collusion
avec les autorités. Elle a toutefois depuis admis avoir directement
versé de l'argent aux forces de sécurité nigériane,
dont une fois, en 1993, sous la contrainte. Suite à d'importantes
pressions publiques exercées à l'intérieur et à
l'extérieur du Nigeria pour que Shell intervienne en faveur des
accusés lors du procès des « Neuf Ogonis » et
suite à leur condamnation, la compagnie envoya une lettre adressée
au général Abacha, lui demandant de commuer, pour des raisons
humanitaires, les peines de mort prononcées contre Ken Saro-Wiwa
et les autres prévenus. Elle se garda toutefois de souligner la
nature inéquitable du procès.
Shell
affirme ne pas avoir repris la production dans l'Ogoniland, même
si elle ajoute avoir tenté d'ouvrir des négociations avec
les communautés concernées en vue de relancer la production
et de mettre en place des projets de développement susceptibles
de remédier à certains des problèmes que connaissent
les Ogonis. Selon des habitants, la Rivers State Internal Security Task
Force, toujours présente sur place, a toutefois contraint des personnes
à signer des déclarations où elles invitaient Shell
à revenir. Shell a également déclaré à
plusieurs reprises au cours des dernières années avoir entamé
des négociations avec des représentants du MOSOP. Des porte-parole
de celui-ci ont démenti cette information ainsi que les déclarations
de Shell selon lesquelles sa présence dans l'Ogoniland serait limitée
à la réalisation de programmes sociaux et à des tentatives
de réconciliation avec le peuple ogoni. Selon les mêmes porte-parole,
le personnel de Shell aurait pénétré dans l'Ogoniland
sous la protection des forces de sécurité afin de travailler
sur des oléoducs. Le MOSOP demeure opposé à la relance
de la production de Shell, estimant que la compagnie doit « nettoyer
ou partir » pour la Journée du peuple ogoni, soit le 4 janvier
2000.
Tentatives
d'Importation d'Armes
Des
enquêtes réalisées par des journalistes révélèrent
en 1996 que Shell avait peu de temps auparavant négocié l'importation
d'armes destinées à la police nigériane. En janvier
1996, en réaction à ces accusations, Shell admit avoir dans
le passé importé des armes de poing pour le compte des forces
de police nigérianes. Ces armes étaient destinées
aux policiers surnuméraires détachés auprès
de Shell pour protéger les installations de l'entreprise (et d'autres
compagnies pétrolières) contre la criminalité. Le
dernier achat d'armes par Shell aurait été effectué
15 ans auparavant et aurait porté sur 107 armes de poing destinées
à ses policiers surnuméraires. Des documents judiciaires
déposés au Lagos en juillet 1995 et relayés par la
presse britannique révélèrent cependant que Shell
négociait encore des acquisitions d'armes pour la police nigériane
en février 1995. Shell reconnut avoir conduit ces négociations
mais ajouta qu'aucun achat n'avait été effectué. La
compagnie déclara cependant à Human Rights Watch ne pas être
en mesure de s'engager à ne plus fournir d'armes à l'avenir
attendu que, étant donné la détérioration de
la situation en matière de sécurité au Nigeria, il
sera peut-être souhaitable de moderniser les armements utilisés
actuellement par la police pour protéger le personnel et les biens
de Shell.
Menaces
Contre des Membres des Collectivités Locales
Au
cours de son enquête sur la situation dans le delta en juillet 1997,
Human Rights Watch eut vent d'accusations troublantes concernant trois
réunions séparées, dont deux était liées
à la même affaire. Selon des témoins oculaires interrogés
par Human Rights Watch, des membres du personnel de Shell ou des représentants
des autorités militaires aux côtés de membres du personnel
de Shell avaient directement menacé des habitants, évoquant
la situation dans l'Ogoniland. Deux de ces réunions avaient eut
lieu seulement quelques jours avant l'entretien entre Human Rights Watch
et les témoins. La troisième remontait à trois ans,
à l'époque du procès de Ken Saro-Wiwa. Dans une autre
affaire, un jeune fut attaqué par la Police mobile sur le projet
gazier d'Obite. Il fut ensuite menacé par un responsable de C&C
Construction, un entrepreneur chargé d'un projet de la famille libanaise
Chagoury proche du général Abacha. Lorsque, bien qu'on lui
eût conseillé de tirer les enseignements du procès
de Saro-wiwa, il refusa de retirer sa plainte, des hommes armés
du Service de sécurité de l'Etat vinrent le chercher. Il
s'enfuit au Togo quelques jours plus tard. Après son retour au Nigeria
plusieurs mois plus tard, il fut arrêté à plusieurs
reprises.
Refus
des Compagnies Pétrolières de Surveiller et de Dénoncer
les Abus
Les
événements d'Umuechem en 1990 représentent toujours
le cas le plus grave d'abus des forces de sécurité impliquant
directement une compagnie pétrolière. Un directeur de Shell
demanda explicitement par écrit la protection de la Police mobile
(célèbre pour ses exactions). 80 civils non armés
perdirent la vie et des centaines d'habitations furent détruites.
Shell affirme avoir tiré les leçons des incidents regrettables
et tragiques d'Umuechem, ajoute que plus jamais elle ne fera appel à
la protection de la Police mobile et demandera aux autorités nigérianes
de faire preuve de retenue. Cependant, dans plusieurs cas sur lesquels
Human Rights Watch a enquêté, les compagnies pétrolières,
dont Shell, ou leurs contractants avaient demandé la protection
des forces de sécurité, sans prendre de mesures visant à
s'assurer que cette protection ne débouche pas sur des abus et sans
protester lorsque le problème se présentait.
En
juillet 1997, des jeunes de Edagberi, dans le Rivers State, furent par
exemple détenus pendant une nuit suite à une plainte écrite
adressée par Alcon Engineering, un entrepreneur travaillant pour
le compte de Shell, au commissariat de police local. Si Shell accuse les
jeunes concernés d'avoir intimidé l'entrepreneur et estime
en conséquence que l'intervention des forces de sécurité
était opportune, il n'en reste pas moins qu'aucune garantie ne fut
demandée pour s'assurer que ladite intervention ne donnerait pas
lieu à des abus. Dans la même veine, à Yenezue-Gene,
toujours dans le Rivers State, où Shell est confrontée à
l'hostilité des communautés locales depuis que la construction
d'une chaussée vers ses gisements de Gbaran a détruit une
région boisée d'une grande importance économique pour
les habitants, les soldats présents sur place harcelèrent
des membres des collectivités locales en 1996 et 1997. Shell déclara
à Human Rights Watch que ses entrepreneurs avaient sollicité
le concours de la police « en raison de l'hostilité locale
». Interrogée par Human Rights Watch, Shell ne déclara
pas avoir demandé des garanties concernant le comportement des policiers.
La compagnie déclara en outre ne pas être informée
de plaintes formulées par des membres des collectivités locales
auprès du personnel, suite aux abus perpétrés par
les forces de sécurité.
En
août 1995, à Iko, dans l'Etat d'Akwa Iborn, où une
torche défectueuse (utilisée pour brûler les gaz émis
par la tête du puits), Western Geophysical, un entrepreneur travaillant
pour le compte de Shell, affirma avoir demandé une assistance navale
pour récupérer des bateaux dont s'étaient emparés
des jeunes sui cherchaient à obtenir, entre autres, des emplois
auprès de l'entreprise. Suite à cette intervention navale,
la Police mobile se rendit dans le village et s'en prit à de nombreux
habitants. Un professeur qui avait fait office d'interprète lors
de négociations entre Western Geophysical et les habitants fut battu
à mort. Shell a déclaré à Human Rights Watch
ne pas rechercher de protection militaire, mais estime que le recours à
la marine était dans ce cas justifié étant donné
le terrain. Selon la compagnie, la Police mobile avait été
appelée par la marine et non par l'entrepreneur. Dans sa réponse,
détaillée, Shell ne déclare pas avoir tenté
de protester contre les agissements de la Police mobile, se contentant
de préciser que "cet incident n'était pas lié aux
activités sismiques de Western Geophysical."
En
mai 1998, lorsque quelque 200 jeunes occupèrent la plate-forme de
Chevron à Parabe et y interrompirent la production, la compagnie
reconnu avoir requis l'intervention des forces navales et transporté
par voie aérienne des soldats de marine et des membres de la Police
mobile sur le site. En dépit des graves conséquences de ces
décisions, dont la mort par balles de deux manifestants qui, ainsi
qu'elle l'a reconnu, n'étaient pas armés, Chevron n'a pas
déclaré, dans sa réponse aux questions de Human Rights
Watch, avoir mis quoi que ce soit en œuvre pour prévenir, avant
l'affrontement, les abus des forces de sécurité. Elle n'a
pas non plus fait part de préoccupations aux autorités, ni
pris de mesure pour éviter ce genre d'incidents à l'avenir.
la réponse de Chevron concernant une affaire antérieure,
dans laquelle la Police mobile avait tué un jeune dans des installations
de Chevron à Opuama, dans l'Etat de Bayelsa, ne mentionnait pas
non plus la moindre tentative de soulever la question des droits de l'homme
auprès des autorités suite aux événements concernés.
Lorsqu'elles
décident de demander la protection des forces de sécurité,
les compagnies pétrolières ont la responsabilité de
veiller à ce que l'intervention de celles-ci de débouche
pas sur des violations des droits de l'homme. Toutefois, même lorsque
les forces de sécurité agissent de leur propre chef sans
qu'aucune demande d'assistance n'ait été formulée
par les compagnies pétrolières, celles-ci ne peuvent rester
indifférentes aux abus. Pourtant, dans l'écrasante majorité
des cas, les compagnies pétrolières ne font état d'aucun
effort entrepris pour contrôler ou dénoncer les violations
des droits de l'homme par les forces de sécurité, dont sont
victimes les personnes qui ont soulevé des problèmes écologiques,
demandé des compensations financières ou des emplois, protesté
contre les activités pétrolières ou menacé
la production de pétrole. Lors
de quelques arrestations retentissantes, une ou deux compagnies
firent des déclarations publiques, sous la pression des consommateurs
européens et américains. La grande majorité des cas
sont toutefois passés sous silence. Dans tous les cas qui n'ont
pas trouvé d'écho dans la presse internationale et sur lesquels
Human Rights Watch a mené des investigations, les compagnies pétrolières
n'ont aucunement fait part de préoccupations aux autorités. Dans
la majorité des cas constatés, les compagnies pétrolières
ne sont intervenues en faveur des personnes visées par les forces
de sécurité que lorsque l'attitude des autorités nigérianes
était devenue encombrante sur la scène internationale. Dans
d'autres cas, les compagnies pétrolières affirmaient ne pas
être au courant d'arrestations ou de brutalités. Pourtant,
il s'agissait parfois de graves incidents survenus dans leurs propres installations.
Shell
nia par exemple avoir connaissance des détentions intervenues suite
à des troubles graves en juin et juillet 1995 à Egbema, dans
l'Etat de Imo, au cours desquels la Police mobile se rendit coupable de
violences aveugles et arrêta plus de trente personnes. Celles-ci
furent gardées en détention pendant plusieurs semaines et
inculpées de sabotage, avant d'être libérées
sous caution. Shell déclara que l'affaire avait été
résolue à l'amiable grâce à des négociations
entre la communauté locale et l'administration militaire.
Elf
déclara pour sa part ne pas avoir connaissance de l'arrestation
et du passage à tabac d'un militant dans un projet gazier à
Obite, en octobre 1998. Interrogée à propos du cas d'un jeune
battu par des gardes de sécurité jusqu'à ce que mort
s'ensuive à la station d'extraction de Clough Creek, près
de Egbemo-Angalabiri, Agip ne reçut même pas les représentants
locaux et refusa de répondre à Human Rights Watch. Si Mobil
se distança publiquement de l'arrestation de centaines de manifestants
qui protestaient contre la marée noire causée le 12 janvier
1998 par un oléoduc offshore à proximité du terminal
de Qha Iboe, la société ne déclara pas pour autant
avoir dénoncé les faits auprès des autorités
et affirma à des journalistes au Lagos : Il s'agit d'un problème
de sécurité. Cela n'a rien à voir avec Mobil.
Lorsque
un professeur fut battu à mort par la Police mobile à Iko,
dans l'Etat de Akwa Ibom, Western Geophysical, un entrepreneur de Shell,
déclara avoir demandé une assistance pour récupérer
des bateaux dont des jeunes s'étaient emparés. Selon l'entreprise,
la marine avait fait appel à la police de son propre chef. Que Shell
ou Western Geophysical aient requis l'aide de la Police mobile ou non,
la présence de celle-ci dans le village et, partant, le meurtre
d'Emmanuel Nelson, faisaient suite à leur demande d'assistance.
En outre, l'hostilité entre Shell et les habitants, qui explique
des actions, comme la prise de bateaux, visant à attirer l'attention
sur les doléances locales, fut attisée par la torche défectueuse
dans la station d'extraction de Utapete. En conséquence de cette
panne, du sel provenant de l'eau de mer fut vaporisé et rejeté
sur le village. Il tua la végétation et attaqua les toitures
en tôle. On affirma pourtant à Human Rights Watch que l'incident
n'avait rien à voir avec les activités sismiques de Western
Geophysical et que, par conséquent, aucun dédommagement n'avait
été accordé.
Révision
Interne de Shell depuis 1995
Depuis
que ses intérêts au Nigeria ont focalisé l'attention
internationale en 1995, le groupe Royal Dutch/Shell a entrepris un réexamen
approfondi de son attitude à l'égard des communautés
locales et des questions liées aux droits de l'homme et au développement
durable. Aucune autre compagnie pétrolière active au Nigeria
n'a, selon les informations de Human Rights Watch, entrepris une telle
démarche pour réviser ses politiques et pratiques en raison
de préoccupations découlant des violations des droits de
l'homme liées aux activités pétrolières. Si
nous saluons cet effort d'introspection, sa capacité de modifier
les pratiques l'entreprise ne pourra être jugée qu'à
l'aune de l'attitude concrète de celle-ci dans des pays comme le
Nigeria. Il est encore trop tôt pour dire si cette attitude évoluera.
Le
conflit qui couve dans les régions pétrolifères du
delta du Niger ne pourra être résolu tant que les peuples
qui y vivent n'auront pas la droit de participer aux décisions et
ne jouiront pas de la protection prévue par l'Etat de droit. Les
injustices dont souffrent les peuples du delta sont à bien des égards
identiques à celles que connaissent tous les Nigérians suite
à des décennies de pouvoir militaire. Pourtant, dans les
régions productrices de pétrole, la répression des
activités politiques, l'absence de voies de recours juridiques pour
obtenir des dédommagements suite aux dégâts écologiques
et à la perte de moyens de subsistance qui en résulte, et
les violations systématiques des droits de l'homme par les forces
de sécurité de la région ont accru les protestations,
qui ont à leur tour avivé la répression. Si le décès
du général Abacha et l'arrivée de son successeur,
le général Abubakar, ont permis une amélioration du
respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales au Nigeria,
la situation dans le delta n'a guère évolué, comme
le démontre la récente escalade de protestations.
C'est
avant tout au Gouvernement nigérian qu'il appartient d'y remédier.
Les compagnies pétrolières multinationales ne peuvent pas
pour autant s'exonérer de leur part de responsabilité. Il
ne suffit pas de dire que le contexte politique nigérian est aussi
difficile pour les compagnies pétrolières que pour les autres
et que le secteur pétrolier n'a pas le pouvoir de modifier la politique
du Gouvernement dans les régions pétrolifères : les
sociétés pétrolières contribuent de bien des
façons au mécontentement dans le delta et au conflit dans
et entre les communautés, phénomènes auxquels le Gouvernement
réagit par la répression. Les compagnies pétrolières
se doivent de prendre des mesures pour veiller à ce que la production
ne se poursuive pas aux dépends des communautés qui les accueillent,
lorsque ceux qui mettent leurs activités en cause sont victimes
de menaces ou de violences. Il est de plus en plus probable que, si des
mesures de correction ne sont pas mises en œuvre, les protestations dans
les régions productrices de pétrole se feront plus violentes,
une violence organisée et concertée, donnant lieu à
de plus dures représailles. Habitants et compagnies, tous ceux qui
ont des intérêts dans la région du delta, pâtiront
alors de la détérioration continue de la situation en matière
de sécurité.
Africa Division Human Rights Watch se consacre à protéger les droits de l'Homme partout dans le monde. Nous luttons aux côtés des victimes et des militants des droits de l'Homme pour que les auteurs de violations soient traduits en justice, pour prévenir la discrimination, pour que soit respectée la liberté politique et pour protéger les personnes contre les comportements inhumains en temps de guerre. Nous menons des enquêtes sur les atteintes aux droits de l'Homme, nous les dévoilons et nous établissons la responsabilité des auteurs de ces violations. Nous demandons que les gouvernements et ceux qui détiennent le pouvoir mettent fin à leurs abus et respectent les normes internationales en matière de droits de l'Homme. Nous encourageons le public et la communauté internationale à appuyer la cause des droits de l'Homme pour tous. Notre équipe se compose de Kenneth Roth, directeur général; Susan Osnos, assistante du directeur; Michele Alexander, directeur du développement; Reed Brody, directeur de lobbying; Cynthia Brown, directrice des programmes; Barbara Guglielmo, directrice financière et administrative; Patrick Minges, directeur des publications; Jeri Laber, conseiller spécial; Lotte Leicht, directrice du bureau de Bruxelles; Susan Osnos, directrice des communications; Jemera Rone, conseiller; Wilder Tayler, conseiller général; et Joanna Weschler, représentante aux Nations Unies. Jonathan Fanton est président du conseil d'administration et Robert L. Bernstein est le président fondateur. Sa division africaine a été fondée en 1988 pour superviser et promouvoir le respect des droits de l'Homme reconnus au niveau international en Afrique sub-saharienne. Elle comprend : Peter Takirambudde, directeur exécutif; Janet Fleischman, directrice à Washington; Suliman Ali Baldo, chargé de recherche; Alex Vines, adjoint à la recherche; Bronwen Manby et Binaifer Nowrojee, conseillers; Zachary Freeman et Juliet Wilson, collaborateurs; Alison DesForges, consultante; et Peter Bouckaert, stagiaire d'Orville Schell. William Carmichael est président du comité consultatif. |