Rapports de Human Rights Watch

I. Synthèse

« Les islamistes radicaux se moquent bien souvent d'être condamnés à des peines de prison, mais il y a une chose qu'ils redoutent par-dessus tout : l'expulsion du territoire français ».

—Policier français spécialiste du contre-terrorisme, 20061

Depuis les années 1980, la France n’hésite pas à appliquer une politique qui consiste à renvoyer de force, vers leur pays d’origine, des ressortissants non français accusés de liens avec le terrorisme et l’extrémisme.

Au cours des cinq dernières années, la France a ainsi procédé à l’éloignement de dizaines d’étrangers se trouvant dans ce cas. Certains se sont vus éloignés après avoir purgé des peines de prison pour des infractions liées au terrorisme. D’autres étaient des responsables religieux musulmans (imams), expulsés pour avoir prêché des idées qui, aux yeux des autorités, prônaient l’extrémisme et contribuaient à la radicalisation. Les chiffres gouvernementaux disponibles indiquent que 71 personnes qualifiées de « fondamentalistes islamiques » ont été éloignées de France entre le 11 septembre 2001 et septembre 2006. Quinze d’entre elles ont été décrites par le gouvernement comme étant des imams.

Dans l’un des cas au moins, le gouvernement a déchu un homme de la nationalité française qu’il avait acquise afin de pouvoir le renvoyer dans son pays de naissance.

Comme tous les États, la France a le droit de contrôler ses frontières et d’en exclure les étrangers qui constituent une menace pour sa sécurité nationale. Elle a le devoir de protéger sa population contre les actes de terrorisme. Mais en vertu du droit européen et international des droits humains, elle a également l’obligation de veiller à ce que les mesures prises au nom de la lutte contre le terrorisme et de la protection du public soient compatibles avec les protections des droits humains coexistants, y compris les droits des personnes perçues comme une menace. Le gouvernement français est tenu de faire en sorte que la procédure d’éloignement pour des raisons de sécurité nationale offre des sauvegardes efficaces, qui garantissent des procédures équitables et protégent les personnes faisant l’objet de l’éloignement contre des violations graves de leurs droits humains fondamentaux.

De prime abord, la loi française semble contenir des protections appropriées contre l’expulsion de résidents étrangers de longue durée ou en tout cas intégrés. Les procédures de recours dont disposent les personnes faisant l’objet d’un éloignement du territoire français semblent satisfaire à l’obligation de procédure équitable. Néanmoins, à y regarder de plus près, la procédure est insuffisante pour garantir une réelle protection des droits fondamentaux. L’éloignement est une mesure radicale qui entraîne des conséquences graves, voire irréparables, pour les personnes concernées et leurs familles. Le danger majeur est que dans leur précipitation à procéder à l’éloignement, les autorités renvoient des personnes vers des pays où elles risquent d’êtres torturées ou soumises à des traitements cruels, inhumains ou dégradants, ce qui constitue une violation grave des obligations qui incombent à la France aux termes du droit international.

Les exceptions aux protections juridiques contre l’éloignement, invoquées pour des raisons de sécurité nationale et appliquées en France à diverses catégories de résidents étrangers, signifient que toute personne considérée comme une menace peut être expulsée, même si elle a vécu toute sa vie en France. Une fois qu’une décision initiale a été prise sur son cas, la loi française autorise le gouvernement à expulser une personne ou à l’interdire du territoire français alors même qu’un appel a été interjeté et même s’il existe une crainte de persécution en cas de renvoi dans le pays dont elle a la nationalité, à moins que, dans ce cas précis, un juge n’accorde un sursis à l’exécution. Les demandes d’asile n’ont un effet suspensif qu’en première instance ; par conséquent, une décision initiale négative émanant de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) ouvre la voie à un éloignement immédiat, même si la personne a interjeté appel de la décision devant la Commission des recours des réfugiés (CRR), un organe indépendant.

Lors de l’éloignement d’un ressortissant algérien, Mahfoud Brada, en 2002, le Comité des Nations Unies contre la torture a condamné la France pour avoir violé son obligation absolue de n’expulser aucune personne vers un pays où elle risque d’être torturée ou soumise à des mauvais traitements interdits. Brada, qui avait été condamné pour viol et interdit du territoire français pour dix ans, a été éloigné alors que son appel était en instance et que le comité avait demandé de surseoir à son éloignement. En dépit des fortes critiques émises par le comité et de son appel adressé aux autorités françaises pour que ses requêtes soient désormais « rigoureusement observée[s] », la France a de nouveau ignoré une demande de sursis du comité lors de l’expulsion d’un ressortissant tunisien, Adel Tebourski, à la mi-2006.

Les expulsions d’imams, dues en grande partie au fait qu’ils tiennent un discours considéré comme une menace pour la sécurité nationale, soulèvent la question de la protection de la liberté d’expression et de la transgression des garanties de procédures équitables pour les personnes confrontées à l’éloignement. Les expulsions pour des motifs de sécurité nationale ont lieu suite à des procédures administratives. En réalité, en choisissant d’adopter une politique d’expulsions découlant de décisions administratives—plutôt que de poursuivre les personnes concernées pour des délits d’expression—, les autorités françaises utilisent la législation relative à l’immigration pour contourner les garanties plus strictes prévues dans la juridiction pénale en matière de preuves et de procédures. Les cas examinés par Human Rights Watch, sur la base de rapports des services de renseignement qui ne révèlent pas leurs sources d’information ni la façon dont les informations ont été obtenues, portaient sur des propos qui, bien que choquants, ne constituaient pas une incitation manifeste à la violence, laquelle justifierait une sanction aussi draconienne que l’expulsion ou toute autre ingérence extrême dans le droit fondamental à la liberté d’expression.

Enfin, les éloignements risquent d’interférer avec le droit à la vie familiale et privée des personnes éloignées et de leurs proches, en violation du droit international des droits humains. Ceci est particulièrement vrai pour les personnes nées en France ou y ayant vécu la majeure partie de leur vie, celles qui ont épousé des citoyens français ou des personnes résidant en France, et celles qui ont des enfants de nationalité française.

L’interdiction du territoire français et l’expulsion ne constituent pas les seuls instruments dont dispose le gouvernement pour traiter les cas de personnes considérées comme une menace pour la sécurité nationale. Une autre option consiste à faire un usage plus efficace et plus juste de la mesure administrative qu’est l’assignation à résidence dans un endroit précis de France. Le recours à cette option est préférable étant donné qu’il peut s’effectuer sans enfreindre le droit international, contrairement aux types d’éloignement décrits dans le présent rapport.

Les expulsions du territoire français n’ont pas lieu face à un vide politique ou social. Elles se déroulent dans le contexte d’un vaste débat portant sur la sécurité, l’intégration et l’immigration, dans un pays qui accueille la plus importante communauté musulmane d’Europe occidentale. Les éloignements de résidents de longue durée et de responsables religieux musulmans sont perçus avec inquiétude par la population musulmane de France. Dans la mesure où Ils sont ressentis par les musulmans français comme des mesures discriminatoires et injustes, ils peuvent se révéler contre-productifs en aliénant les communautés dont la coopération se révèle vitale pour l’effort de lutte contre le terrorisme.

L’exploration d’une approche commune des expulsions pour des raisons de sécurité nationale dans le cadre du Plan d’action de l’Union européenne sur la lutte contre le terrorisme, et plus précisément de la stratégie pour lutter contre la radicalisation violente et le recrutement pour le terrorisme, suscite un intérêt croissant en Europe. La France joue un rôle moteur sur ces questions et elle a tout dernièrement poussé à l’adoption d’une résolution du Conseil européen sur l’échange d’informations relatives aux expulsions de personnes soupçonnées d’être liées au terrorisme ou  d’inciter à la discrimination, la haine et la violence. Tout effort tendant vers une approche européenne commune doit se fonder sur un meilleur modèle que la politique et la pratique françaises actuelles et il doit s’appuyer fermement sur le droit international des droits humains.

Recommandations clés

Human Rights Watch estime que la meilleure façon pour la France d’établir des normes, tant au niveau des efforts antiterroristes que sur le plan d’un engagement envers les droits humains, serait d’une part, d’améliorer les protections procédurales régissant l’éloignement pour des raisons de sécurité nationale, et d’autre part, de recourir concrètement à des alternatives moins draconiennes, telles que les assignations à résidence, reposant sur une procédure équitable et une supervision judiciaire. Nous recommandons vivement au gouvernement français de prendre les mesures clés énumérées ci-dessous :

  • Veiller à ce que toute personne faisant l’objet d’un éloignement de la France soit autorisée à demeurer en France jusqu’à ce qu’il soit statué sur tout recours intenté en lien avec le risque de torture, d’autres mauvais traitements ou d’ingérence dans le droit à la vie familiale.
  • Veiller à ce que les personnes demandant l’asile puissent demeurer en France jusqu’à la conclusion de la procédure d’examen de leur demande d’asile.
  • Supprimer, lorsqu’une personne risque soit la peine de mort, soit la torture ou autres mauvais traitements, l’exception qui, pour des raisons de sécurité nationale, frappe l’octroi de la « protection subsidiaire », une forme temporaire de protection accordée en lieu et place du statut de réfugié.
  • Améliorer et appliquer de manière plus juste le système d’assignation à résidence en France, en tant qu’alternative à l’éloignement lorsque ce dernier ne peut avoir lieu dans le strict respect du droit des droits humains.
  • Dans la législation et la jurisprudence, clarifier la matérialité et le degré d’intensité de la menace qui doit se poser à l’égard de la sécurité nationale pour entraîner une expulsion, en particulier dans les cas de délits d’expression.

Alors que la France et d’autres nations se tournent vers l’éloignement en tant qu’outil au service de la stratégie de lutte contre la radicalisation violente et le recrutement pour le terrorisme, les autorités régionales et internationales des droits humains pourraient contribuer à dégager des repères plus précis à propos de l’ingérence légitime dans le droit à la vie familiale et le droit à la liberté d’expression.

Des recommandations détaillées sont présentées en fin de rapport.




1 Policier spécialiste du contre-terrorisme dont le nom n’a pas été révélé, cité dans Jean Chichizola, « Onze religieux islamistes en instance d’expulsion », Le Figaro (Paris), 27 septembre 2006.