Rapports de Human Rights Watch

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I. Résumé

Nation divisée, la Côte d’Ivoire connaît toujours la crise militaire et politique la plus grave de son histoire depuis l’indépendance.  Depuis plus de trois ans et demi, la Côte d’Ivoire est de fait partagée entre le sud du pays contrôlé par le gouvernement et le nord tenu par les rebelles, avec une zone tampon entre les deux patrouillée par les forces de maintien de la paix des Nations Unies et par les soldats français.  La paix s’est avérée fugitive et une succession d’accords politiques n’ont pas réussi à dépasser une impasse de “ni paix ni guerre.” Il y a eu des signes récents de détente politique, comme la première rencontre entre les cinq principaux dirigeants de la politique ivoirienne —le Président Laurent Gbagbo, le Premier ministre Charles Konan Banny, le leader des Forces Nouvelles Guillaume Soro, et les dirigeants de l’opposition Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara— sur le sol ivoirien depuis le début de la crise.1 Mais les retombées de la crise en matière de droits humains pour les citoyens ordinaires qui vivent des deux côtés de la séparation politico-militaire restent dévastatrices.

L’impunité est profondément enracinée dans la terre ivoirienne. Ni le gouvernement, ni les dirigeants des rebelles des Forces Nouvelles, ni la communauté internationale n’ont pris de mesures significatives pour traduire en justice les responsables de violations graves du droit humanitaire et des droits humains internationaux en Côte d’Ivoire.  Cet échec a fourni un environnement favorable à une anarchie croissante bien enracinée dans laquelle prévaut l’impunité.2

Ce rapport décrit les atteintes aux droits humains commises contre des civils par les forces de sécurité gouvernementales, les forces des milices et par les Forces Nouvelles entre novembre 2005 et mars 2006, et sert à illustrer le coût humain de l’échec à aborder l’impunité et l’anarchie en Côte d’Ivoire. 

Dans le Sud contrôlé par le gouvernement, de récents incidents de tension politique accrue ont produit une répétition du modèle d’abus, habituel depuis le début de la crise actuelle de la Côte d’Ivoire, selon lequel les personnes originaires de pays voisins et les Ivoiriens du nord du pays sont la cible d’abus de la part des forces gouvernementales ou des milices progouvernementales, parce que soupçonnés de soutenir les rebelles du nord. Après une attaque menée par des assaillants non identifiés contre une base militaire à Abidjan au début du mois de janvier 2006, les forces de sécurité ont pris des dizaines de personnes originaires du nord, les ont sérieusement battus pendant trois jours, puis les ont relâchés sans aucune poursuite judiciaire ni explication concernant leur détention. Au cours d’un autre incident à peu près au même moment, trois personnes du Burkina Faso auraient été sommairement exécutées par des membres des forces de sécurité ivoiriennes. Au cours des émeutes qui ont eu lieu à Abidjan une quinzaine de jours plus tard, les forces de sécurité gouvernementales ont pris, détenu et torturé au moins sept personnes originaires du Mali et du nord de la Côte d’Ivoire.  L’une des victimes a été torturée à mort.3

Dans le sud, les forces de sécurité gouvernementales sont appuyées par les milices qui reçoivent le soutien du gouvernement, telles que les Jeunes Patriotes, qui harcèlent et intimident régulièrement la population, en particulier les personnes soupçonnées de sympathiser avec les rebelles des Forces Nouvelles ou avec l’opposition politique.  En janvier 2006, ces milices ont exercé leur violence contre les installations et le personnel humanitaire des Nations Unies, entraînant des pertes matérielles lourdes et la paralysie presque totale d’Abidjan.  La violence et les incitations associées ont également forcé les travailleurs humanitaires et des Nations Unies à se retirer de ces parties de l’ouest de la Côte d’Ivoire où, du fait de la présence de milliers de personnes déplacées et de réfugiés, la protection des civils est la plus nécessaire.

C’est un phénomène courant, dans les zones contrôlées par le gouvernement, que des membres des forces de sécurité s’attaquent aux personnes en extorquant, volant et parfois en battant les civils qu’ils sont censés protéger. Ces abus se produisent en général sous couvert de contrôles de sécurité de routine pendant lesquels la police et les gendarmes vérifient les papiers d’identité des personnes qu’ils arrêtent à des points de contrôle, sur les marchés ou autres lieux publics. Si ce phénomène affecte l’ensemble des personnes qui voyagent dans le sud, son impact pèse surtout sur les communautés soupçonnées de soutenir les rebelles. Dans le nord tenu par les rebelles, un phénomène similaire mais moins ciblé prévaut, avec les Forces Nouvelles qui continuent à extorquer de l’argent aux civils à tous les niveaux de la société par la menace, l’intimidation, ou le recours ouvert à la force. 

De plus, sans système judiciaire opérationnel au sein de la zone administrée par les rebelles, les arrestations arbitraires et l’imposition des “condamnations” à la prison sous une autorité juridique douteuse continuent à se produire dans le nord sans contrôles judiciaires et exécutifs indépendants.

La communauté internationale a régulièrement mis de côté les initiatives conçues pour combattre l’impunité en Côte d’Ivoire sans doute de peur d’entraver les tentatives de négociation visant à mettre un terme à l’impasse politique et militaire.  Par exemple, la communauté internationale s’est montrée tiède dans l’application d’une résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies prévoyant des sanctions contre les personnes impliquées dans des atteintes aux droits humains, et en dans l’exigence de poursuites. Si le Conseil de Sécurité a récemment activé des sanctions économiques et des interdictions de voyager à l’encontre de trois individus appartenant aux Jeunes Patriotes et aux Forces Nouvelles, cela s’est produit seulement après que les Nations Unies elles-mêmes aient fait l’objet d’une attaque en janvier 2006. Le rapport de la Commission d’enquête des Nations Unies sur les violations des droits humains et du droit humanitaire depuis le 19 septembre 2002, a été soumis au Conseil de Sécurité des Nations Unies en décembre 2004, et il attend pourtant encore d’être publié ou débattu par le Conseil de Sécurité. La publication du rapport et le débat portant sur ce rapport, en particulier sur ses recommandations, pourraient générer la discussion nécessaire sur la façon de faire échec à l’impunité en Côte d’Ivoire.

Les violations continuelles comme celles qui sont décrites dans ce rapport, et l’impunité qui les sous-tend, soulèvent de graves inquiétudes quant à la possibilité d’élections paisibles plus tard cette année. Si des mesures pour combattre l’impunité ne sont pas prises maintenant, il pourrait y avoir une répétition de l’expérience vécue au cours des élections parlementaires et présidentielles de 2000, où les violences ethniques, religieuses et politiques ont fait des centaines de  morts et de blessés.4 De telles mesures, y compris l’application plus large de sanctions économiques et sur les voyages, ainsi que l’envoi rapide d’une mission en Côte d’Ivoire par la Cour Pénale Internationale, enverraient un signal fort que l’ère de l’impunité en Côte d’Ivoire doit prendre fin et que d’autres violences et abus, y compris pouvant être commis dans la période pré électorale, ne resteront pas impunis. 

Ce rapport est basé sur des entretiens de Human Rights Watch en Côte d’Ivoire en mars 2006 avec des victimes et des témoins oculaires d’atteintes aux droits humains, ainsi qu’avec des responsables des forces de sécurité ivoiriennes, des responsables de l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI), des chefs des Forces Nouvelles, des responsables gouvernementaux locaux, des dirigeants des milices, des représentants d’organisations non gouvernementales locales et internationales, des journalistes, et des diplomates.




[1]  Les rencontres ont eu lieu le 28 février 2006, voir “Côte d’Ivoire: Reprise du dialogue entre les principaux leaders ivoiriens à la conférence de Yamoussoukro,” IRIN, 1 mars 2006, [online] http://www.irinnews.org/frenchreport.asp?ReportID=6762&SelectRegion=Afrique_de_l_ouest&SelectCountry=C%F4te_d_Ivoire.

[2]  Pour les commentaires précédents de Human Rights Watch sur les réticences de la communauté internationale à traiter le problème croissant de l’impunité, voir "Côte d’Ivoire : le coût de l’impasse politique pour les droits humains," un rapport de Human Rights Watch, 21 décembre 2005, [online] http://hrw.org/french/backgrounder/2005/cote1205/.  Pour une analyse des coûts en matière de droits humains de la prolifération des milices, et le recours du gouvernement aux discours haineux incitant à la violence, voir “Un pays au bord du gouffre : la précarité des droits humains et de la protection civile en Côte d’Ivoire,” un Rapport de Human Rights Watch, Vol. 17, No. 6 (A), mai 2005, [online] http://hrw.org/french/reports/2005/cdi0505/. 

[3]  Pour une étude des abus généralisés contre les civils qui ont suivi de la même façon une mutinerie de l’armée en septembre 2002, voir Human Rights Watch, “Prise entre deux guerres : violence contre les civils dans l’Ouest de la Côte d’Ivoire,”  un rapport de Human Rights Watch, Vol. 15, No. 14 (A), août 2003, [online] http://hrw.org/french/reports/2003/cotedivoire0803/.

[4]  Voir Human Rights Watch, “Le nouveau racisme ; la manipulation politique de l’ethnicité en Côte d’Ivoire,” un rapport de Human Rights Watch, Vol. 13, No.6 (A), août 2001, [online] http://www.hrw.org/reports/2001/ivorycoast/.


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