Rapports de Human Rights Watch

<<précédente  |  index  |  suivant>>

Les victimes de Hissène Habré toujours en attente de justice au Tchad

De même que l’arrestation du Général Augusto Pinochet en Grande-Bretagne brisa le mythe de l’impunité de Pinochet au Chili, l’inculpation de Habré au Sénégal eut un impact immédiat au Tchad, ouvrant de nouvelles voies à la justice. Les victimes et les organisations de défense des droits humains, qui avaient déclenché les poursuites au Sénégal, gagnèrent une autorité nouvelle dans la société tchadienne, ayant accompli un exploit que personne n’aurait cru possible.

Le 27 septembre 2000, le Président Idriss Déby a accordé une audience aux dirigeants de l’Association des Victimes et a affirmé que « l’heure de la justice avait sonné » et qu’il retirerait « tous les obstacles, venant du Tchad ou de l’étranger », à leur quête de justice. Depuis plusieurs années, le gouvernement tchadien a apporté son soutien aux procédures légales engagées contre Hissène Habré à l’étranger. Ce soutien s’est manifesté notamment lors de la visite du juge belge à N’Djaména aux mois de février et mars 2002 dans le cadre de la commission rogatoire internationale. Le gouvernement tchadien a également donné aux victimes et aux groupes les appuyant un accès illimité aux archives de la DDS et a levé l’immunité internationale de Hissène Habré en octobre 2002.

Aussi important et essentiel qu’il soit, le jugement de Hissène Habré par un tribunal étranger ne garantira pourtant qu’une justice partielle aux victimes de son régime. Un tel jugement ne permettra pas à la société tchadienne d’affronter complètement son passé afin d’en finir définitivement avec celui-ci. Le gouvernement tchadien n’a malheureusement toujours pas pris, au Tchad, les mesures nécessaires et complémentaires qui s’imposent et qui permettraient que justice soit enfin rendue. Le gouvernement tchadien n’a, en particulier,  toujours pas accordé la moindre réparation aux victimes du régime de Hissène Habré.

La Réparation en Droit International

Selon les principes internationaux relatifs aux droits de l’homme, le soutien et la réadaptation sociale, l’indemnisation et la satisfaction font partie des obligations que les Etats sont tenus de respecter en vertu du droit à réparation des victimes43.

Le Tchad est obligé par un certain nombre d’instruments internationaux d’accorder réparation aux victimes de violations massives des droits de l’Homme. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (art. 2(3)), que le Tchad a ratifié en 1995, oblige les parties à « garantir que toute personne dont les droits et libertés reconnus dans le présent Pacte auront été violés disposera d’un recours utile, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles » et à fournir réparation à tout individu victime d’arrestation ou de détention illégale (art. 9(5)).

La Convention contre la Torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (art. 14), que le Tchad a ratifiée en 1995, établit que:

« Tout Etat partie garantit, dans son système juridique, à la victime d’un acte de torture, le droit d’obtenir réparation et d’être indemnisée équitablement et de manière adéquate, y compris les moyens nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible. En cas de mort de la victime résultant d’un acte de torture, les ayants cause de celle-ci ont doit à indemnisation. »

Ces mesures se fondent sur le principe tiré de l’article 8 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui énonce que « Toute personne a droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par la constitution ou par la loi ».

En 2000, le projet de Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit international humanitaire, conclu que:

« L’obligation de respecter, de faire respecter et d’appliquer le droit international humanitaire et les droits de l’homme comprend, en particulier, l’obligation de l’État:

  • de prendre les mesures législatives et administratives appropriées pour prévenir les violations;

  • d’enquêter sur les violations et, le cas échéant, de prendre des mesures contre l’auteur des violations, conformément au droit national et international;

  • d’assurer l’accès effectif des victimes à la justice, dans des conditions d’égalité, quelle que soit la personne responsable en dernière analyse de la violation;

  • d’offrir aux victimes des voies de recours appropriées; et

  • d’assurer réparation aux victimes ou de leur permettre d’obtenir plus facilement réparation »44.

    « Les réparations incarnent la reconnaissance et les remords d’une société pour corriger les maux infligés »45. Les réparations peuvent être d’ordre matériel (restitution, traitement médical) ou d’ordre moral (reconnaissance officielle, amener les responsables des crimes devant la justice et/ou les démettre de postes de pouvoir).

    Un auteur souligne que:

    « … les réparations ont une double fonction. Elles visent à compenser pour les pertes subies et à rétablir le nom de ceux qui ont été diffamés, mais aussi à réintégrer les marginaux et les personnes isolées dans la société en vue de leur permettre de faire partie de la reconstruction du pays… Les réparations morales, également, servent cette double fonction: elles visent à exposer et à punir les responsables, mais aussi à minimiser leur pouvoir et leur rôle au sein de la société d’après conflit. Après tout, si les bandits locaux demeurent en charge, peu de choses vont changer » 46.

    L’idée du droit à réparation doit ainsi être considérée au sens large du terme, selon le droit international, incluant la restitution, l’indemnisation, la satisfaction et les garanties de non-renouvellement ainsi que la réadaptation et la réhabilitation des victimes47.

    Les complices de Hissène Habré ont gardé leurs responsabilités au sein du pouvoir tchadien

    Malgré les recommandations de la Commission d’Enquête publiées dès 1992, l’impunité dont jouissent les complices de Hissène Habré demeure une réalité. En effet, plus d’une quarantaine d’anciens responsables de la DDS restent à ce jour à des postes clefs de l’administration ou de l’appareil sécuritaire de l’Etat, retardant ainsi la possibilité de voir un jour une paix réelle et définitive s’instaurer au Tchad.

    Une liste détaillée de 41  personnes qui occupaient des postes de responsabilité au sein de la DDS sous la présidence de Hissène Habré et qui sont toujours en poste aujourd’hui au Tchad est publiée en annexe du présent rapport. Un ancien Chef de Service de la DDS, par exemple, accusé de tortures directes par plusieurs de ses victimes est aujourd’hui Chef de Cabinet du Directeur général de la Police Nationale. Des trois ex-Directeurs de la DDS toujours au Tchad, l’un est actuellement Délégué régional de la Police Nationale, le second est Préfet et le troisième travaille au Ministère de la Communication du Tchad. L’ancien Directeur de la Police Judiciaire pendant le régime de Hissène Habré est aujourd’hui le Directeur des Services de Police. L’un des « tortionnaires les plus redoutés » de la DDS, pour reprendre les termes de la Commission d’Enquête, est maintenant Commandant de Police.

    Un ancien Chef de Service de la DDS contre qui plusieurs plaintes ont été déposées pour torture est l’actuel Chef de Sécurité à l’aéroport international de N’Djaména. Enfin, un Directeur de la Sûreté Nationale pendant le régime de Hissène Habré occupe le poste de Coordinateur National adjoint de la Zone pétrolière et un Directeur adjoint de l’ancienne Sûreté Nationale est l’actuel Directeur de la Police Judiciaire.

    Lors d’un discours à N’Djaména en juin 2003, le Président de l’AVCRP Ismael Hachim Abdallah a déclaré: « nos tortionnaires et nos tueurs nous côtoient chaque jour sans être inquiétés par la justice de notre pays auprès de laquelle nous avons déposé depuis longtemps nos plaintes. (…) Nos bourreaux continuent à nous narguer et défient la justice qui reste empêtrée dans les problèmes de tous ordres qui l’empêchent de dire le droit et de sanctionner les coupables et leurs complices »48.

    Tel qu’expliqué par M. Hachim, la présence de ces anciens dirigeants de la DDS dans l’administration et aux postes de pouvoirs entretient un climat d’impunité au sein de la société tchadienne et est peu respectueuse de l’état de droit. Cette situation encourage ainsi les nombreuses intimidations et même les agressions dont sont victimes les défenseurs des droits humains au Tchad.

    La réhabilitation d’anciens responsables accusés de torture ne s’arrête cependant pas aux frontières tchadiennes. En novembre 2004 l’AVCRP a informé Human Rights Watch de la présence d’un autre des « tortionnaires les plus redoutés » du Tchad au sein de la police civile de l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI), où il enquêtait sur des plaintes de violations des droits de l’homme. D’après la Commission d’Enquête, Mahamat Djibrine, aussi appelé « El Djonto », faisait partie des cinq membres de la Commission chargée d’interroger les détenus et qui « utilisaient systématiquement la torture durant ces interrogatoires ». La Commission d’Enquête ajoute que Mahamat Djibrine fut également membre des deux commissions chargées de l’arrestation des membres des ethnies Hadjaraï en 1987 et Zaghawa en 1989 lorsque le régime Habré organisa des campagnes de nettoyage ethnique dans tout le Tchad. Avant de partir pour la Côte d’Ivoire, Mahamat Djibrine était toujours Chef de cabinet du Directeur Général de la Police Nationale au Tchad. En janvier 2005, à la suite d’une plainte de Human Rights Watch auprès des Nations Unies, le Tchad a rappelé Mahamat Djibrine.

     Les victimes et ceux qui les soutiennent sont menacés

    Le cas de l’agression contre Jacqueline Moudeïna, l’avocate tchadienne des victimes de Habré dans la procédure tchadienne contre les ex-agents de la DDS (voir infra), et les répercussions de cette agression, démontrent que le pouvoir de ces anciens agents est un obstacle à ce que justice soit rendue aux victimes de Habré.

    Maître Moudeïna a été victime d’une agression à la grenade le 11 juin 2001, alors qu’elle participait à une manifestation pacifique de femmes devant l’ambassade de France protestant contre le déroulement des élections présidentielles tchadiennes. Plusieurs éléments font penser qu’elle a été visée en tant qu’avocate des victimes des complices de Hissène Habré. L’escadron de police responsable de l’attaque était commandé par Mahamat Wakaye, le Directeur adjoint de la Sécurité Nationale sous le régime Habré et visé dans une des plaintes déposées par Maître Moudeïna. Wakaye est l’actuel Directeur de la Police judiciaire au Tchad.

    Le gouvernement tchadien n’a pas mené d’enquête concernant cette attaque, qui a également fait d’autres blessés. Lorsque Maître Moudeïna est rentrée au Tchad après plus d’un an en France où elle était hospitalisée pour ses blessures, elle a déposé une plainte contre Wakaye. C’est seulement en raison des pressions de la part de groupes de défense des droits humains tchadiens et internationaux que le cas a finalement donné lieu à un procès devant la justice tchadienne.

    Les preuves présentées durant le procès, auquel a assisté Human Rights Watch, suggéraient que Maître Moudeïna avait été identifiée par des policiers placés sous les ordres de Mahamat Wakaye avant que la grenade ne soit lancée. Après que Maître Moudeïna ait été blessée, la voiture la transportant à l’hôpital a été la cible de coups de feu. Malgré ces preuves, Mahamat Wakaye a été relaxé le 11 novembre 2003 par le tribunal de N’Djaména de toutes les accusations portées contre lui.

    Lors du procès, Maître Moudeïna a fait l’objet d’intimidation. Une nuit, son domicile a été encerclé par 3 véhicules militaires qui n’ont quittés les lieux que très tôt le lendemain matin.

    Selon des sources anonymes non confirmées par Human Rights Watch, Maître Moudeïna ferait depuis l’objet d’une filature par un agent de l’Agence nationale pour la sécurité (ANS).

    La simple présence d’un ex-complice de Hissène Habré à un poste aussi important que celui de Directeur de la Police judiciaire ne peut que remettre en cause les attentes de justice et retarder la fin des intimidations dont sont victimes les défenseurs des droits humains au Tchad.

    Les harcèlements contre les victimes de Hissène Habré et ceux qui les soutiennent sont devenus plus intenses avec la visite du juge belge au Tchad en février et mars 2002:

     

    • En effet, dans la nuit du vendredi 22 au samedi 23 février 2002, le Cabinet du bâtonnier de l’Ordre des Avocats du Tchad, Maître Ribard Kladoum, associé de Maître Jacqueline Moudeïna, a reçu la visite d’inconnus: tous les dossiers ont été retrouvés par terre, l’ordinateur du cabinet a été fouillé et le fax a disparu.
    • Le 18 mars, Souleymane Guengueng, Vice-Président de l’AVCRP et l’un des principaux animateurs des plaintes déposées contre Habré, a été mis à pied pour un mois sans salaire par son employeur la Commission intergouvernementale du Bassin du Lac Tchad (CBLT). La CBLT lui reprochait d’avoir un comportement incompatible avec le statut de la Commission en raison de ses activités dans l’affaire Habré. La CBLT l’a également sommé de lui adresser une déclaration d’honneur comme quoi il s’engageait à renoncer définitivement à toute activité au sein de l’AVCRP, s’exposant sinon à de plus graves sanctions. En novembre 2002, après avoir refusé de mettre fin à ses activités avec l’AVCRP, Souleymane Guengueng s’est fait licencier de son poste.

    En Mars 2005, le ministère tchadien des affaires étrangères et de l’intégration africaine a conditionné le paiement des indemnisations de licenciement de Souleymane Guengueng (par ailleurs calculées par la CBLT sans consultation préalable de son ancien employé) à l’engagement exprès de l’abandon de toutes poursuites judiciaires à l’encontre de la CBLT.

    • Le Samedi 23 mars, le chauffeur de Souleymane Guengueng, au volant du véhicule de Monsieur Guengueng, a été poursuivi par une voiture immatriculée au Cameroun et dans laquelle se trouvaient plusieurs soldats en uniforme. Une course-poursuite d’une rare agressivité s’en est suivi.
    • Deux victimes qui s’étaient rendues en Belgique au mois de décembre pour porter plainte et être entendues par la Police judiciaire belge ont été menacées à plusieurs reprises après leur retour au Tchad. L’une d’elles a reçu, à quatre reprises, la nuit et à son domicile, la visite de personnes venues s’enquérir de l’endroit où cette victime se trouvait et des raisons de son voyage en Belgique. A chaque fois, sa famille l’a protégée en la cachant. Un autre ancien détenu a été victime d’une tentative d’enlèvement par des personnes au visage masqué. Ils ont voulu l’emmener pour lui poser des questions sur son voyage en Belgique.
    • Dans la nuit du samedi 30 au dimanche 31 mars 2002, les locaux de l’AVCRP ont été visités. Les portes extérieures et celles des placards intérieurs ont alors été cassées.

    Les plaintes contre les complices de Hissène Habré piétinent

    Malgré les recommandations de la Commission d’Enquête, le gouvernement du Tchad n’a pas cherché l’extradition de Habré du Sénégal, ni engagé de poursuites contre les complices de Habré restés au Tchad.

    De retour de Dakar, les victimes de Habré ont annoncé leur intention de porter plainte devant les tribunaux tchadiens contre leurs tortionnaires directs et contre les chefs de l’ex-DDS toujours au Tchad. Comme l’explique Ismael Hachim Abdallah, Président de l’AVCRP, « Nous n’avons jamais accepté — et ne pourrons jamais accepter — l’idée que nos tortionnaires échappent à la justice. Après l’arrestation d’Hissène Habré au Sénégal, nous nous sommes rendus compte que nous pouvions également exiger que justice soit faite, ici, dans notre propre pays. C’est maintenant à la justice tchadienne de faire son devoir ».

    Quelques semaines plus tard, le 26 octobre 2000, dix-sept victimes, ont porté plainte au Tchad pour torture, meurtres et « disparitions » contre d’anciens membres de la DDS. Le juge d’instruction en charge du dossier s’est toutefois déclaré incompétent en raison d’une loi de 1993 prévoyant la création d’un tribunal spécial pour juger Hissène Habré et ses complices, tribunal qui n’a jamais été établi49. Les victimes ont fait appel de cette décision d’incompétence et la Cour d’appel de N’Djaména a saisi le Conseil Constitutionnel du Tchad qui a décidé que les tribunaux de droit commun étaient bien compétents pour entendre ces plaintes50. L’instruction a finalement commencé devant un autre juge d’instruction, au mois de mai 2001. Des dizaines d’autres victimes ont par la suite porté plainte contre leurs tortionnaires directs. Le juge d’instruction a entendu des dizaines de victimes et a commencé à recueillir le témoignage des accusés.

    Certains accusés ont comparu devant le tribunal alors que d’autres ont refusé. L’accusé Mahamat Wakaye (voir plus haut) aurait déchiré sa convocation devant le juge mais se serait ensuite vu ordonner par le Ministère de la Justice de se présenter et de témoigner.

    Depuis, toutefois, l’instruction piétine. Le juge d’instruction tchadien a manifesté à répétition son besoin de moyens financiers supplémentaires, et surtout d’une protection adéquate afin de poursuivre son enquête concernant des figures politiques toujours puissantes.

    Lors d’une réunion du Conseil extraordinaire des Ministres le 14 mai 2003, le Ministre de la Justice avait informé le Conseil des démarches entreprises par le juge d’instruction en vue de solliciter le soutien du Gouvernement tchadien. Le Ministre avait soutenu que la procédure concernant l’affaire Hissène Habré rencontrait des difficultés de tous ordres: financiers, humains et sécuritaires. Le Conseil des Ministres s’était alors « engagé à tout mettre en œuvre pour ne pas entraver le cours de la justice, afin que la vérité sorte au grand jour et que le procès aboutisse ».

    Malgré cet engagement du gouvernement tchadien, aucune aide financière ni protection n’ont encore été apportées afin que le juge d’instruction puisse mener son enquête dans de bonnes conditions.

    Les victimes n’ont toujours pas reçu de réparation matérielle de la part du gouvernement tchadien

    La Commission d’Enquête a chiffré le sombre bilan des années Habré à « plus de 40 000 victimes, plus de 80 000 orphelins, plus de 30 000 veuves et plus de 200 000 personnes se trouvant, du fait de cette répression, sans soutien moral et matériel ». Malgré ce terrible constat, aucune réparation matérielle n’a été accordée aux victimes51.

    Comme il a été démontré précédemment, le Tchad a une obligation à la fois juridique et morale de réparer les dommages causés par ses agents.

    Les expériences tenues dans d’autres pays ont montré qu’il pouvait exister différentes possibilités de réparation matérielle adéquates. A travers le monde, les processus de transition démocratique ont été accompagnés par des mesures de réparation pour les victimes des pires atrocités. A titre d’exemple, au Chili, après la dictature militaire d’Augusto Pinochet (1973-1990), le rapport de la Commission réparation et réconciliation, entraîna, en décembre 1996, l’indemnisation de 4630 proches de 2730 personnes disparues considérées décédées. Ainsi, en septembre 1997, le gouvernement versa aux proches des disparus environ 85 millions de dollars US en guise d’indemnisation, conformément au plan de pension mis en place. Ce plan de pension prévoyait le versement à environ 5000 Chiliens de bourses scolaires, de pensions de santé et autres rentes mensuelles (pour certaines à vie), et aussi une possibilité de dérogation au service militaire obligatoire.

    En décembre 2004, après la publication du premier rapport officiel sur les actes de tortures commis sous les autorités militaires, le congrès chilien a voté une loi prévoyant l’indemnisation de plus de 28 000 victimes de torture à hauteur d’environ 2 500$ par an.

    Un processus de réparation a été également engagé suite à la dictature militaire qu’a connue l’Argentine entre 1976 à 1983 et les nombreux crimes de sa « sale guerre » commis contre les opposants. Les familles des victimes, les survivants, les anciens prisonniers politiques et les exilés ont reçu l’équivalent de 220 000 à 3 millions de dollars US.

    La Commission vérité et réconciliation, établie après l’élection du premier gouvernement démocratique en Afrique du Sud en 1994, a eu pour objectif d’aider les citoyens à surmonter les traumatismes du passé en constituant des archives des pires violations des droits humains commises durant le régime d’Apartheid des années soixante-dix ainsi qu’en prévoyant  d’accorder des réparations à plus de 20 000 victimes identifiées. La Commission avait notamment recommandé d’accorder aux victimes et aux familles de victimes environ 3 500 dollars US chaque année durant au moins six années, et, plus symboliquement, d’édifier des pierres tombales ou de réécrire certains dossiers pénaux.

    En 1996, à la suite d’une mission au Tchad et considérant la situation difficile des victimes et de leur famille et la pauvreté du pays, le Dr Hélène Jaffe a souligné l’importance d’adopter « Des solutions pratiques, réalisables à peu de frais, mais qui auraient l’énorme avantage de faire en sorte que ces personnes soient reconnues en tant que victimes et que les morts eux aussi soient reconnus en tant que martyrs »

    Le Docteur Jaffe a alors proposé

    « par exemple la prise en compte des années passées en prison dans le calcul des années de retraite, l’exonération partielle ou totale pour les enfants de victimes des frais d’inscription à l’école ou à l’université. Sur un plan symbolique, il semblerait que l’érection d’un monument à la mémoire des victimes de la violence d’Etat ait beaucoup intéressé nos patients, tout comme l’idée qu’une des avenues de N’Djaména qui porte le nom d’un dictateur puisse être débaptisée et porter un nom rappelant leur combat »52.

    Jusqu’à ce jour, les victimes tchadiennes de la dictature Habré n’ont toujours pas reçu une quelconque réparation matérielle de la part du gouvernement tchadien.

    Lors d’une rencontre entre l’AVCRP et le chef de l’Etat le 26 Septembre 2000, ce dernier  s’était montré favorable à ce qu’une partie des revenus pétroliers soit reversée à l’indemnisation des victimes.

    En janvier 2004, faisant suite à cette rencontre, l’AVCRP a présenté officiellement au gouvernement un projet de mémorandum prévoyant l’affectation d’une partie des ressources publiques à l’indemnisation des victimes. Ce projet chiffre notamment le montant des réparations à 40 millions de Francs CFA par victime pendant 10 ans (soit environ 74 000$). Il y est fait, en outre, référence à d’autres mécanismes nationaux d’indemnisation existant. A titre d’exemple l’Afrique du Sud, l’Allemagne, le Chili et l’Egypte ont indemnisé chaque victime de crimes et répression politiques à hauteur respectivement de 2 100 000 Francs CFA (environ 4 160$) pendant 6 ans, 5 millions de Francs CFA (environ 9909$) pendant 4 ans, 20 millions de Francs CFA (environ 39 600$) pendant un an et 90 millions de Francs CFA (environ 178 300$) pendant 5 ans.

    Lors de ce meeting en janvier 2004, la représentante du ministre de la Justice a assuré que le gouvernement s’efforcerait de tout mettre en œuvre pour indemniser les victimes. Pourtant, cette promesse n’a pas encore été honorée53.

    En Mars 2005, l’AVCRP a remis à l’Assemblée Nationale un projet de proposition de loi, réaffirmation de ses précédentes requêtes au gouvernement et fruit de l’ensemble de ses travaux de recherches, portant sur l’indemnisation des victimes. Ainsi, l’AVCRP a recommandé la mise en place d’un Fonds d’indemnisation pour les victimes des exactions du régime Habré, financé notamment par des mesures de confiscation des biens du régime de Hissène Habré. L’AVCRP a estimé que les victimes directes et indirectes (veuves et veufs, orphelins, ascendants, frères et sœurs) soient indemnisées à hauteur de 40 millions de Francs CFA (soit environ 74,000 $) pendant 10 ans. Il est, en outre,  précisé que cette indemnisation englobe non seulement les préjudices d’ordre moral liés aux souffrances occasionnées par les exactions subies mais également les préjudices d’ordre économique nés notamment de la perte de revenus, de la perte d’emploi ou de la rétrogradation professionnelle.

    L’Assemblée Nationale n’a cependant pas encore donné suite à cette proposition de loi.

    L’AVCRP a cherché, avec un succès limité, à aider les victimes à trouver d’autres sources de financement. En 2003, elle a obtenu une première aide financière provenant du fond des Nations Unies pour les victimes d’actes de torture afin d’assurer une assistance directe aux victimes de Hissène Habré. En décembre 2003, l’association a été alors capable de distribuer 100 premiers sacs de mais.

     

    Les recommandations de la Commission d’Enquête concernant les réparations morales sont restées lettres mortes

    La Commission d’Enquête recommandait, dès 1992, « d’édifier un monument à la mémoire des victimes de la répression Habré », de « décréter un jour de prière et de recueillement pour lesdites victimes » et de « transformer l’ancien siège de la DDS et la prison souterraine de la « Piscine » en un musée pour rappeler ledit sombre règne ». Toutefois, aucune de ces recommandations n’a encore été mise en œuvre  par le gouvernement tchadien.

    Les victimes attendent toujours que leur souffrance et les épreuves qu’elles ou leurs familles ont endurées soient reconnues officiellement par la société tchadienne. En complément des poursuites pénales engagées contre l’ex-dictateur et ses complices, de tels actes auraient des effets très bénéfiques sur le processus de justice et de réconciliation nationale.

    Il est aujourd’hui largement reconnu, comme le suggérait la Commission d’Enquête, que les mesures de portée symbolique peuvent honorer et apporter une certaine réparation aux victimes. Ainsi, l’ancien Rapporteur spécial des Nations Unies sur l’impunité, Louis Joinet, a souligné à cet égard que:

     

    « Sur un plan collectif, les mesures de portée symbolique sont de nature à apporter une réparation morale et peuvent prendre la forme par exemple d’une reconnaissance formelle et publique de la responsabilité de l’Etat, de déclarations émanant de représentants du gouvernement dans le but de restaurer la dignité des victimes, de dresser des cérémonies commémoratives, des endroits publics ou d’ériger des monuments en l’honneur des victimes afin de soulager le poids du souvenir »54.

    Au Tchad malheureusement, aucune de ces mesures symboliques n’a été prise. Il n’y a ni cérémonies, ni monuments et ni manuels scolaires à la mémoire des victimes.

    Même si les Tchadiens connaissent les horreurs du régime Habré, le gouvernement actuel a pris peu de mesures pour éduquer les Tchadiens ou leur rappeler cette période. Les quelques copies du Rapport de la Commission d’Enquête disponibles au Tchad sont exagérément chères et presque aucun Tchadien consulté par Human Rights Watch n’a lu le rapport.

    Selon Louis Bickford du Centre international pour la Justice transitionnelle

    « Qu’il soit question de se souvenir de l’Holocauste en Allemagne, des abus des droits humains pendant  la dictature dans des sociétés en voie de démocratisation comme l’Argentine, de commémorer les souffrances des victimes de l’Apartheid en Afrique du Sud ou de se battre contre le souvenir des torts commis par les Etats-Unis, confronter le passé à travers la création de monuments commémoratifs est de plus en plus perçu comme un élément essentiel pour la démocratisation présente et future. »

    L’île Sud-africaine de Robben, utilisée pendant l’Apartheid pour isoler les leaders démocratiques tels que Nelson Mandela, est aujourd’hui un musée offrant des visites guidées pour renforcer sa devise « jamais, plus jamais ». Au Chili, des activistes des droits humains, des membres d’organisations sociales et de syndicats, des leaders étudiants, d’anciens prisonniers et d’autres ont participé à la construction du Parc des Arts, un mémorial construit autour de l’abominable centre de torture du Général Pinochet, la Villa Grimaldi. Tuol Sleng, le sinistre centre de détention du Cambodge dans lequel plus de 20,000 personnes ont été assassinées brutalement, est aujourd’hui un Musée des Crimes de Génocide qui présente des expositions et des peintures représentant les événements s’étant déroulés dans le centre.

    Au Tchad, cependant, l’accès à la « Piscine » reste encore interdit. Il n’existe pas d’endroit où le peuple tchadien puisse venir apprendre ou se souvenir des années Habré, ni même honorer la mémoire de ses victimes.



    [43] Voir Naomi Roht-Arriaza, Reparations Decisions and Dilemmas, 27 Hastings International and Comparative Law Review. 157 (2004)

    [44] E.CN.4/2000/62. Voir le projet de Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit international humanitaire, Nations Unies ESCOR, 56e session, Annexe 6-7, Doc. des Nations Unies E/CN.4/2000/62 (2000) [Principes ci-après]. 

    [45] Roht-Arriaza, op cit, p. 159.

    [46] Roht-Arriaza, op cit.

    [47] Voir les Principes fondamentaux et directives  du droit à réparation des victimes de graves violations des droits de l’Homme et du droit humanitaire (principes Van Boven)  E/CN.4/Sub.2/1996/17 (La « Restitution exige, entre autres, la restauration de la liberté, du droit à la vie de famille, à la citoyenneté, au retour dans son lieu de résidence, à l’emploi ou à la propriété.…. L’indemnisation  doit être prévue pour tout dommage résultant de violations des droits de l’homme et du droit humanitaire qui se prête à une estimation financière… La réadaptation doit être prévue qui englobe une prise en charge médicale et psychologique ainsi que l’accès à des services juridiques et sociaux.… La satisfaction et garanties d’un non renouvellement [comprennent]: a) la cessation des violations en cours; b) la vérification des faits et divulgation publique et complète de la vérité….. d) les excuses, notamment reconnaissance publique des faits et acceptation des responsabilités; e) les sanctions judiciaires ou administratives à l’encontre des personnes responsables des violations; f) les commémorations et hommages aux victimes; g) l’inclusion dans la formation aux droits de l’homme et dans les manuels d’histoire d’un compte rendu fidèle des violations commises dans le domaine des droits de l’homme et du droit humanitaire »). L’Article 75.1 du Statut de Rome établissant la Cour Pénale Internationale prévoit que « La Cour établit des principes applicables aux formes de réparation, telles que la restitution, l’indemnisation ou la réhabilitation, à accorder aux victimes ou à leurs ayants droit ».

    [48] Discours du Président de l’Association des Victimes des Crimes et Répressions Politiques au Tchad à l’occasion de la tenue des états généraux de la justice à N’Djaména, le 19 juin 2003. Ce discours peut être consulté à l’adresse suivante : http://hrw.org/french/press/2003/tchad0619.htm.

    [49] L’ordonnance du juge peut être consultée à l’adresse suivante: http://www.hrw.org/french/themes/habre-ordonnance.html.

    [50] La décision de la cour peut être consultée à l’adresse suivante: http://www.hrw.org/french/themes/habre-decisionduconseil.html.

    [51] Les crimes et détournements de l’ex-Président Habré et de ses complices, Rapport de la Commission d’Enquête Nationale du Ministère tchadien de la Justice, Éditions L’Harmattan (1993), p.97.

    [52] Mission AVRE au Tchad 1991 / 1996, Association pour les Victimes de la Répression en Exil (AVRE).

    [53] Les revenus tirés de la vente du pétrole ont atteint 143 millions de dollars en 2004 sachant que le gouvernement tchadien  est actuellement en pourparlers avec les compagnies pétrolières étrangères afin de renégocier sa part perçue sur la vente totale du pétrole (soit 18.5% depuis 1998).

    [54] Sous-commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités. L’Administration de la Justice et les droits de l’Homme des détenus, UN. Doc E/CN.4/Sub 2/1996/18, juin 1996 Principe 45. Parmi les mesures de portée symbolique suggérées par le Rapporteur se trouvent: (a) la reconnaissance publique, par l’Etat, de la responsabilité,  (b) des déclarations officielles réhabilitant  les victimes dans leur dignité, (c) la mise en place de cérémonies commémoratives, dénomination de voies publiques, monuments, etc… (d) les hommages périodiques aux victimes, (e) la prise en compte dans les manuels d’histoire et de formation aux droits de l’homme de la narration fidèle des violations d’une exceptionnelle gravité qui ont été commises ».


    <<précédente  |  index  |  suivant>>juillet 2005