publications

<<précédente  |  index  |  suivant>>

L’ATTITUDE FACE AU CONFLIT DU DARFOUR

J’ai toujours pensé que les janjawids étaient un joker. Il ne saurait y avoir d’accord de paix tant que les janjawids ne sont pas mis au pas. Vous avez maintenant un groupe tellement riche, tellement enhardi – ils ont des voitures, des moyens de communication, de l’argent.  Ils ne peuvent sans doute pas être contrôlés mais ils peuvent être mis un tant soit peu au pas. Ils servent de joker dans tous les cas de figure, celui avec lequel vous êtes de toutes façons obligé de compter. (Un spécialiste du Darfour)95

L’attitude du Gouvernement du Soudan

L’une des clés pour la résolution du conflit au Darfour réside dans le contrôle des milices et des autres groupes armés qui rodent dans la région en toute impunité. Certains observateurs doutent aujourd’hui que le Gouvernement de Khartoum garde encore le contrôle du « monstre » qu’il a engendré, mais d’autres considèrent en revanche que le « monstre » en question est le résultat anticipé et recherché de la politique de Khartoum.

Quoiqu’il en soit, le Gouvernement soudanais n’a, à ce jour, montré aucun signe de son intention d’assumer ses responsabilités. Aussi longtemps qu’il continue de recruter des membres pour les janjawids et les unités militaires, il envoie clairement le signal selon lequel il entend poursuivre sa campagne de terreur, malgré les pourparlers de paix qui se sont tenus au Tchad au début avril 2004.

L’attitude du Gouvernement du Tchad

Le conflit au Darfour constitue un sacré défi pour le président tchadien, coincé entre ses mentors de Khartoum et les différents groupes du Tchad apparentés aux  Zaghawa. La position de Deby est encore plus compliquée par la fragmentation de la communauté Zaghawa en sous-clans96 et par les pressions de la population arabe tchadienne, bien plus importante que les Zaghawa et auprès de laquelle il est impopulaire. Cette population, comme ce fut déjà le cas de la part de plusieurs régimes précédents au Tchad, pourrait essayer d’utiliser le Darfour comme base arrière d’une insurrection armée contre le Gouvernement de N’Djamena. Idriss Deby est également soumis à la pression de l’afflux important de réfugiés soudanais dans l’est de son territoire, qui menacent d’importer les tensions ethniques du Darfour au Tchad. D’autant que les janjawids et parfois les forces gouvernementales soudanaises ont mené des raids contre les réfugiés soudanais et leurs voisins tchadiens. Les tensions entre populations locales et réfugiées, jusqu’ici contenues en raison des similitudes ethniques, pourraient être exacerbées par les ponctions continuelles sur les ressources et le faible intérêt de la communauté internationale à apporter son aide aux réfugiés soudanais au Tchad.

Parfaitement au courant des risques inhérents à tout type d’action qui pourrait être entreprise, le Gouvernement tchadien se doit de respecter un délicat équilibre alors qu’il essaie de garder le contrôle de la situation intérieure tout en trouvant une solution au conflit du Darfour. Jusqu’à présent, il a offert le seul forum de négociation jugé acceptable par le Gouvernement du Soudan et les groupes rebelles. Le cessez-le-feu de septembre 2003 avait été parrainé par le Gouvernement tchadien et, malgré la réticence des parties rebelles qui contestent la neutralité du Tchad, un nouveau round de négociations a commencé le 31 mars 2004.

L’attitude internationale

En 1990, Human Rights Watch avait publié un rapport intitulé “The Forgotten War in DarFour Flares Again,” (La Guerre oubliée du Darfour flambe de nouveau) qui décrivait un schéma similaire – la stratégie du Gouvernement soudanais visant à attiser la crise, dans l’indifférence et l’ignorance internationales – même si la crise de 1990 était de moindre ampleur. Malheureusement, tout au long de 2003, le Gouvernement soudanais – avec, à sa tête, le même président qu’en 1990 – a recouru aux mêmes stratégies destructrices bien que comportant certaines différences d’importance.

L’attention internationale a tardé à se mobiliser sur le Darfour pour plusieurs raisons: la région est retirée, les agences humanitaires internationales n’y ont pas accès, pas plus que les journalistes et autres observateurs97 et Khartoum a imposé un silence quasi total sur les informations en provenance de la province. De plus, et c’est peut-être le pire, pour beaucoup de gouvernements, le Darfour est une distraction mal venue alors que se tiennent les négociations inter-soudanaises en vue d’en finir avec un conflit vieux de vingt ans au Sud-Soudan.  Le Darfour est considéré comme une menace potentielle au succès de ces négociations dans la mesure où les revendications de la rébellion du Darfour soulignent ce que les détracteurs de ces négociations dénoncent eux aussi : à savoir que les négociations qui se tiennent sous l’égide de l’IGAD ne peuvent amener une paix réelle dans la mesure où elles ne concernent que le gouvernement et la rébellion de la SPLA dans le sud. Et qu’implicitement, le Gouvernement de Khartoum menace de revenir sur la paix dans le sud s’il est empêché de poursuivre la guerre dans le Darfour. 

Ce n’est qu’en janvier 2004 que l’attention croissante des médias internationaux et les voix de plus en plus critiques des agences de l’ONU ont commencé à mobiliser les gouvernements occidentaux et les organisations, qui se sont alors inquiétés de la détérioration rapide de la situation humanitaire et de l’intensification de la guerre au Darfour.

L’Union européenne (UE), les Etats-Unis et d’autres, dont les agences de l’ONU sous l’égide du représentant des Nations Unies à Khartoum, Mukesh Kapila, ont progressivement exprimé leurs inquiétudes.98 Si beaucoup dans la communauté diplomatique, notamment à Khartoum, semblent au courant des événements au Darfour, en partie grâce à l’activité déployée par les représentants du Darfour à l’Assemblée nationale soudanaise et d’autres à Khartoum, la communauté diplomatique n’apporte pas de réponse unie.

Ceci a permis au Gouvernement soudanais d’échapper à une pression internationale sérieuse alors qu’il intensifiait la guerre en espérant remporter une victoire militaire et mettre ainsi la communauté internationale devant le fait accompli.  A la fin de la campagne militaire de janvier 2004, le Président Omar al Béchir a prématurément crié victoire et déclaré la fin de la guerre le 9 février 2004, assurant que les forces armées avaient restauré la loi et l’ordre et que, entre autres choses, les dispositions nécessaires au retour des réfugiés depuis le Tchad pouvaient commencer d’être prises.99 En fait, les rebelles, conformément aux tactiques de guérilla, avaient disparu dans la campagne pour éviter d’être pris ou anéantis. Ils avaient ensuite repris leurs embuscades et leurs attaques contre les postes militaires. Le Gouvernement, cependant, avait réussi à reprendre l’essentiel de la zone frontalière.

Le président al Béchir avait également promis un accès humanitaire total au Darfour, moindre réponse aux pressions internationales des donateurs. Dans les faits, il est promptement revenu sur cette déclaration, comme c’est souvent le cas avec ce genre de gouvernement. En mars 2004, les personnels humanitaires attendaient encore six semaines leur visa pour entrer au Soudan et il fallait encore compter, entre autres entraves, avec les négociations pour obtenir individuellement un permis de voyager limité à certaines régions et à une certaine durée.

Les Etats-Unis ont semblé prendre une position plus ferme que leurs alliés, soulignant que leurs catégories de sanctions économiques à l’encontre du Soudan – liées à des préoccupations allant des droits humains au terrorisme – ne sauraient être levées tant que les atrocités se poursuivent au Darfour.100 Plusieurs groupes d’officiels de haut-rang, du Département d’Etat et d’USAID, se sont rendus à Khartoum en février 2004 et auraient fait pression sur le Gouvernement du Soudan non seulement pour qu’il conclue les pourparlers de paix avec le sud mais aussi pour qu’il signe un cessez-le-feu et entame des négociations avec les rebelles du Darfour.

Les Etats-Unis et le Royaume Uni ont insisté pour que l’Equipe de protection et d’observation des civils (Civilian Protection Monitoring Team, CPMT), créée et parrainée par les Américains, soit déployée pour surveiller les attaques contre les civils et leurs installations dans le Darfour. La CPMT a été mise en place en 2002 à Khartoum et à Rumbek, dans le sud Soudan, conformément à un accord entre la SPLA et le Gouvernement soudanais pour empêcher que les civils et les objectifs civils ne soient pris pour cibles, relayée ensuite par l’équipe de surveillance et de vérification (Verification and Monitoring Team, VMT), qui fait rapport à l’IGAD. Jusqu’à présent, Khartoum a obstinément refusé tout déploiement de la CPMT ou de la VMT dans le Darfour.

Le Royaume Uni et les autres pays européens qui s’intéressent au Soudan, comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, ont cependant paru moins intéressés par une solution rapide à la crise au Darfour, malgré l’intense lobbying déployé par les organisations humanitaires non gouvernementales et autres. Ces pays ont vu le succès des pourparlers de paix sur le Sud Soudan entre gouvernement et rebelles comme leur priorité absolue ; or ces pourparlers, qui se déroulent sous la médiation déterminée de la « troïka » formée par les Etats-Unis, le RU et la Norvège,  semblent s’enliser au gré des dates butoir sans cesse reportées. La tension persiste alors que les parties négocient et finalisent leurs accords sur le partage du pouvoir et  la sécurité et sur la mise en œuvre de dispositions qui devraient prolonger ces pourparlers jusqu’à la mi-2004 au moins, voire davantage si Khartoum estime qu’il peut échapper à la pression sur le Darfour en étirant les négociations sur le Sud.

Les arrangements de partage du pouvoir envisagés par les parties ont jusqu’à présent intégré la SPLA comme un partenaire au sein du gouvernement, avec pouvoir de décision au plus haut niveau. Les Européens et d’autres considèrent, ou tout au moins espèrent, qu’une fois au gouvernement, la SPLA va recommander au Congrès national d’abandonner la guerre au Darfour. Cette stratégie a toutefois peu de chances, si tant est qu’elle en ait, d’aboutir à court terme.

Au moment où nous rédigeons ce rapport, la situation reste en suspends, la communauté internationale étant appelée à agir par un nombre croissant d’appels au sein des médias internationaux notamment. Il est cependant impossible encore de dire si la communauté internationale va relever ce défi. Ce qui est plus clair, en revanche, c’est qu’un front diplomatique plus uni et une détermination internationale plus forte demeurent essentiels pour mettre un terme aux souffrances d’un nombre considérable de civils et pour prévenir de nouvelles atrocités.




[95] Entretien téléphonique avec Human Rights Watch, 10 mars 2004.

[96] La communauté Zaghawa est constitutée de plusieurs sous-clans: les Wagi, les Kobe et les Bideyat. Les Wagi se trouvent seulement au Soudan tandis que les Kobe et les Bideyat sont des deux côtés de la frontière. Des informations indiquent que les Zaghawa au sein du groupe rebelle MJE sont surtout des Kobe et des Bideyat du Tchad et du Soudan, tandis que les Wagi se retrouvent surtout dans l’A/MLS. Entretien avec Human Rights Watch, Pays-Bas, 6 février  2004.

[97] Depuis le début de 2003, Amnesty International a été l’une des rares voix à s’élever pour dénoncer les atrocités commises au Darfour.

[98] ”Situation in DarFour,” Département d’Etat américain, Washington DC, 2 mars 2004.

[99] Déclaration du Président al Bechir, 9 février 2004.

[100] Entretien de Human Rights Watch avec un responsable du Département d’Etat, février 2004.


<<précédente  |  index  |  suivant>>Avril 2004