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LES ABUS COMMIS DANS LE DARFOUR PAR LES FORCES GOUVERNEMENTALES

Depuis le début de l’insurrection rebelle en février 2003, en particulier depuis l’intensification du conflit à la mi-2003, le Gouvernement du Soudan a suivi une stratégie militaire qui a violé les principes fondamentaux du droit international humanitaire et les droits humains. Il n’a fait aucune différence entre les objectifs civils et militaires ni respecté le principe d’un recours proportionné à la force16 Sa stratégie a délibérément visé les populations civiles au travers de bombardements aériens aveugles et volontairement indiscriminés17, une politique de la « terre brûlée » et le refus d’accès à l’aide humanitaire. Les résultats en ont été spectaculaires : en une année, plus de 750.000 personnes ont été déplacées dans le Darfour même et plus de 110.000 de l’autre côté de la frontière, au Tchad.18

Les forces du Gouvernement soudanais sont responsables de centaines d’attaques indiscriminées contre des civils du Darfour, constituant de graves violations du droit international humanitaire et des droits humains.19 Dans de nombreux cas, la gravité des crimes commis par les forces gouvernementales et les milices qui lui sont alliées, ainsi que l’échelle et la façon systématique dont ces abus étaient commis, permettent de les compter comme crimes de guerre et crimes contre l’humanité.20 Depuis l’apparition officielle en février 2003 de groupes rebelles au Darfour, les attaques contre les civils se sont accrues en nombre, en fréquence et en brutalité et ont été menées dans des villes et villages hors de toute présence rebelle ou objectifs militaires. 

Les civils issus de la même ethnie que les rebelles, à savoir les Four, les Massalit, les Zaghawa et quelques autres petites communautés sont devenus les cibles privilégiées des offensives militaires du gouvernement visant à anéantir toute base de soutien, réelle ou supposée, aux forces rebelles. Les forces gouvernementales et les milices janjawids ont fait subir à des centaines de milliers de civils, au cours des quatorze derniers mois, une campagne de déplacements forcés, de meurtres, de pillages et de viols. Des dizaines de réfugiés interrogés par Human Rights Watch et d’autres ont décrit des attaques répétées contre leurs villes et villages. Des centaines et des centaines de villages ont été détruits, généralement incendiés et tous les biens pillés. Les infrastructures de base des villages, comme les points d’eau et les moulins, ont été dévastés apparemment dans le but de rendre ces hameaux inhabitables. De nombreux civils ont été tués ou blessés dans les bombardements aériens et les raids des milices. Des centaines de femmes auraient été violées par les troupes gouvernementales et les milices. Des enfants ont été enlevés en grand nombre. Une fois qu’ils avaient fui leurs foyers, des milliers de civils ont été la cible d’attaques systématiques, de pillages et de violences de la part des milices dans les villes contrôlées par le gouvernement et aux points de contrôle des janjawids qui jalonnent les routes. Même quand les personnes déplacées ont rallié des villes plus importantes, espérant y trouver de l’aide ou, au moins, un refuge contre de nouvelles attaques, elles continuent d’être systématiquement la proie des miliciens janjawids.

Les preuves collectées dans le Darfour témoignent d’une campagne systématique menée par les forces gouvernementales et leurs milices alliées pour déloger par la force les civils ruraux et leur faire gagner  les villes et camps sous contrôle gouvernemental dans lesquels ils vivent parqués et démunis.

Les attaques du Gouvernement soudanais dans le Darfour

Il apparaît que les attaques du Gouvernement et des janjawids dans le Darfour sont devenues de plus en plus violentes en 2003, particulièrement après l’échec du cessez-le-feu et les espoirs évanouis d’une solution rapide au conflit. De nombreux civils interrogés par Human Rights Watch ont raconté comment ils avaient fui leurs villages pour gagner les collines – les djebels - ou les villages voisins après les premières attaques du début ou de la mi-2003, attendu plusieurs mois d’affilée que la situation se stabilise puis, espérant que le cessez-le-feu allait ramener la paix, avaient regagné leurs maisons en septembre 2003. Quand la brutalité des attaques des milices a empiré à partir d’octobre 2003, de nombreux civils ont été forcés de quitter cette fois leur région d’origine pour gagner des villes plus importantes du Darfour, voire le Tchad.

Les attaques pouvaient être de différentes natures selon le lieu, mais deux modèles types se retrouvent à ce jour.

Les attaques gouvernementales sur les villages et les villes du Darfour Nord ont consisté en de lourds bombardements aériens, suivis par des attaques terrestres des troupes de l’armée soudanaise et des milices arabes janjawids. A la mi-janvier 2004, par exemple, suite à la promesse du président al Bechir « d’anéantir les mercenaires, traîtres, agents et renégats »21, le gouvernement a lancé une offensive aérienne de grande ampleur dans les régions Zaghawa du Darfour Nord, causant la fuite de milliers de civils vers le Tchad dans le courant du même mois.  Beaucoup de ceux qui survécurent aux bombardements et essayèrent de rester au Darfour furent ensuite obligés de fuir la zone en raison des attaques, terrestres cette fois, des milices et des troupes gouvernementales.

Par contraste, le Darfour Sud et le Darfour occidental ont été beaucoup moins bombardés.  A la place, les milices arabes semblent y avoir joué un rôle plus déterminant en menant des attaques terrestres, parfois accompagnées des troupes gouvernementales, conduisant à une spirale de violence croissante, de vols et de destructions visant principalement les communautés Four et Massalit dont le berceau se trouve dans ces Etats.

Une politique de déplacements forcés

Alors que le Gouvernement du Soudan n’avait peut-être pas prévu que les événements allaient prendre cette tournure, il savait ou aurait dû savoir que la stratégie militaire employée allait entraîner le déplacement forcé et de graves conséquences pour les civils.  Même si les cibles et le contexte sont différents, des stratégies similaires ont été utilisées contre les civils du Sud Soudan pendant vingt ans.

Au cours des premiers mois de guerre, la présence rebelle et les attaques ont été davantage concentrées dans le Darfour Nord, de même que les contre-offensives gouvernementales.  Cependant, comme le temps passait et que les campagnes du gouvernement échouaient, il incombait aux milices janjawids de détruire toute base d’appui potentiel, stratégie reposant sur le déplacement forcé de la population civile. En guise d’incitation, les milices se voyaient accorder l’opportunité de piller librement et de saisir les terres des communautés qu’elles avaient convoitées de longue date. Les milices soutenues par le gouvernement, ainsi que les groupes armés qui ont tiré parti du conflit pour piller, n’ont pas limité leurs attaques aux seules troupes ou propriétés de l’A/MLS ou du MJE, mais s’en sont pris aussi aux villages non défendus, affectant ainsi un nombre croissant de civils.

Alors que la guerre se poursuivait, en particulier après l’échec des pourparlers en vue d’un cessez-le-feu en septembre 2003, les milices janjawids ont gagné en taille et en influence. Le mode d’attaques – bombardements aériens suivis d’offensives terrestres -, la violence croissante et la responsabilité patente du gouvernement, non pas dans le soutien mais dans l’incitation donnée aux activités des miliciens, a abouti à une stratégie brutale et ethniquement ciblée visant à obliger les populations civiles rurales des communautés Four, Massalit et Zaghawa à abandonner leurs foyers.

L’Article 17 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1977,22 qui traite de la protection que les parties au conflit doivent aux civils dans les conflits armés non-internationaux, interdit le déplacement forcé de civils pour des raisons liées au conflit. Il autorise néanmoins de tels déplacements en cas de « raisons militaires impératives » ou si « la sécurité » des civils est en jeu, dans les deux cas des questions du ressort du gouvernement en charge.  Il revient alors à ce dernier de leur en expliquer les raisons, ce qui n’a pas été fait au Darfour.

Ici, les méthodes utilisées pour réaliser ces déplacements – attaques contre les civils, politique de destruction systématique des propriétés civiles et mouvements forcés sans sommation – contreviennent au droit international humanitaire.

En outre, la destruction des sources d’eau, l’incendie des cultures et le vol du bétail sont des éléments-clé de la campagne gouvernementale.  Pour des raisons évidentes, couper les foyers de civils de toutes sources d’approvisionnement en nourriture et en eau va inévitablement entraîner leur déplacement ou la famine. Dans le cadre de son devoir de protection des civils en cas de conflit, le gouvernement ne doit pas « attaquer, détruire, enlever ou mettre hors d’usage à cette fin des biens indispensables à la survie de la population civile ».  Les biens considérés comme essentiels à la survie des civils comprennent les « denrées alimentaires et les zones agricoles qui les produisent, les récoltes, le bétail, les installations et réserves d’eau potable ou les ouvrages d’irrigation. » 23

Une campagne de déplacement forcé et d’autres abus assimilables à des crimes contre l’humanité ainsi, à n’en pas douter, que d’autres graves violations des droits humains, sont en train de se produire. Si les milices ont opéré comme les principaux acteurs de cette violence directe, le caractère et l’ampleur de ces atrocités indiquent qu’elles n’auraient pas été possibles sans une politique persuasive de la carotte et du bâton de la part du gouvernement. Les responsables gouvernementaux ont apporté un soutien actif aux milices et négligé les suppliques des Zaghawa, des Massalit et des Four réclamant protection. Le Gouvernement soudanais a, par conséquent, commandité les tueries, les enlèvements et le déplacement forcé de centaines de milliers de civils.

Le rôle du Gouvernement de Khartoum, dans l’armement des milices et la conduite des attaques contre les civils, a d’ailleurs été avancé par de nombreux réfugiés interrogés par Human Rights Watch comme l’une des principales raisons de leur fuite. Ils ont également cité le rôle déterminant du Gouvernement comme la différence fondamentale entre les activités des milices et les affrontements avec les milices arabes des décennies précédentes. Sur ce point, un vieux réfugié Massalit interrogé par Human Rights Watch a commenté:

Bon, avant il y avait un conflit, c’est vrai; mais maintenant, quand un village est incendié, automatiquement un hélicoptère descend pour renforcer les Arabes. Si un village résiste, alors les avions arrivent ; aussi pour moi, ce ne sont pas les Arabes, c’est le gouvernement qui est différent d’avant.  Il a changé d’attitude.24

Un autre homme a fait valoir, comme on lui demandait si son village avait réclamé la protection du gouvernement : « C’est le gouvernement lui-même qui commet ces attaques ; comment pouvons-nous lui demander de nous protéger ? Et pourquoi ne vient-il pas nous défendre s’il n’est pas impliqué ? »25

Le bombardement des civils dans le Darfour nord

L’Etat du Darfour nord, qui abrite le “dar”, ou le berceau, des Zaghawa a été la principale cible des bombardements du Gouvernement soudanais en 2003. La grande majorité des réfugiés interrogés dans des sites du nord-est du Tchad étaient des Zaghawa qui avaient fui leurs villes ou villages ou des zones rurales autour de Karnoi, Kepkabiya et Abu Gamra. Ces réfugiés ont décrit la campagne de bombardements systématiques du gouvernement comme l’une des principales raisons de leur fuite.

Les avions du Gouvernement soudanais (qui a utilisé principalement des Antonov, mais aussi des MiG et des hélicoptères d’attaque) ont bombardé de façon répétée les villes et les villages, à toute heure du jour et de la nuit, causant des centaines de morts et de blessés civils, souvent juste avant de lancer des offensives terrestres menées par des soldats soudanais et des miliciens janjawids. Le recours du Gouvernement soudanais aux Antonov pour bombarder n’est pas nouveau.

Depuis plus d’une décennie, les organisations humanitaires et de défense des droits humains ont décrit et documenté les bombardements par Antonov au Sud-Soudan. Maintenant que la précision des tirs s’est améliorée, grâce à de nouveaux moyens de contrôle aérien fournis par les janjawids qui sont au sol en communication étroite avec l’armée de l’air soudanaise, il est clair que les villages sont délibérément visés. Avec de telles quantités de bombes larguées, les Antonov peuvent être sûrs d’infliger un niveau significatif de pertes et de destruction.

S’il y avait clairement une présence de l’A/MLS dans certains villages, ce qui fournit la justification militaire du recours à la force, celui-ci devait cependant être proportionné26 aux gains militaires escomptés. Or la campagne de bombardements menée par le Gouvernement sur Karnoi, dans le Darfour nord et sur d’autres villes en janvier 2004, par exemple, était disproportionnée dans la mesure où, même s’il y avait une présence rebelle en certains points, les victimes étaient essentiellement des civils. En outre, l’essentiel des installations civiles comme les points d’eau, essentiels à la survie des populations, ont été détruits ce qui ne saurait être justifié en terme de gains militaires.

Dans de nombreux autres villages, il était clair qu’il n’y avait ni présence militaire ni installations justifiant les bombardements écrasants menés en janvier 2004.

Selon les entretiens menés par Human Rights Watch avec les victimes et les témoins, les Antonov ont largué des centaines, si ce n’est des milliers, de bombes sur le Darfour nord, bombardant parfois à plusieurs reprises le même village en quelques jours.  Certains civils ont creusé des trous dans le sol en guise d’abris anti-aériens et se sont débrouillé pour survivre pendant des mois, jusqu’à ce que la campagne de janvier 2004 les oblige à fuire. Une vendeuse Zaghawa de 40 ans, originaire de Karnoi, ville du Darfour nord, a raconté à Human Rights Watch :

Je suis partie à cause des bombardements. Chaque jour, les avions venaient, ils frappaient les maisons et tuaient les gens. J’ai vu les avions ; ils volaient très haut, le dessus est blanc et le ventre est noir.  Depuis le début il y a des bombardements ; parfois il se passait quelques semaines sans bombardements, puis ça recommençait.  Nous avons fait un trou dans le sol de notre maison et quand les avions arrivaient, on rentrait dedans et on en ressortait plus tard. Tous les jours des gens mouraient et étaient blessés par les bombes : un jour, huit personnes ont été tuées ; un autre jour, six ; parfois, une ou deux. Quand on a  réalisé que les bombardements n’allaient pas s’arrêter et quand ma propre maison a été touchée, je suis partie.27

Les témoins des attaques ont fait état, avec précision, d’un mode d’opération différent depuis le début 2003 : les Antonov bombardaient intensément les villages et les points d’eau, suivis dans la foulée, souvent quelques minutes plus tard, par des offensives terrestres.  Les bombardements des Antonov étaient parfois suivis de frappes plus précises, menées par des MiG et des hélicoptères d’attaque contre les infrastructures comme les hôpitaux, les centres de santé et les écoles.28 Même si la plupart des victimes sont dues aux bombardements par Antonov, les attaques de MiG et d’hélicoptères ont également causé des morts et des blessés.  Les hélicoptères utilisés pour le transport des troupes servent aussi à viser les civils, singulièrement quand il n’y a pas de forces rebelles alentour pour riposter en tirant contre les hélicoptères.

Un réfugié avec quelques connaissances médicales, qui a apporté une première aide à de nombreuses victimes des bombardements sur et autour de Karnoi, avant de fuir vers le Tchad, a décrit à Human Rights Watch l’effet des différents avions utilisés :

La plupart des civils étaient blessés par les bombardements des Antonov et aussi par ceux des hélicoptères.  Les attaques des MiG ont commencé en janvier 2004 : ils arrivent très vite et sont très dangereux.  Si un Antonov bombarde 40 fois (largue 40 bombes) il peut tuer 40 à 50 personnes. Mais une seule frappe d’un MiG peut en tuer le même nombre. Le MiG a des roquettes et des mitrailleuses et il suit les gens, c’est le plus dangereux. L’hélicoptère aussi peut s’approcher très près quand il bombarde – il n’y a pas de résistance possible contre lui.29

Si les bombardements aériens ont duré tout au long de l’année 2003, les témoins décrivent une augmentation de ce type de frappes aériennes à partir de décembre 2003 dans le Darfour nord.  Les attaques aériennes semblent avoir culminé au cours de l’offensive gouvernementale menée entre le 15 et le 19 janvier 2004 et Human Rights Watch a interrogé plus de quinze victimes des bombardements aériens menés au cours de cette période. Voici ce qu’a raconté un étudiant Zaghawa originaire de Jorboke, près de Karnoi, blessé par un éclat lors du bombardement du 19 janvier 2004 :

J’étais au puits avec mes bêtes, à environ un demi-kilomètre du village, quand les avions sont arrivés. Il était environ 8h00 du matin et deux Antonov sont arrivés en volant. Ce n’était pas la première fois qu’on voyait ces avions mais c’était la première fois qu’ils venaient sur Jorboke alors nous étions surpris par les bombes.  Les Antonov sont arrivés les premiers, ils volaient très haut, comme des petits oiseaux et ils ont largué huit bombes autour de Jorboke.  Nous avons deux puits et les deux ont été touchés,  les autres (bombes) sont tombées hors du village. Les MiG sont arrivés une quinzaine de minutes plus tard et ont bombardé deux des maisons du village. Le MiG peut monter et descendre très vite.  Il fait autant de bruit que le tonnerre et tire des roquettes qui ont touché les deux plus grosses enceintes du village. Les maisons touchées par les roquettes ont complètement brûlé. 

Nous étions tout un groupe au puits, des hommes, des femmes et des enfants.  Deux personnes ont été tuées et trois blessées par les bombes, dont moi ; ma jambe a été cassée. Une vieille femme nommée Mariam a été tuée, avec un garçon de cinq ans, Ahmed Mohammed…. J’ai entendu ensuite que les janjawids étaient venus et avaient pillé et incendié le reste du village, mais j’étais déjà parti. Ma famille m’avait mis sur un chameau pour gagner le Tchad.30

Les bombardements ont contraint beaucoup de gens à quitter leurs villages pour gagner les wadis, les lits des rivières où la population a l’habitude de creuser les puits pour atteindre l’eau.  Mais même dans les wadis, ils ont été continuellement la cible des attaques aériennes et terrestres – en réalité, il semble même que les bombardements gouvernementaux aient spécifiquement ciblé les wadis où la population et le bétail sont forcés de se replier en quête d’eau et d’abri, compte tenu de la maigre végétation et des températures élevées dans la région. Une jeune femme Zaghawa de 27 ans, dont le fils de quatre ans a perdu un pied lors d’un tel accrochage, a raconté le bombardement de son village près de Karnoi, dans le Darfour nord, au cours de l’offensive de janvier 2004 :

Nous avions quitté les maisons quand le bombardement a commencé autour de 15h00. Nous nous cachions sous les arbres dans le wadi. Ils bombardaient tellement d’endroits. Les enfants se cachaient dans un autre endroit où les bombes les ont touchés et, tout à coup, nous les avons entendus hurler.31

Le bombardement des wadis semble partie intégrante d’une stratégie délibérée de destruction des points d’eau et autres installations civiles comme les écoles et les hôpitaux. Des témoins ont fait de nombreux récits de bombardements de wadis et aussi de puits. « Nos puits ont été saccagés par les bombardements, en fait tout le village a été détruit », a ainsi déclaré un habitant Zaghawa de 38 ans originaire de Fara Wiya, centre commerçant et district administratif du Darfour nord.32  Un autre homme de Fara Wiya, ville bombardée à répétition en 2003 et 2004 parce que l’armée y soupçonnait la présence d’éléments A/MLS, a raconté le bombardement de juin 2003 :

Le gouvernement nous a bombardés par Antonov,  MiG et hélicoptères. Environ 140 bombes sont tombées sur Fara Wiya ce mois-là. Les MiG visaient spécifiquement les écoles – le trou faisait plus de deux mètres de profondeur. Après ça, nous avions tellement peur que nous avons emmené nos enfants dans la montagne. Après le bombardement ce matin-là, nous avons vu arriver environ 2.000 soldats en début d’après-midi, avec des chars. Ils ont entouré le village sur trois côtés et les janjawids sont arrivées par le quatrième. L’avion avait déjà détruit la clinique. Les janjawids et les soldats sont entrés dans les échoppes et ont pillé, puis ils ont brûlé les maisons.  Les janjawids ont jeté un animal mort dans le puits.33

Certains réfugiés ont accusé le gouvernement d’utiliser un type de gaz lacrymogène ou d’agent chimique, lancé depuis les hélicoptères lors de certaines attaques. Un réfugié interrogé par Human Rights Watch a déclaré que « les Antonov viennent de jour comme de nuit et, parfois, il y a du poison dans le bombardement »34 Certains détails de ces événements restent néanmoins à élucider et ces accusations n’ont pas été vérifiées à ce jour.

Raids à répétition sur le Darfour sud et le Darfour occidental.

Dans le Darfour sud et le Darfour occidental, les attaques des milices sur les villages Massalit et Four ont augmenté et sont devenues de plus en plus violentes depuis octobre 2003 et au cours des six mois qui ont suivi. Human Rights Watch a interrogé au moins une douzaine de personnes issues de différents villages des provinces de Geneina et Habila qui ont toutes décrit un mode d’attaques similaire. Les premiers raids par les milices arabes, bien armées, montées à dos de chameaux ou à cheval, datent de la mi- ou de la fin 2003 mais consistaient surtout en vols de bétail et menaces verbales à l’encontre de la population, faisant peu de victimes. La nature des attaques a empiré avec le temps et elles sont devenues à la fois plus fréquentes et plus violentes à partir du début 2004. Voici l’expérience typique rapportée par un réfugié Massalit du Darfour occidental :

Il y a eu trois attaques (sur mon village) depuis octobre 2003, mais la dernière (en janvier 2004) a été la pire. Les premières fois, les hommes arrivaient à cheval ou en chameau et nous faisaient peur, mais la troisième fois, ils sont venus en voiture et ils ont tué beaucoup de gens. Tous les habitants ont fui après la dernière attaque. Les militaires ont dit qu’ils voulaient nous faire disparaître. Nous leur avons demandé pourquoi ils voulaient nous faire du mal, mais ils ont répondu que ça ne nous regardait pas, que les ordres venaient d’en haut.35

Un autre Massalit réfugié au Tchad a également fait état d’attaques de plus en plus violentes au cours de la même période. « La première fois ils sont venus fin décembre, mais ce n’était pas si grave. Ils sont venus en chameau et à cheval, ils ont tiré en l’air et ont volé quelques animaux, mais ils n’ont tué personne. Quand ils sont revenus la deuxième fois, ils sont arrivés en voiture et ils ont tué cinq personnes, ils ont battu les gens et ils ont tout emporté, même les vaches. »36

Un fermier Massalit de 70 ans, qui a vu mourir trois de ses fils aux mains des milices a raconté ainsi les attaques :

La première fois, ce n’était pas vraiment un groupe important, mais quand ils sont venus la deuxième fois, ils soulevaient un énorme nuage de poussière, ces janjawids, tellement ils étaient nombreux.  Ils étaient à dos de chameau, à cheval ou à pied. Ils ont commencé à tirer avant même d’être arrivés. Pratiquement tout le village a brûlé, même ma hutte. Quelqu’un m’a donné ces vêtements que je porte. Presque une vingtaine de personnes sont mortes dans l’attaque ; comme c’était tôt le matin, beaucoup de gens étaient encore chez eux.37

De nombreuses personnes ont indiqué qu’elles ont fui leur village mais en restant dans la région. Elles ont agi ainsi pour sauver quelques biens, rester à proximité d’un point d’eau et dans l’espoir de rentrer chez elles, dès que la sécurité le permettrait.  La plupart rentrait chez eux entre deux attaques, dans l’intention d’y rester, mais ils furent finalement obligés de partir tous ensemble en raison de la violence des raids ou lorsque les points d’eau furent complètement détruits.

Les villages qui furent détruits et vidés de leur population étaient généralement ciblés sur des bases ethniques. Les observateurs présents dans le Darfour en février et mars 2004 ont rapporté que les villages Four, Zaghawa et Massalit incendiés étaient parfois proches d’autres villages habités par d’autres communautés qui, eux, n’ont pas été touchés et dans lesquels les populations continuent à vivre.  Les villages intacts appartiennent souvent à des Arabes ou à des communautés qui ne sont ni Zaghawa, ni Massalit, ni Four.

Il semble que d’autres villages africains aient également souffert de destructions de la part des milices, cependant à une échelle moindre que ceux des ethnies visées. Certains villages ont versé de grosses sommes d’argent, jusqu’à 1.700 dollars US dans un cas, aux milices janjawids pour ne pas être attaqués.38 Des individus auraient également eu à payer les janjawids pour être autorisés à cultiver leur propre terre ou à regagner leur village.

Toutefois, il arrive qu’une fois les populations rentrées, les villages soient de nouveau attaqués ou, dans certains cas, qu’ils soient occupés par des arabes nomades comme c’est arrivé dans la riche région agricole de la province de Wadi Saleh.39

Bien que les forces gouvernementales portent moins de responsabilités dans les tueries à grande échelle, les viols et les attaques de civils pendant la période d’offensives terrestre décrite par ces réfugiés, de plus amples investigations pourraient faire apparaître leur implication bien plus directe dans ces abus. Dans leur grande majorité, les témoins ont indiqué que les troupes gouvernementales avaient participé à des attaques conjointes et coordonnées avec les milices qui ont pillé les biens des civils et détruit les infrastructures.

Les janjawids ont apparemment réuni dans d’énormes enclos des dizaines de milliers de têtes de bétail appartenant aux Massalit, au vu et au su des autorités gouvernementales. Le Gouvernement, en encourageant ces abus tels que ceux rapportés et en refusant de poursuivre pénalement les miliciens janjawids garantit, de fait, à cette milice, une impunité totale.

La milice janjawid et ses liens avec le Gouvernement du Soudan

Les groupes de miliciens arabes connus sous le nom de janjawids sont la dernière incarnation en date d’une longue tradition tactique des gouvernements soudanais successifs dans l’emploi de milices.40 Dans le Darfour, les milices sont ouvertement soutenues par le Gouvernement soudanais qui les utilise comme forces contre-insurrectionnelles pour attaquer les civils tout en masquant son rôle. Le Gouvernement soudanais aurait recruté jusqu’à 20.000 miliciens janjawids.41 La plupart de ces miliciens seraient issus de tribus arabes du Darfour nord et du Tchad qui se déplacent à dos de chameaux. Les tribus et les clans les plus fréquemment mentionnés par les réfugiés et les autres sources dignes de foi sont les sous-clans des Irayqat et des Ouled Zed, rattachés aux éleveurs de chameaux Rizeigat, Mahariya et Beni Hussein du nord.42 Nombre des miliciens seraient en fait des ressortissants tchadiens et si la polarisation ethnique croissante dans la région a pu être, pour certains, une motivation suffisante, la perspective des pillages aurait été la principale incitation pour la plupart.

Il arrive aussi que les membres des janjawids soient connus de leurs victimes.  Les témoins d’attaques contre les Four du Darfour occidental ont ainsi assuré qu’ils connaissaient leurs assaillants.43

Témoins et victimes des raids ont décrit de manière consistante comment les miliciens portaient des uniformes de l’armée gouvernementale soudanaise, en général des treillis kakis.  Les hommes à cheval arborent parfois un insigne, ou un écusson rouge sur l’épaule, mais le gros des troupes apparaît comme les rangs d’une armée régulière et les deux principaux chefs ont rang de « général ».

Les membres de la milice sont équipés d’armes neuves (dont des Kalachnikovs, des G-3 et des armes belges) et d’équipements de communication dernier cri comme des téléphones satellites Thuraya. En outre, les miliciens janjawids se déplacent parfois dans des véhicules de l’armée soudanaise, même si leur mode de transport est davantage le chameau ou le cheval. Ils sont systématiquement présents lors des raids ou des offensives terrestres et sont parfois, lors de leurs attaques, accompagnés de troupes gouvernementales soudanaises.

Human Rights Watch a interrogé un ancien soldat gouvernemental, au Tchad, qui avait été recruté de force par le gouvernement dans l’est du Soudan au début 2003 puis capturé par l’A/MLS. Son récit des attaques conjointes menées par les forces gouvernementales et la milice janjawids est éloquent et confirme les récits de nombreux témoins sur la collaboration entre le Gouvernement et la milice :

Nous sommes allés combattre à Adar (Darfour nord) au début 2003.  On ne nous a rien dit à propos de l’A/MLS, seulement qu’on était là pour combattre des voleurs. Nous (les troupes gouvernementales) étions dans des camionnettes vertes portant des drapeaux rouges. Ces drapeaux rouges étaient réservés à la guerre.  Nous étions plusieurs milliers et il a nous a fallu dix jours pour rallier Adar. Il y avait des janjawids avec nous, qui sont venus à cheval.  Nous nous sommes battus ensemble mais les (janjawids) restaient entre eux et bivouaquaient séparément.  Ils avaient leurs propres chefs et, avant d’entamer le combat, leurs commandants se réunissaient avec les autres officiers pour déterminer le plan d’attaque. Ils avaient aussi leurs propres moyens de communication pour rester en contact avec les autres commandants.

En général une attaque se déroule de la façon suivante: d’abord arrivent les Antonov qui bombardent et chassent les civils et l’A/MLS ; ensuite, les hélicoptères arrivent avec nous, les soldats, tandis que les janjawids attaquent par un autre côté. Les janjawids portent des uniformes khakis et des armes neuves – des G-3, des Doshkas – qui arrivent de Khartoum.44

Human Rights Watch a été informé par plusieurs sources dignes de foi que les nouvelles recrues de la milice janjawids recevaient une solde initiale de 100 à 400 dollars US et que leurs proches se voyaient garantir une aide à vie si un membre de la milice était tué au combat.45 De nombreux janjawids recevraient en outre une gratification mensuelle qui excèderait la solde des soldats de l’armée régulière (environ 100.000 libres soudanaises, soit 100 dollars US).  Les membres de la milice sont également régulièrement alimentés en sucre et en huile. Par ailleurs, outre les armes, les uniformes, les soldes, les moyens de communication et autres formes de soutien, les janjawids reçoivent apparemment des cartes d’identité de la part du Gouvernement, selon des documents confisqués par l’A/MLS en décembre 2003.46

Les structures de commandement des janjawids sont moins connues. Plusieurs des personnes interrogées par Human Rights Watch ont mentionné un chef janjawids nommé «Shochortola » qui aurait été tué lors de combats dans le Darfour nord en janvier 2004.  Un responsable Rizeigat de Kutum a été également cité comme une figure importante des janjawids. Plusieurs sources concordantes affirment que les janjawids utilisent régulièrement Geneina, la capitale du Darfour occidental, comme base d’opérations,  que les camps d’entraînement sont situés hors de la ville et que les munitions y sont régulièrement distribuées aux miliciens par des unités du renseignement militaire soudanais.47

En mars 2004, bien que le gouvernement ait annoncé avoir gagné la guerre, de nouvelles informations indiquaient que le gouvernement continuait de recruter des combattants.48

L’attitude du Gouvernement face aux raids des miliciens

Les forces gouvernementales ne se contentent pas de participer ou de soutenir les attaques de la milice contre les civils ; elles refusent également activement de protéger les civils recherchant sa protection contre les raids de cette milice. Human Rights Watch a recueilli des témoignages indiquant que, lorsque les attaques ont commencé en 2003, de nombreux civils ont fui leurs villes et villages qui abritaient des casernes et/ou des postes de police, ou envoyé des messages aux unités de l’armée soudanaise pour les alerter et leur demander de l’aide. Les forces gouvernementales ont rarement, pour ne pas dire jamais, répondu positivement.

Au contraire, dans certains cas, alors que les civils fuyaient des villes où étaient installées des garnisons, ce sont les militaires ou la police soudanaises qui leur avaient conseillé de partir. Un vieux réfugié massalit a ainsi décrit la réaction de la police soudanaise de Konga quand, avec d’autres villageois, ils ont pris la fuite après un raid des janjawids fin 2003:

Nous avons ramassé ce qui nous restait et nous avons fui vers Konga, où se trouvait un poste militaire de l’armée soudanaise.  Il nous a fallu deux jours pour rallier Konga – ceux qui se dirigeaient vers Konga étaient en majorité des femmes, des vieillards…Quand nous avons atteint Konga, il y avait beaucoup de monde sur place, des gens venus d’au moins quatre ou cinq autres villages qui avaient été incendiés. Nous sommes allés voir les militaires qui nous ont dit : ‘Partez ! si vous restez ici les Arabes vont venir aussi et vont vous tuer et nous aussi peut-être, alors partez !’ C’est pour ça que nous sommes venus au Tchad, parce qu’il n’était pas sûr que le Gouvernement veuille nous protéger.49

Même quand les déplacés arrivaient dans une ville relativement plus importante, avec une plus grande présence militaire comme Nyala (capitale du Darfour sud), Geneina (capitale du Darfour occidental) ou Kepkabiya, ils n’avaient aucune garantie de sécurité. En janvier 2004, de nombreux miliciens janjawids ont attaqué des communautés de déplacés même dans des villes importantes comme Geneina et Kepkabiya.50  A la fin janvier 2004, on a compté au moins trois raids de miliciens contre le seul camp de déplacés d’Aramata, à six km seulement de la ville de  Geneina. Quelque 500 têtes de bétail ont été volées et un nombre non confirmé de civils ont été apparemment tués dans ces incidents, trois parmi des centaines d’attaques contre des déplacés de la région.51 Les exemples du refus du gouvernement d’apporter protection à certains groupes de déplacés abondent. A Nyala, le 14 janvier 2003, les forces de sécurité ont insisté pour que les déplacés du camp d’Initifadah se rendent dans un autre camp, situé au moins 14 km hors de la ville.  La majorité des déplacés ont fui le camp avant même que la déménagement commence, par crainte pour leur sécurité sur le nouveau site. La police a obligé les personnes présentes à partir sous la menace de ses armes. Certains déplacés se sont éparpillés, paniqués, pour échapper à la relocalisation forcée. Finalement, quelque 600 personnes ont été ainsi déplacées, malgré leurs craintes d’être encore plus vulnérables aux raids et bien que le nouveau site n’ait pas été convenablement préparé en abris et approvisionnement en eau.52  

Parmi les déplacés se trouvaient des enfants mal nourris et des familles qui avaient déjà fui quelques semaines auparavant leurs villages incendiés et perdu tous leurs biens. En raison de la dureté de la situation et de l’assistance humanitaire minimale disponible dans la ville de Nyala, les enfants de moins de cinq ans mourraient au rythme de six pour dix mille à la mi-janvier, taux considéré comme alarmant dans une situation extrême.53

Dans un autre cas de figure éloquent témoignant du refus du gouvernement de garantir  la sécurité des civils, les responsables des communautés Four, Zaghawa et Massalit auraient tenté à plusieurs reprises d’informer le gouvernement des atrocités commises.  Ils se sont adressés aux plus hauts responsables du gouvernement à Khartoum. Ils ont présenté des cas avérés de violations des droits sans obtenir la moindre réaction. Et dans au moins l’un des cas, le Gouvernement soudanais a conseillé aux représentants du Darfour de cesser leurs démarches.54

Les abus commis par les milices alliées du Gouvernement

Les massacres de civils

Les témoins issus de dizaines de villages ont rapporté comment les janjawids ont délibérément attaqués des civils, qu’ils soient considérés comme des partisans des rebelles ou sans aucun lien avec ces forces rebelles. Selon les estimations, des centaines de civils ont été tués jusqu’à présent dans ce conflit mais, compte tenu du manque d’accès aux régions rurales du Darfour, ce nombre pourrait être gravement sous-estimé.

Les réfugiés interrogés au Tchad ont souvent souligné que, même si les troupes gouvernementales ne leur avaient apporté aucune protection et étaient clairement responsables de bombardements aériens, ils craignaient par dessus tout les miliciens janjawids parce qu’ils « manquaient d’instruction et ne faisaient aucune différence entre les hommes, les femmes et les enfants. »55 La grande majorité des victimes de ces raids contre les villages – à la fois ciblés et indiscriminés – sont des hommes, dont beaucoup âgés de 20 à 45 ans. Un nombre inconnu, peut-être des centaines, de femmes et d’enfants ont également été tués directement, délibérément pris pour cibles par les miliciens ou pris sous le feu pendant les attaques.

Dans certains cas, une partie des victimes des attaques sont sans aucun doute possible des combattants de l’A/MLS. D’autres, surtout des hommes jeunes ou d’âge moyen, issus des communautés Four, Zaghawa et Massalit56 ont organisé des comités d’autodéfense pour tenter de protéger leurs familles et leurs biens et sont morts en se battant contre les janjawids. Selon les informations dont dispose Human Rights Watch, ces groupes d’autodéfense sont partie intégrante d’une stratégie remontant au début des années 90 pour décourager les attaques des Arabes sur les villages ; munis d’armes légères, ils disposent rarement de plus de cinq ou six carabines ou fusils non-automatiques par village.57 Dans pratiquement tous les cas, ils n’ont pas fait le poids en 2003-2004 face aux nombreux janjawids, équipés par le Gouvernement en armes automatiques modernes, lance-roquettes et mortiers. Un sage Massalit a ainsi relevé : « ( mon village) est un gros village qui comptait plus d’un millier d’hommes. Si nous avions eu des armes, nous aurions pu nous défendre, mais nous n’avions pas d’armes et elles sont trop chères pour qu’on en achète. »58

Dans de nombreux cas établis par Human Rights Watch et d’autres sources dignes de foi, comme Amnesty International, les morts étaient des civils sans armes, hommes, femmes et enfants, brûlés vifs dans l’incendie de leur maison ou par balles alors qu’ils tentaient de protéger leur bétail. Le nombre de victimes civiles varie considérablement d’un village à l’autre et souvent dépend si le village avait été déjà attaqué ou non. Ainsi, dans une attaque contre un village dont la plupart des habitants ont déjà fui, les principales victimes seront les vieux ou les malades qui n’ont pas pu s’enfuir, ou ceux qui ont résisté au pillage de leur bétail. Un homme Zaghawa de 35 ans, originaire d’Adar, a raconté à Human Rights Watch ce qui s’est passé dans son village :

Il n’y avait aucun A/MLS dans notre village à l’époque, mais quand nous avons entendu que les janjawids arrivaient, j’ai moi-même pris un fusil pour les combattre. Les janjawids sont arrivés à cheval, ils étaient peut-être 150, armés de Kalachnikov et de G-3. Ils portaient des uniformes du gouvernement et, avec une vingtaine d’autres hommes, nous avons pris les fusils que nous avions et nous sommes préparés à défendre la place. Mais ensuite nous avons entendu dire que des troupes importantes arrivaient de Kepkabiya et nous avons vu les gouvernementaux arriver en voiture ; ils étaient carrément trop nombreux. Et finalement, nous sommes partis. Tout ce que nous avons laissé dans les maisons a été détruit. Les plus vieux, ceux qui étaient incapables de fuir, ont été tués. Environ vingt-cinq personnes ont été tuées. La plupart étaient des vieillards, comme Bashar Bahia : il ne voulait pas quitter sa maison alors ils lui ont tiré dessus et sa tête a éclaté. Fatima Abdallah, elle était aveugle et son fils s’était enfui. Elle a brûlé vive quand ils ont enflammé le toit de chaume de sa maison avec une allumette. D’autres ont été tués quand ils ont essayé de les empêcher de voler leurs chameaux, leurs vaches ou leurs autres biens. Daoud Issa, lui, il avait dans les soixante ans et a été tué quand il a tenté de les empêcher de piller son échoppe.59

Quand les attaques sont survenues par surprise ou qu’il y avait encore un nombre important d’habitants dans le village, les hommes ont été les cibles principales. Mais dans certains cas, les miliciens janjawids ont tué pratiquement tous les civils qu’ils ont trouvé, sans considération d’âge ou de sexe, y compris ceux qui se cachaient dans les mosquées. Un jeune Zaghawa de dix-huit ans, originaire de Goz Naim et qui a survécu à la destruction de son village par les janjawids a raconté à Human Rights Watch :

La première attaque a eu lieu au début janvier (2004). D’abord, les avions ont bombardé puis les janjawids sont arrivés. La majorité des gens ont fui mais après trois ou quatre jours, ils n’avaient plus d’eau alors ils sont revenus au village, surtout pour les animaux. La seconde attaque a eu lieu deux semaines plus tard, à la fin janvier. Il y a d’abord eu des bombardements vers 9h00 le matin puis les janjawids sont arrivés à cheval et en voiture, ils étaient des centaines. J’étais au puits, en train de donner à boire à mes bêtes quand je les ai vus arriver. J’étais sur mon cheval et j’ai reçu une balle qui m’a fait tomber de cheval dans les buissons. Les janjawids ont rassemblé toutes les bêtes mais ils ne m’ont pas vu, sinon ils m’auraient tué.

Ils ont tué quinze personnes dans le village, trois femmes et douze hommes.  Deux des femmes étaient âgées, dans les cinquante ans ; elles ont été tuées par balles en essayant d’empêcher le vol de leurs bêtes.  Les hommes se trouvaient dans la mosquée quand les janjawids sont arrivés, ils priaient pour avoir la vie sauve. Les janjawids ont tiré et les ont tués.60

Ce ne sont pas les seules informations reçues par Human Rights Watch concernant des meurtres commis par les janjawids de personnes se cachant ou priant dans les mosquées. Human Rights Watch a également reçu des informations sérieuses, qui n’ont pu être confirmées, selon lesquelles des miliciens janjawids auraient spécifiquement visé et parfois exécuté des civils déplacés non armés dans des villes ralliées par des déplacés Four ayant fui le Darfour. Ces informations n’ont pas été confirmées à ce jour. Certaines informations indiquent également que les janjawids ont rassemblé des civils - des hommes - dont des responsables de communautés, par petits groupes de quelques personnes jusqu’à une douzaine, puis les ont emmenés ; plus personne n’a ensuite revu ces hommes.

A ce jour, leur sort reste inconnu mais tout laisse penser qu’ils ont été exécutés par les miliciens.61 Des informations similaires sur des rafles de responsables de communautés – que l’on n’a jamais revu – sont également arrivées en provenance des zones Massalit, laissant penser qu’il existerait un plan pour se débarrasser des leaders locaux.62

Par ailleurs, des actions de représailles ou des châtiments collectifs contre certains villages ont été clairement menées dans des villages où les miliciens janjawids ont sommairement exécuté, attaqué où violenté les communautés entières soupçonnées de soutenir l’A/MLS. Human Rights Watch a recueilli des informations concernant plusieurs graves incidents de cet ordre, dont l’un s’est produit au début janvier 2004 et lors duquel, suite à une attaque de l’A/MLS sur une position de la milice, les forces gouvernementales et les janjawids ont conjointement attaqué le village en cause et tué plus d’une centaine de personnes.  Les hommes ont été systématiquement tués ainsi que des femmes et des enfants ; certaines femmes ont eu également les seins coupés au couteau. Selon des informations rapportées, les parents auraient dû choisir la mort de leurs enfants : abattus par balles ou jetés dans le feu.63

Le viol et autres formes de violences sexuelles

Il a été rapporté à Human Rights Watch de nombreux cas de viols perpétrés par les miliciens janjawids dans tout le Darfour et en particulier dans les zones Zaghawa du Darfour nord.  Etant donné le traumatisme et la stigmatisation sociale attachés aux viols dans les cultures soudanaises et tchadiennes, de nombreuses femmes sont réticentes à se faire connaître comme victimes de viols ou d’attaques sexuelles.  Nombre d’entre elles ne réclament pas les soins médicaux indispensables après de tels outrages et, quand elles le font, les soins médicaux confidentiels sont rarement possibles au Darfour.  Il est probable que des centaines de femmes ont été victimes de viols au cours de l’année de conflit écoulée.  Les cas de viols semblent en outre avoir augmenté au cours des six derniers mois en raison, notamment, de la brutalité croissante des attaques.  Les femmes ont été parfois enlevées par les milices, avant ou après leur viol.

Un étudiant en médecine qui se trouvait dans le Darfour nord jusqu’à la fin février 2004 a indiqué à Human Rights Watch avoir soigné plus de cinquante femmes et filles qui avaient été violées par les janjawids et les soldats autour de Karnoi. Lors d’un incident particulièrement violent, ouvertement teinté de racisme, une jeune femme de dix-huit ans a été attaquée par des Janjawids qui ont inséré un couteau dans son vagin en lui disant : « Voilà ce qui tu mérites  parce que tu es noire ».64

Human Rights Watch a également recueilli au moins huit récits de viols dignes de foi, de femmes et filles, concernant les régions de Um Barou et Abu Gamra en janvier 2004. D’autres informations, non confirmées, indiquent par ailleurs que de jeunes « karda » ou bergers, de dix ans ont été enlevés à Abu Gamra par les janjawids, sans doute pour servir d’esclaves sexuels et de domestiques.  

Plus récemment, les Nations Unies et d’autres représentants d’organismes humanitaires dans le Darfour nord ont fait état de viols à grande échelle autour de Tawila lors d’attaques des janjawids sur cette ville le 27 février 2004. Selon ces sources, les habitants de la ville ont déclaré que soixante-sept personnes avaient été tuées et quarante-et-une écolières et enseignantes avaient été violées par les miliciens. Certaines ont été violées par des groupes de quatorze hommes sous les yeux de leur famille. Les mêmes sources ont rapporté que certaines femmes ont été marquées comme du bétail sur la main après avoir été violées, visiblement pour les stigmatisées à vie.65 Des viols ont été également rapportés dans des camps de déplacés au Darfour, régulièrement attaqués par les miliciens janjawids, mais peu de détails sont disponibles sur ces cas précis.

Enlèvement d’enfants et d’adultes

Les témoignages de réfugiés ont également traduit un nombre alarmant d’enlèvements de jeunes filles et garçons.  Il n’est pas possible, à ce jour, d’obtenir le nombre précis d’enfants ainsi enlevés. L’accès aux réfugiés et aux déplacés demeurent limité et beaucoup de familles ont été séparées par le conflit et ne savent pas exactement si leurs proches sont perdus, décédés ou s’ils ont été enlevés par les assaillants.  Au minimum, le nombre d’enfants enlevés se compte probablement en centaines, du plus jeune âge jusqu’à l’adolescence. Les enfants ont été parfois directement arrachés à leurs parents qui étaient tués s’ils tentaient de s’interposer.

Lors d’une attaque sur Goz Naim fin janvier, par exemple, une femme Zaghawa de vingt ans nommée Mecca Hissab a été abattue par les janjawids quand, en pleurant,  elle a essayé d’empêcher les miliciens d’emmener son fils de trois ans.66 

Des enfants plus âgés ont été également enlevés, risquant parfois la mort s’ils tentaient de résister.  Un jeune homme de Jirai, un village situé à quelque 45 km de Kepkabiya, a ainsi vu les corps de trois jeunes garçons qu’il connaissait et qui ont été tués par les miliciens lors de l’attaque du village. Les garçons étaient âgés de dix, douze et treize ans.  Tous les trois faisaient paître leurs bêtes aux abords du village quand les janjawids ont tenté de voler les animaux et d’enlever les garçons qui ont résisté.  Une fillette de douze ans qui se trouvait alors dans le même coin au moment de l’attaque a disparu depuis ; elle aurait été enlevée.

Des adultes ont été aussi emmenés par les janjawids, selon plusieurs témoins interrogés par Human Rights Watch et qui ont rapporté que des hommes et des femmes de tous âges sont enlevés par les miliciens au cours des raids sur les villages.  Lors de l’offensive du gouvernement autour de Tine, à la frontière tchadienne, en janvier et février 2004, les forces gouvernementales et les janjawids ont enlevé et tué de nombreux civils. Les témoins ont cité les noms de plusieurs dizaines de personnes.  L’une d’elles, une femme Zaghawa de Damanic, petit village du Darfour nord situé à quelques km de Tine, a indiqué que près de quinze personnes de son village avaient été emmenées par les janjawids au début de février 2004 ; elle a donné les noms à Human Rights Watch de trois femmes âgées de quinze à soixante ans et de six hommes et garçons âgés de dix-sept à soixante-dix ans, qui ont été enlevés.67

Les pillages des biens des civils et les violences qui les accompagnent

Les milices janjawids qui agissent au Darfour ont systématiquement pillé tous les biens des civils dans les villages. Certains pillages et les violences qui les accompagnent sont parfois le fait de bandes de voleurs armés, darfouriens ou tchadiens,  qui agissent depuis longtemps dans la région et profitent du conflit actuel pour roder, attaquer, piller et violer pour leur propre compte.

Les réfugiés interrogés au Tchad ont parfois mentionné ces groupes en les qualifiant de « peshmergas », les décrivant comme des « pillards qui arrivent pour voler après le passage du gouvernement. »68 Dans certaines zones, ils se comporteraient comme des bandits de grands chemins.  Il est difficile de savoir quelle importance ont ces groupes et dans quelle mesure ils sont couverts par les janjawids.

Cependant, ce sont les janjawids qui sont responsables de ce qui est devenu une campagne systématique de pillages, accompagnés de violences quand ils rencontrent une résistance. Les janjawids ont même battu et abusé de vieilles femmes surprises alors qu’elles déterraient des biens qu’elles avaient cachés dans leurs villages abandonnés - des réserves de grains par exemple - si elles refusaient de les leur donner.

La plupart du temps, la cible principale des pillages est le bétail: des milliers de chameaux, bovins, moutons et chèvres appartenant à des villageois Four, Massalit ou Zaghawa ont été volés à leurs propriétaires.  Dans toute la région, cette population de pasteurs évalue sa fortune en têtes de bétail. Celui-ci est aussi un bien commercial et un bien de consommation familial. Le commerce intérieur et international de bétail est l’une des principales ressources de la région.  L’impact du vol de bétail sur la vie et la survie de millions de personnes dans la région ne doit pas être sous-estimé.  En l’absence de leur restitution ou du versement de compensations, des milliers de familles se retrouvent déjà totalement démunies.

Des dizaines de témoins ont également rapporté que les membres des milices pillaient les maisons avant d’y mettre le feu.  Certains des biens pillés sont ensuite revendus dans les villes sous contrôle du gouvernement.  Des civils de Tine-Soudan ont raconté à Human Rights Watch que « les janjawids, quand ils sont arrivés à Tine, ils ont pris tous nos biens, les ont emportés à  Geneina et les gens de Geneina ont vu nos affaires au marché. »69

Les civils qui ont tenté d’empêcher les milices de piller leurs biens ont pris le risque d’être grièvement blessés ou tués. Un fermier Massalit dans un village près de Misterei, dans le Darfour occidental, a raconté à Human Rights Watch la mort de sa femme et de ses jumeaux d’un an lors d’une attaque des janjawids en janvier 2004 :

C’est arrivé un jeudi après-midi. J’ai entendu des tirs et l’enfant d’un voisin est arrivé en courant, pleurant que son père avait été tué. Je suis sorti de la maison pour voir ce qui se passait mais, juste avant de sortir, j’ai donné à ma femme de l’argent à cacher. Dehors, il y avait deux Arabes en treillis. Ils étaient en train de détacher mes deux chameaux d’un arbre. J’ai essayé d’empêcher un des deux de détacher la corde et l’autre m’a tiré dessus. Ensuite ils ont pris mes chameaux et ils sont partis. D’autres hommes étaient aussi entrés dans ma maison et ont réclamé de l’argent à ma femme. Elle a refusé de le leur donner et ils lui ont tiré dessus. Puis ils ont jeté une allumette sur la maison et la maison a brûlé avec ma femme et mes deux garçons à l’intérieur.70

Le récit ci-dessus des pillages et violences perpétrés par des miliciens a été reproduit de nombreuses fois lors des témoignages de réfugiés, de déplacés et de témoins issus du Darfour. Des dizaines de milliers de familles ont ainsi perdu leur foyer et tous leurs biens lors de ces raids, en plus des morts et des blessés causés par les attaques.

Les civils déplacés au Darfour et réfugiés au Tchad ont été encore attaqués et pillés après avoir quitté leurs villages, surtout s’ils avaient réussi à sauver du bétail ou quelques biens domestiques. Des civils qui se dirigeaient vers le Tchad ont été interceptés par des janjawids qui patrouillaient pour les empêcher de fuir et leur ont volé tout ce qu’ils avaient. Une fille Zaghawa de dix-sept ans qui avait quitté le village de Fara Wiya, dans le Darfour nord, au début février, a raconté à Human Rights Watch :

Sur la route en quittant Fara Wiya, nous avons vu les janjawids arriver. Certains d’entre nous marchaient et les autres étaient sur des ânes.  Nous avons couru dans le djebel (les collines) en abandonnant nos bagages et les bêtes. Les janjawids ont tout pris, nos sacs et nos dix chameaux.71

Les quelques humanitaires et observateurs qui ont pu se rendre au Darfour en février et mars 2004 ont fait état d’attaques constantes sur les communautés déplacées, dans les camps et près des villes, dans toute la région.72 Ces attaques ne visaient pas seulement les dernières têtes de bétail des déplacés mais aussi leurs couvertures, leurs vivres et tout ce qui avait pu leur être distribué par les agences humanitaires. Dans certaines zones, les déplacés ont même demandé qu’aucune aide humanitaire ne leur soit distribuée par crainte que les vivres ou les équipements distribués ne les exposent à de nouvelles attaques. Ce qui indique assez à quel point les déplacés sont peu protégés par les gouvernements ou les agences humanitaires.73

La destruction délibérée des habitations, des points d’eau et autres installations civiles de base

Les récits des réfugiés et des déplacés ainsi que les observations de quelques journalistes internationaux, diplomates et de ceux qui ont pu pénétrer au Darfour font unanimement état de nombreux villages désertés, incendiés, le long des routes principales du Darfour. Personne n’a de décompte précis du nombre total de villages ainsi détruits mais même une estimation prudente atteindrait plusieurs centaines. Un témoin a indiqué qu’entre les grandes villes, « tout ce que vous voyez est brûlé.  A certains endroits, il reste quelques murs, mais tout (le reste) a disparu .»  

Certains détails sur les destructions témoignent cependant d’une politique à grande échelle visant à déplacer de force les habitants autochtones. Les témoins décrivent des greniers détruits, même les sites sous-terrains où les villageois gardaient leurs réserves de grains ont été fouillés, creusés et dévastés. Les manguiers dans les villages ont été coupés, selon les mêmes sources et leurs fruits donnés aux chameaux des janjawids.  Les miliciens ont également laissé leurs chameaux divaguer dans les champs où ils ont rapidement avalé les cultures.74

Plus inquiétante encore, compte tenu de l’environnement, est la destruction systématique des puits et autres sources d’approvisionnement en eau, due aux bombardements ou aux raids des miliciens. Certains réfugiés ont remarqué que les miliciens jetaient des corps dans les puits dans le but de contaminer l’eau à sa source et de rendre tout retour impossible.75 

L’accès refusé au Darfour pour l’aide humanitaire

Entre octobre 2003 et janvier 2004, le Gouvernement soudanais a presque totalement bloqué l’assistance humanitaire internationale aux civils déplacés du Darfour et n’a pas non plus financé d’aide en faveur des centaines de milliers de victimes déplacées. En outre, pendant quatre mois, le gouvernement a sévèrement restreint les permis d’entrée et les mouvements des représentants des agences humanitaires internationales à l’intérieur et autour de la région. Presque tous les personnels humanitaires ont été confinés aux seules zones dans lesquelles ils étaient présents avant octobre 2003.

Tandis que le Gouvernement de Khartoum avançait l’insécurité comme raison pour empêcher l’accès, certains officiels, au contraire, ont ostensiblement déclaré certaines zones importantes suffisamment sûres et ouvertes à l’aide humanitaire dès la fin décembre 2003.76 La raison la plus convaincante pour expliquer les restrictions d’accès est que les autorités gouvernementales souhaitaient limiter la présence internationale – et les témoins – et continuer d’affaiblir tout soutien potentiel des populations civiles à l’A/MLS en privant de ressources les populations Four, Massalit et Zaghawa.

Soumis à une pression internationale croissante pour faciliter l’accès de l’aide humanitaire, le gouvernement a déclaré à la mi-février 2004 que neuf sites seraient ouverts aux  organismes de secours77 mais les améliorations ont été lentes. En mars 2004, les humanitaires attendaient encore six semaines parfois leurs visas et permis de voyage. Le 6 mars 2004, dans une déclaration au ton inhabituel dénonçant le Gouvernement du Soudan, le président du Comité international de la Croix rouge (CICR) soulignait le fait que « le CICR, en raison des contraintes actuelles,  n’est pas en mesure de mener une opération humanitaire significative (au Darfour). »78

Quand certaines de ces zones nouvellement accessibles le devinrent effectivement en mars 2004, les personnels humanitaires découvrirent des milliers de nouveaux déplacés dans les villes situées le long des routes. Ces gens avaient fui les attaques de décembre 2003 et janvier 2004 et vivaient depuis privés de ravitaillement, de soins médicaux et de toute assistance. Des centaines d’autres apparurent dans des villes de moindre importance et dans des villages, vivant en plein air, sans abri ni soins, déjà traumatisés et terrifiés par la menace de nouvelles attaques.79 Certaines personnes avaient fui vers le Tchad mais, pour beaucoup, cette option restait virtuellement impossible en raison de la distance et de la multiplication des patrouilles janjawids et gouvernementales.

Fuir le Darfour: un traumatisme de plus

Lors de la rédaction de ce rapport, plus de 110.000 civils soudanais, en majorité Zaghawa et Massalit, avaient déjà cherché refuge au Tchad. Pour la plupart de ces gens, la décision de gagner le Tchad n’avait été prise qu’après avoir subi des attaques et des violences répétées et payé un lourd tribut personnel. Ils sont restés dans leurs régions d’origine aussi longtemps que possible pour plusieurs raisons. En dépit des liens entre les royaumes Zaghawa et Massalit de part et d’autre de la frontière, la plupart des gens étaient réticents à abandonner leur maison et leurs terres où ils trouvaient encore de l’eau et des pâturages pour leurs bêtes. Ceux qui avaient réussi à sauver une partie de leur bétail estimaient que, compte tenu de l’environnement aride, survivre au Tchad, surtout pour leurs animaux, serait difficile. D’autres avaient perdu tout moyen de transport – les ânes ou les chameaux – et étaient réticents à abandonner les proches âgés ou malades qui ne pouvaient marcher.

Plus de 750.000 personnes, dont l’essentiel de la population Four visée jusqu’alors, seraient déplacées à l’intérieur du Darfour. Certains Four ont gagné le Tchad. Mais le Tchad paraît sans doute beaucoup moins attrayant aux Four qui n’y ont aucun lien ethnique ou historique, contrairement aux Zaghawa et aux Massalit. En outre, la majorité de la population Four résidait dans le centre du Darfour, autour du massif du Djebel Marra et plus à l’est.  Les difficultés pour gagner le Tchad - déjà considérables pour des communautés plus proches de la frontière – n’ont fait que croître au fil des mois. Les réfugiés arrivant au Tchad ont régulièrement décrit des voyages ardus de plusieurs jours ou semaines pour atteindre la frontière, souvent de nuit, la mort en route du bétail et parfois des proches, les pillages et les attaques des patrouilles janjawids.

Les entraves  à la fuite des réfugiés et les restrictions aux déplacements de civils

Les forces gouvernementales soudanaises se sont déployées dans les villes et les villages le long du Tchad au début de 2004, après en avoir chassé ou écrasé les rebelles lors de l’offensive de janvier 2004; les réfugiés soudanais ont donc fait état de difficultés encore plus grandes depuis cette date pour traverser la frontière avec le Tchad.  Les troupes gouvernementales et les janjawids auraient délibérément bloqué les candidats au départ, battant même ceux suspectés de vouloir quitter le Soudan. Les barrages des janjawids sont réguliers sur les routes menant au Tchad ; cinq ont été dénombrés sur la route allant de Geneina à la frontière tchadienne, à quelques kilomètres plus loin.80 Une femme Tama de trente et un an a marché plusieurs jours depuis son village en contournant Geneina à cause de la présence des miliciens et des soldats gouvernementaux autour et dans la ville. Elle a essayé d’entrer au Tchad en passant par Habila, expliquant :

A partir d’Habila, j’ai réussi à traverser la frontière à pied.  Je n’ai pas pris le plus court chemin pour gagner le Tchad parce que chaque fois, les Arabes bloquaient les routes et on ne pouvait pas traverser…. Pour traverser la frontière, nous sommes restés cachés dans le noir, dans les buissons..81

Un autre réfugié qui a fui son village près de Geneina a indiqué que si les hommes surtout éprouvaient le plus de difficultés à gagner le Tchad, même les femmes risquaient d’être attaquées si elles étaient prises par la milice arabe :

Il y a des barrages arabes à la frontière, ça je l’ai constaté moi-même. J’y suis allé et je me suis caché. J’ai vu des femmes qui essayaient de traverser la frontière – elles ont été battues avec des fouets en cuir. Des hommes auraient été tués, mais les femmes ont été autorisées à passer.82

Ce récit a été réitéré par d’autres civils, ailleurs, qui ont expliqué à Human Rights Watch que les déplacements à l’intérieur du Darfour sont devenus plus difficiles ces derniers mois et que la population est virtuellement otage dans les villes. Les témoins ont rapporté qu’un nombre important de déplacés dans et autour de la ville de Geneina, par exemple, étaient incapables de partir parce qu’ils étaient menacés par les forces gouvernementales soudanaises qui les accusent de « trahir le Soudan » en voulant quitter le pays.83

Human Rights Watch a recueilli d’autres témoignages rapportant que les janjawids tiennent des barrages et des points de contrôle le long des routes menant à la frontière dans le Darfour occidental, exigeant un péage pour les véhicules ; quelques camions de marchandises continuent cependant d’emprunter la route vers le Tchad. Les janjawids ont aussi, selon ces informations, fait payer de 500 à 1.000 livres soudanaises (moins d’un dollar US) des lettres autorisant leur porteur à quitter une ville ou à gagner une autre région.84

Ces récits sur les restrictions aux mouvements ou à la liberté de chercher refuge hors du Darfour illustrent la politique et les pratiques du gouvernement et des janjawids pour empêcher les civils de quitter le Darfour pour le Tchad. Il est possible que Khartoum redoute une importante population réfugiée au Tchad qui servirait de vivier au recrutement rebelle. En revanche, les déplacements constants, le racket, la violence et les menaces de violences permettent au gouvernement et à ses supplétifs de contrôler les civils par la terreur.  La crise humanitaire et les tensions ethniques exportées en territoire tchadien ont déjà des effets déstabilisants sur ce pays et sur le président tchadien Idriss Deby, allié de Khartoum, qui se retrouve politiquement en situation précaire. Quelles que soient néanmoins les motivations de cette politique et de ces pratiques,  elles sont contraires au droit international.




[16] Le principe de recours proportionné à la force impose aux combattants de choisir une tactique qui cause un minimum de dommages aux civils. Notamment, les assaillants doivent éviter de  lancer une attaque s’ils pensent que les victimes civiles vont être trop importantes par rapport à l’importance de l’objectif visé. La disposition pertinente stipule qu’il est “interdit d’attaquer des objectifs qui pourraient causer des pertes en vie civiles, blesser des civils, endommager des installations civiles ou une combinaison de ces pertes, excessives par rapport à l’objectif et les gains militaires recherchés.” Article 51 (5) du Protocole Additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 (Protocole I). Le Soudan n’a pas ratifié le Protocole I, qui ne concerne que les conflits armés internationaux, mais ses dispositions fournissent des règles de conduite qui font autorité et recouvrent généralement les règles du droit international ordinaire.

[17] Les groupes rebelles du Darfour n’ont pas d’aviation, on peut donc présumer que les Antonov et les MiG, ainsi que les hélicoptères utilisés dans ce conflit sont ceux du Gouvernement du Soudan. En outre, des témoins ont indiqué avoir vu des Antonov, des MiG et des hélicoptères sur plusieurs des aéroports contrôlés par le Gouvernement dans le Darfour.

[18] « Soudan: la crise humanitaire empire dans le Darfour, selon les agences de l’ONU »,  Nouvelles de l’ONU, New York, 30 mars 2004.

[19] Toutes les parties impliquées dans le conflit au Soudan doivent respecter les principes fondamentaux du droit international humanitaire. Ce droit exige que les parties au conflit fassent en permanence la distinction entre civils et combattants, entre propriétés civiles et objectifs militaires. Les actes de violences ou les menaces de violences visant à instaurer la terreur parmi les populations civiles, en particulier les meurtres, les tortures mentales ou physiques, les viols, mutilations, pillages ou châtiments collectifs sont interdits. La destruction de biens indispensables à la survie des populations civiles, tels que ceux relatifs à la nourriture, les zones agricoles vivrières, récoltes, points d’eau potable et équipements est interdite.

[20] Les crimes contre l’humanité sont définis à la fois par le droit ordinaire et les conventions. Les crimes suivants, entre autres, sont considérés comme des crimes contre l’humanité quand ils sont commis dans des proportions massives ou de façon systématique : meurtres, tortures, disparitions forcées, viols, transferts de populations par la force, persécutions sur des bases politiques, raciales, nationales, ethniques, culturelles religieuses ou autres et actes inhumains.

Les crimes contre l’humanité peuvent être commis en temps de paix comme en temps de guerre. Aucune circonstance exceptionnelle comme l’état de guerre, menace de guerre, instabilité politique ou autre ne peut être invoquée pour justifier des crimes contre l’humanité. Ces crimes entraînent des conséquences judiciaires spécifiques : ils ne sont soumis à aucune prescription, leurs auteurs ne peuvent faire valoir qu’ils obéissaient à des ordres, leurs responsables ne peuvent demander de droit d’asile et les Etats ont le devoir et même l’obligation d’en livrer les auteurs à la justice sans considération du lieu où le crime a été commis, ni de la nationalité de l’auteur du crime ou de sa victime. Voir le Statut de la Cour pénale internationale, qui établit la juridiction de la CPI sur tous les crimes concernant la communauté internationale, dont les crimes contre l’humanité. Le Soudan n’a pas encore ratifié le Statut de la CPI.

[21] Agence France-Presse, “Le président soudanais jure d’anéantir la rébellion au Darfour », 31 décembre 2003.

[22] Le Soudan n’a pas ratifié le Protocole II qui ne s’applique qu’aux conflits armés non-internationaux, mais ses dispositions apportent néanmoins des règles de conduite qui font autorité et qui relèvent pour la plupart du droit international ordinaire.

[23] Article 14, Protocole II Additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949.

[24] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 19 février  2004.

[25] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 18 février  2004.

[26] Voir note de bas de page 17.

[27] Entretien avec Human Rights Watch , Tchad, 24 février 2004.

[28] Au moins neuf hélicoptères seraient utilisés au Darfour et, selon certaines informations, le Gouvernement a acheté dix-sept autres hélicoptères d’attaque à un pays d’Europe de l’Est.

[29] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 26 février 2004.

[30] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 23 février 2004.

[31] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 24 février 2004.

[32] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 23 février 2004.

[33] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 25 février 2004.

[34] Entretien avec HumanRights Watch, Tchad, 23 février 2004.

[35] Entretien au Tchad, 11 février 2004.

[36] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 18 2004.

[37] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 19 février 2004.

[38] “Militias ravage DarFour in gangs of hundreds,” Réseau regional d’information intégré (IRIN), Mars 2004.

[39] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, février 2004. 

[40] Voir Human Rights Watch, Famine in Sudan, 1998: The Human Rights Causes Sudan, Oil, and Human Rights, (Human Rights Watch: New York, 1999) et autres publications de HRW.

[41] Entretien de Human Rights Watch avec un responsable tchadien, Tchad, 18 février 2004.

[42] Human Rights Watch a été d’abord informé que certains des Beni Hussein avaient refusé de faire partie des milices janjawids mais qu’ils ont subi la pression des autres tribus arabes.

[43] Entretien au Tchad, février 2004.

[44] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 27 février 2003.

[45] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 19 février 2004.

[46] Entretien téléphonique avec Human Rights Watch, 20 février 2004.

[47] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 20 février 2004.

[48] “Militias ravage DarFour in gangs of hundreds,” IRIN, 10 mars 2004.

[49] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 19 février 2004.

[50] Voir les rapports humanitaires hebdomadaires de l’ONU, février et mars 2004 ; le rapport de situation de l’ONU sur le Darfour du 2 mars 2004 ; le rapport de situation de l’ONU sur le Darfour du 4 mars 2004. Egalement disponibles en lignes sur le Reliefweb (Réseau humanitaire) à : www.reliefweb.int (consulté le 24 mars 2004)

[51] Idem.

[52] Idem.

[53] “Suite à la fermeture forcée des camps de Nyala par les autorités soudanaises, MSF s’inquiète du sort des populations,” communiqué de presse de Médecins sans Frontières, Paris, 15 janvier  2004.

[54] Entretien avec Human Rights Watch, Pays-Bas, 6 février 2004 et autres.

[55] Entretien avec Human Rights Watch, 26 février 2002.

[56] Human Rights Watch a été informé que les Massalit avaient été organisés au début des années 1990 par le leader Four Dawood Yaya Bolad. Selon cette source, les Massalit ont reçu pour conseil de faire comme les Four, qui avaient acheté un fusil pour chaque famille disposant de centaines de têtes de bétail. Ainsi, quand les Arabes effectueraient des raids contre le bétail, il y aurait cinq ou six hommes armés dans le village pour défendre leurs possessions.

[57] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 20 février 2004.

[58] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 19 février 2004. L’augmentation du prix des armes légères dû aux achats par des particuliers a été vérifiée par Human Rights Watch. A Adré, principale ville frontalière côté tchadien, face à Geneina au Darfour, une source fiable a indiqué que le prix d’une Kalachnikov (AK-47) était passé de 60.000 francs CFA en 2003 (environ 120 dollars) à 250.000 FCFA en 2004 (environ 500 dollars.) Depuis de nombreuses années, le trafic des armes légères représente une source non négligeable de revenus dans la région.

[59] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 24 février 2004.

[60] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 24 février 2004.

[61] Communication confidentielle à Human Rights Watch.

[62] Communication confidentielle à Human Rights Watch.

[63] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, février 2004.

[64] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 26 février 2004.

[65] Rapport de situation sur le Darfour, ONU, 4 mars 2004.

[66] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 24 février 2004.

[67] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 24 février 2004.

[68] Entretiens avec Human Rights Watch, Tchad, 18 et 26 février 2004. Il semble que les victimes appellent les maraudeurs de la même façon que les combattants kurdes d’Irak, les « peshmergas », en raison des informations sur la guerre américaine en Irak. Cependant, les peshmergas kurdes ont organisé la résistance locale contre les troupes (arabes) gouvernementales  irakiennes. Plusieurs réfugiés ont également fait allusion aux milices pro-gouvernementales comme à des peshmergas parce qu’elles étaient « encore plus fortes que les janjawids », laissant supposer que les janjawids ont gagné en puissance. 

[69] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 27 février 2004.

[70] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 20 février 2004.

[71] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 25 février 2004.

[72] Voir notamment le rapport humanitaire hebdomadaire de l’ONU du 22-29 février; le rapport de situation de l’ONU sur le Darfour du 2 mars 2004 ; le rapport de situation de l’ONU sur le Darfour du 4 mars 2004. Atous sont consultables sur le Reliefweb à: www.reliefweb.int (consulté le 24 mars 2004)

[73] Idem.

[74] Entretiens avec Human Rights Watch à Washington DC et ailleurs. Février-mars 2004.

[75] Entretiens avec Human Rights Watch au Tchad, février 2004.

[76] Communication confidentielle à Human Rights Watch.

[77] British Broadcasting Corporation (BBC), “Sudan ‘opens up aid routes,’” 13 février 2003.

[78] “Le président du CICR achève sa visite”, Comité international de la Croix rouge, Genève, 6 mars 2004.

[79] Entretien avec Human Rights Watch, février 2004.

[80] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 18 février 2004.

[81] Entretien au Tchad, février 2004.

[82] Entretien au Tchad, novembre 2003, avec Human Right Watch.

[83] Entretien avec Human Rights Watch, Tchad, 20 février 2004.

[84] Communication confidentielle à Human Rights Watch.


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