Rapports de Human Rights Watch

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Résumé

Au cours des quinze dernières années, le Maroc a opéré d'impressionnants progrès en matière de droits humains. Un plus grand respect des droits civils et politiques fondamentaux, notamment de la liberté d'expression et d'association, compte au nombre de ces avancées. Au cours de cette période, en particulier depuis l'accession au trône du Roi Mohammed VI en 1999, des efforts ont été faits pour s'attaquer au problème de l'impunité pour les crimes graves et systématiques commis dans le passé, spécialement les "disparitions" et la torture.

Toutefois, au nom du contre-terrorisme, la protection des droits civils et des libertés fondamentales connaît un recul partout dans le monde et le Maroc n'y fait pas exception. D'importants progrès opérés pendant les quinze années écoulées sont à présent menacés par l'attitude des autorités qui multiplient les rafles et jettent en prison des milliers de Marocains accusés de liens avec le terrorisme. Les témoignages dignes de foi dénonçant des actes de torture et des mauvais traitements à l'encontre de ces suspects, ainsi que la privation manifeste de leurs droits civils lors de la procédure judiciaire, donnent à entendre que les libertés plus nombreuses dont les Marocains ont pu jouir au cours de la dernière décennie et demie pourraient bien leur être retirées. Les enjeux de la répression actuelle sont importants, non seulement pour les personnes soupçonnées d'appartenir à des groupes radicaux ou extrémistes, mais pour tous les Marocains qui ont bénéficié de ces réformes.

Le présent rapport, fruit d'une mission de recherche effectuée au Maroc en janvier et février 2004, analyse tout d'abord les mesures prises par le gouvernement pour combattre le problème de l'impunité pour les crimes perpétrés dans le passé contre les droits humains. Il accorde une attention spéciale au rôle de l'Instance Equité et Réconciliation mise sur pied en janvier 2004 et aux limites structurelles et politiques dans lesquelles elle opère. Il examine ensuite les violations fondamentales du droit à une procédure équitable dont sont victimes les détenus qui ont été arrêtés lors de la répression menée par les autorités contre les personnes soupçonnées d'activisme islamiste. Ces arrestations ont débuté après les attentats du 11 septembre 2001 à New York et Washington et se sont intensifiées considérablement au cours des semaines et des mois qui ont suivi le 16 mai 2003, date à laquelle douze kamikazes avaient causé la mort de trente-trois personnes, en plus d'eux-mêmes, et blessé 100 autres personnes lors d'attentats coordonnés menés à Casablanca, la plus grande ville du pays.

Human Rights Watch condamne sans réserve les attentats de mai 2003. Les attaques aveugles contre des civils sont l'antithèse des valeurs que sont les droits humains et le gouvernement marocain, à l'instar de tous les gouvernements, a le droit et le devoir de prévenir de tels crimes et de traduire en justice ceux qui les commettent.

Les mesures antiterroristes mises en œuvre doivent toutefois respecter les obligations qui incombent au Maroc aux termes du droit international des droits humains. Les personnes soupçonnées de comploter ou de perpétrer des actes de violence doivent pouvoir jouir de leurs droits fondamentaux en tous temps. Un gouvernement peut, en cas d'extrême urgence pour le pays, suspendre certains droits ou y déroger pendant une période limitée et strictement en fonction des exigences posées par la situation mais il ne peut en aucune circonstance déroger à son obligation d'interdire la torture et les traitements cruels, inhumains et dégradants. La détention ne peut être arbitraire et doit être soumise à un examen judiciaire. Par ailleurs, les normes les plus fondamentales en matière de procès équitable doivent être respectées.

Comme le montre ce rapport, les forces de sécurité marocaines et l'appareil judiciaire du pays n'ont pas respecté les droits des personnes arrêtées lors de la répression menée contre les activistes présumés suite aux attentats du 16 mai 2003. La police a effectué des arrestations et des perquisitions massives sans permis, la plupart du temps dans des quartiers pauvres soupçonnés d'être des bastions islamistes. Selon les organisations de défense des droits humains, au moins 2.000 personnes ont été appréhendées au cours des mois qui ont suivi les attentats. Beaucoup ont dit qu'elles avaient ensuite été transférées au centre de détention de Temara situé en dehors de Rabat et administré par la principale agence de services secrets nationaux, la Direction Générale de la Surveillance du Territoire (DGST), mieux connue sous son ancien nom, Direction de la Surveillance du Territoire (DST). Bien que les autorités marocaines nient l'existence d'un centre de détention dirigé par la DGST, les témoignages que nous avons recueillis confirment les récits antérieurs d'islamistes présumés qui disaient avoir été interrogés par la DST dans ce centre. Ces déclarations ont été publiées par les journaux marocains et par d'autres organisations de défense des droits humains marocaines et internationales.

Dans les cas que nous avons examinés, la police a maintenu en garde à vue des activistes islamistes présumés au delà de la période autorisée par la loi avant de les faire comparaître devant un juge. Elle a ensuite falsifié la date d'arrestation des détenus de façon à faire croire que la durée de la garde à vue respectait le délai fixé par la loi.

De nombreux détenus ont déclaré avoir été soumis à des actes de torture mentale et physique lors de leur interrogatoire afin de leur arracher des aveux ou les forcer à signer une déposition qu'ils n'avaient pas faite. Lors de la garde à vue, ils n'ont pas eu accès à un avocat et la police n'a pas révélé à leurs proches l'endroit où ils se trouvaient. Dans certains cas, les avocats n'ont pas bénéficié de suffisamment de temps pour étudier les dossiers et préparer la défense de leurs clients. Bon nombre de suspects ont été reconnus coupables et condamnés avant le 1er octobre 2003, date de l'entrée en vigueur d'un amendement au Code de procédure pénale octroyant aux défendeurs le droit de faire appel de leur condamnation pour les faits reprochés.

Après que la police ait obtenu les aveux compromettants des détenus, ceux-ci se sont retrouvés devant la justice de façon expéditive et ont ainsi été privés de presque tous les moyens d'exercer leur droit à organiser leur défense lors de l'instruction et du procès proprement dit. Les défendeurs n'ont pas été informés de leur droit à un examen médical, ou s'ils l'ont été, ils n'ont pas été en mesure de l'exercer réellement; ils n'ont pas bénéficié des conseils d'un avocat tout au long de la procédure judiciaire; et les juges ont accepté comme preuves des déclarations émanant de tiers absents lors du procès et des aveux attribués aux accusés alors qu'ils étaient maintenus au secret pendant des périodes prolongées. Les juges ont en outre rejeté les demandes introduites par la défense pour entendre des témoins qui auraient pu disculper les accusés.

Les autorités marocaines ont répondu de façon constructive aux critiques émises en 2004 en matière de respect des droits humains. Elles ont déclaré avoir l'intention de présenter un projet de loi criminalisant la torture et de retirer les réserves qu'elles avaient exprimées lors de la ratification de plusieurs traités internationaux relatifs aux droits humains.

Elles ont promis de mener des enquêtes lorsque les organisations internationales ou nationales des droits humains présenteront des preuves d'actes de torture.

Autre évolution positive: l'Instance Equité et Réconciliation créée par l'Etat a commencé à recueillir des informations sur les graves atteintes aux droits humains perpétrées au cours des dernières décennies, notamment sur les centaines de cas non encore élucidés de disparitions forcées. Elle a le pouvoir de dédommager les victimes et leurs survivants, de recommander des moyens pour les réhabiliter et les aider, ainsi que de préserver la mémoire à propos des injustices que les victimes ont subies.

Cette commission constitue un net progrès par rapport aux initiatives précédentes prises par le Maroc pour combattre les violations passées des droits humains et elle surpasse toutes les autres institutions étatiques établies jusqu'à présent à cet effet dans d'autres pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord. Toutefois, pour pouvoir remplir pleinement sa mission qui est de fixer le niveau et les formes de réparations pour les exactions passées et de présenter un rapport fidèle sur la répression menée par l'Etat dans le passé, la commission devra relever les défis posés par plusieurs facteurs. D'abord et surtout, son mandat l'empêche de désigner les auteurs des violations individuellement et semble se focaliser sur certaines catégories d'exactions au détriment d'autres graves abus. Ensuite, la commission ne dispose d'aucun moyen de forcer les témoignages ou la production d'informations, ce qui soulève la question de savoir si les fonctionnaires ou anciens fonctionnaires coopéreront avec les enquêtes qu'elle mènera.

Human Rights Watch se réjouit des déclarations émanant des autorités marocaines à propos de leur engagement à se conformer aux obligations qui leur incombent en matière de droits humains, de leur reconnaissance des graves exactions commises dans le passé et des réformes juridiques qui ont été adoptées ou sont actuellement en instance. En dépit des mesures positives qui ont été prises, le Maroc doit en faire beaucoup plus pour endiguer la détérioration de la situation des droits humains qui se reflète dans le traitement réservé aux personnes soupçonnées d'implication dans des crimes terroristes. Vu le type de violations résultant de la répression menée à l'encontre des extrémistes islamistes présumés et de l'application de la loi antiterroriste de 2003, les autorités marocaines devraient prendre des mesures immédiates pour que toutes les pratiques et lois soient conformes au Pacte International relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Mais plus que toute autre chose, les représentants de la loi doivent être amenés à répondre de leurs actes lorsqu'ils violent les lois régissant la détention et le traitement des suspects. A cette fin, les tribunaux doivent remplir leur rôle de rempart contre les abus de la police et du ministère public en examinant les faits qui leur sont présentés et en rejetant les preuves obtenues sous la torture, la contrainte exagérée ou autres violations procédurales.

La communauté internationale a un rôle important à jouer car elle peut inciter les autorités marocaines à respecter les obligations qui leur incombent aux termes du droit international des droits humains en ce qui concerne le traitement des personnes soupçonnées de crimes terroristes. En premier lieu, le Maroc, comme les autres pays, est appelé à remettre des rapports périodiques au Comité contre le terrorisme (CCT) du Conseil de Sécurité des Nations Unies, en vertu de la Résolution 1373 dudit conseil (2001), concernant les mesures prises pour combattre et prévenir le terrorisme. Lors de son examen des rapports périodiques des Etats parties, le CCT devrait demander à l'Etat concerné de prendre des dispositions pour veiller à ce que les mesures antiterroristes proposées ou adoptées soient conformes aux obligations du pays en matière de droits humains. En deuxième lieu, le Maroc est l'un des pays vers lequel les Etats-Unis auraient extradé ou refoulé des terroristes présumés. Les Etats-Unis ou tout autre Etat appuyant ou facilitant ce type de transferts ont l'obligation de s'assurer que ces derniers ne violent pas l'interdiction absolue de la Convention contre la torture d'extrader ou de refouler une personne vers un Etat pour y être détenue ou interrogée lorsqu'il y a "des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture."


index  |  suivant>>october 2004