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VII. Le viol

Dans les zones de combat, les femmes du Burundi, sont victimes de viol, et le phénomène connaît une inquiétante augmentation depuis le début de l’année 2003. 183 En province Bubanza, où la population a subi déjà les conséquences d’opérations militaires continues, qui ont causé leur déplacement par centaines, un témoin de la colline Rugazi s’est plaint que le viol était devenu si fréquent que les femmes n’osaient plus sortir de chez elles.184 A la fin du mois de juin, le gouverneur de la province de Kayanza a dénoncé le nombre de viols commis dans les communes Kabarore et Muruta, tandis que celui de Ruyigi, Isaac Bujaba, redoutait que le viol ne soit devenu une nouvelle arme utilisée conte les populations civiles.185

Les Conventions de Genève et leurs deux Protocoles condamnent explicitement et implicitement le viol et toute autre forme de violence sexuelle, comme étant une violation grave du droit international humanitaire, tant dans les conflits à caractère international que dans ceux à caractère interne. En prohibant « les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants », l’Article 3 Commun condamne implicitement les violences sexuelles.

L’article 4 du Protocole II interdit expressément « les atteintes portées à la vie, à la santé et au bien-être physique ou mental des personnes, en particulier le meurtre, de même que les traitements cruels tels la torture, les mutilations et toutes formes de peines corporelles » ainsi que « les atteintes à la dignité humaine, notamment les traitements humiliants et dégradants, le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à la pudeur. Selon les Commentaires officiels du CICR, ces provisions « réaffirment et complètent l’Article 3 commun … [parce qu’] il était devenu clair qu’il était nécessaire de renforcer … la protection des femmes … qui peuvent aussi être victimes de viol, prostitution forcée et attentat à la pudeur. »186

Une jeune mère de famille, drapée craintivement dans son pagne comme pour y chercher protection, a expliqué à un chercheur de HRW combien sa colline de Muyange, en province de Ruyigi, avait souffert du phénomène du viol. D’une voix basse et lasse, elle a raconté qu’une femme enceinte et une jeune fille de dix-huit ans de ses connaissances, avaient été violées récemment. « Ils ont même violé une femme qui portait son petit bébé au dos », ajoute-t-elle. Le témoin a aussi donné le cas d’une autre femme, violée par les rebelles dans sa propre maison, en présence de son mari, qui avait été lui-même battu. Les rebelles ont ensuite pillé tout leur intérieur. « Même si je ne connais pas de cas personnellement, je sais que le phénomène touche aussi des femmes plus vieilles. »187

Une vieille femme constate avec gravité :

« Ce phénomène de viol est devenu très important. Il touche toutes les femmes, sans distinction, même les très jeunes et les femmes enceintes. S’il y a passage d’hommes armés, toute femme devient une proie. Nous devons aller dormir en forêt, ce qui diminue nos forces pour cultiver. Cela fait deux ans que nous ne sommes plus en mesure de cultiver régulièrement. Et de conclure, avec amertume, « Il n’y a plus d’autorité au Burundi. » »188

Les témoins interrogés sont généralement réticents ou incapables d’identifier les auteurs avec précision. Dans une description qui revient régulièrement, un témoin a expliqué que les agresseurs sont « des hommes en tenue militaire, avec une arme et des chaussures militaires. »189

Mais en commune Butezi, à une trentaine de kilomètres du chef lieu de Ruyigi, les auteurs des viols ont pu être identifiés comme appartenant au mouvement rebelle des FDD. Un des assaillants a été reconnu par les habitants comme étant membre des FDD. Des hommes armés sont passés, dans la nuit du 18 mai, sur diverses collines dont Kigamba, Musenga, Muyange ou Sorero, de la commune Butezi. Basés dans le Moso, ces rebelles FDD de passage, ont forcé toutes les habitations, violant les femmes et emportant les habits, le bétail et les chèvres.

Pas moins d’une dizaine de femmes, violées cette nuit-là, sont descendues à Ruyigi pour y chercher des soins dans les jours qui ont suivi. Une d’entre elles a été violée avec une telle sauvagerie, par plusieurs hommes, qu’elle a du rester hospitalisée longtemps et devait toujours faire l’objet d’un suivi médical. Ces femmes ont dit connaître de très nombreuses autres qui avaient subi le même sort mais n’avaient pas osé le dire, de peur d’être rejetées par leur mari. Certaines d’entre celles, violées sur la colline Muyange et venues à Ruyigi pour des soins médicaux, se sont d’ailleurs vues répudier par leurs maris à leur retour.190

Dans une autre attaque à Ruyigi à la mi-mai, des combattants FDD violèrent huit femmes. Certaines subirent des viols collectifs, une d’entre elles le fut par trois hommes, un autre, par dix. La plus jeune des victimes du groupe avait treize ans. Une des victimes a expliqué :

« Ils sont venus nous voler le mercredi et sont revenus le vendredi, pour encore voler. Ils ont menacé de me violer. J’ai essayé de les repousser en leur disant que j’étais séropositive mais ils m’ont dit que ce n’était pas grave et ont amené des hommes dont ils disaient qu’ils étaient aussi porteurs du virus du sida. »191

Une femme a raconté que suite au passage des rebelles sur la colline de Nyakabanka, la plupart des filles qui étaient à l’école secondaire étaient tombées enceintes.192

Dans les zones d’activités militaires, les femmes n’osent plus dormir chez elles.

Elles choisissent de dormir dans la brousse ou dans la forêt, ou viennent chercher refuge dans des lieux publics. A Ruyigi, en juin, un chercheur de Human Rights Watch a vu un groupe d’une vingtaine de femmes, avec leurs petits enfants, s’installer pour passer la nuit sur le sol en béton de l’école primaire. Dans la nuit glaciale qui tombe, une femme a accusé, « En mars, des hommes en tenue militaire et armés sont passés et ont tout pillé sur ma colline. Ils ont violé les femmes. Depuis, plus aucune femme n’ose rester dormir chez elle. »193 Les autres acquiescent aussitôt.

Les soldats de l’armée gouvernementale se rendent aussi coupables de viol à Ruyigi. Une femme de la colline de Buhinda a dénoncé le fait que les soldats, venus dans la région en octobre 2002 pour chasser les rebelles, se soient installés pour violer les femmes.194 Plusieurs témoins originaires des collines Muyange, Ciyando et Rugoti ont tous donné spontanément en exemple le cas des soldats de la position militaire de Mubira, tristement célèbres pour leurs faits de viol. Les cas de viols enregistrés à proximité de la position étaient en si nette augmentation, que les autorités militaires ont décidé de muter les soldats de cette position vers le chef lieu de Butezi, une ville proche.195 Les femmes de la province de Bubanza subissent aussi des cas de viols. Dans certains cas, celles à qui les soldats ont imposé la corvée de ramassage du bois, se font suivre par ceux-ci pour être violées.196

Le viol est aussi une réalité qui accompagne les affrontements entre FDD et FNL. En commune Mubimbi, dans Bujumbura rural, les FDD ont violé plusieurs femmes, et au moins deux jeunes filles qui allaient aux champs pour chercher de quoi manger. L’une d’entre elles devait se marier et sera probablement rejetée par son futur mari. Elles ont été violées de façon si brutale qu’elles ont dû être traitées à Bujumbura. Une autre femme a été violée sur la colline Nyankuba. « Mais il y en a eu d’autres », conclut une femme amèrement. Personne n’ose retourner chez soi. Si on va dans les champs, on nous attrape. »197

A Vyimuka, colline Kayange, commune Rugazi, à Bujumbura rural, quatre autres femmes qui avaient dû fuir les combats mais avaient décidé de rentrer pour glaner de quoi manger, ne fût-ce que quelques bananes pour les enfants qui meurent de faim, ont été attrapées alors pourtant qu’elles étaient parties ensemble pour se protéger mutuellement. Elles rapportent que les hommes qui les ont violées étaient des FNL.198

Des militaires de l’armée gouvernementale ont été postés sur la colline Gisagara, commune Mubimbi, depuis le début des affrontements entre les deux groupes rebelles. En septembre, ils auraient violé cinq femmes, sur deux jours consécutifs. Ils ont aussi détruit sept maisons et emporté les tôles pour équiper leurs propres abris. Selon les résidents, les militaires n’ont jamais pris aucune action contre les FDD, même avant la signature du Protocole de Pretoria 199

Réactions aux accusations de viol

A un chercheur de Human Rights Watch qui l’interrogeait sur la question, le Général Brigadier Germain Niyoyankana, chef d’Etat Major de l’Armée, a nié que les militaires commettaient des viols. Il a dit que si des tels cas existaient, il était impossible que les femmes les rapportent puisque la culture burundaise faisait de la question un tabou, qui empêche l’évocation et la dénonciation du phénomène. Il a mis plutôt en cause le comportement des femmes qui, du fait de la paupérisation galopante de l’intérieur du pays, offrent leurs services aux militaires et crient au viol lorsque ces derniers ne les rémunèrent pas. Il a cependant assuré que le premier militaire qui serait identifié pour de tels faits serait immédiatement poursuivi et puni.200 En septembre, l’auditeur militaire avait cependant précisé que ses dossiers ne comportaient aucun cas de viol à charge de militaires.201 Dans au moins un cas qui a été rapporté, une femme s’est rendue chez le lieutenant de la position militaire de Musenyi, en province Bubanza, pour dénoncer le viol dont elle avait été victime, commis par un des soldats de la position. Le lieutenant a refusé de la croire et n’a ordonné aucune enquête. Parce que l’affaire était devenue publique, la femme, déshonorée, n’a eu d’autre choix que de quitter sa communauté.202

En général, les chercheurs de Human Rights Watch n’ont pas trouvé beaucoup de données sur les mesures disciplinaires qui seraient prises par les mouvements rebelles à l’encontre de leurs combattants qui se sont rendus responsables de viol. Mais à la mi-octobre, alors que les FDD étaient en pleine négociation pour s’assurer une place dans le gouvernement, un commandant FDD a rassemblé la population non loin de Muzinda, commune Rugazi, pour l’enjoindre à lui faire rapport des viols commis par ses combattants. Il a expliqué à la population locale que les cas de viol étaient le fait de ceux qui avaient récemment rejoint les FDD et se comportaient mal, sans aucune discipline. Selon une habitante de Rugazi, un jeune combattant FDD, probablement âgé de moins de dix-huit ans, a violé une fille de la colline Bugume, juste un peu avant cette réunion. La fille avait été si maltraitée que son cas a nécessité des soins médicaux. Le témoin a expliqué que le violeur avait été vu à la position militaire des FDD de Kayange avec, pour punition, les bras attachés derrière le dos, sans être autorisé à manger pendant une semaine.203 A la même époque, dans ce qui peut être lu comme une tentative du mouvement FDD de vouloir régler lui-même les cas de viol et d’empêcher les gens de fournir les informations aux autorités ou autres, un chef FDD a fait savoir à des résidents de la commune Mubimbi que les femmes violées ne devaient plus être référées à Bujumbura pour soins médicaux, une menace qui emporte aussi des conséquences importantes puisque de nature à priver les femmes des soins médicaux indispensables.204

Un enfant soldat qui a passé plusieurs mois dans les rangs des FNL a expliqué que le mouvement punissait les combattants de ce groupe qui commettaient des infractions à leurs règles, en ce compris le viol.205 On rapporte que les FNL prohibent jusqu’aux relations sexuelles consentantes à leurs combattants, croyant qu’il s’agit là d’un décret divin.



183 Rapport de Human Rights Watch, « Burundi : Les civils paient le prix d’un processus de paix chancelant », février 2003.

184 Entretien de Human Rights Watch, Musenyi, Bubanza, 11 juin 2003.

185 OCHA, Situation report, 16-22 juin 2003 ; IRIN, « Burundi : Civilians losing the war », 14 mai 2003.

186 Yves Sandoz, Christophe Swinarski, Bruno Zimmerman (eds.), Commentaires du CICR relatifs aux Protocoles Additionnels de juin 1977 aux Conventions de Genève du 12 août 1949, Genève, Martinius Nijhoff, 1987, p.1375, par. 4539. Comme l’indique la citation, les crimes de violence sexuelle ont été mal qualifiés par le droit international humanitaire, comme constituant une atteinte portée à l’honneur de la femme et un outrage à sa dignité personnelle, par opposition aux atteintes à l’intégrité corporelle. Cette mauvaise qualification diminue la gravité du crime et contribue à la perception, erronée mais largement admise, selon laquelle le viol n’est qu’une atteinte à l’honneur et en ce sens, constitue un crime « accidentel » et « moins grave » que la torture ou l’esclavage. S’il est vrai que le viol est une atteinte à la dignité humaine, il devrait être vu en premier lieu comme une atteinte violente à l’intégrité corporelle et comme un crime qui déshonore l’auteur et non la victime.

187 Entretien de Human Rights Watch, Butezi, province de Ruyigi, 17 juin 2003.

188 Entretien de Human Rights Watch, Butezi, 17 juin 2003.

189 Entretiens de Human Rights Watch, Ruyigi, 16 et 17 juin et Butezi, 17 juin 2003.

190 Entretien de Human Rights Watch, Ruyigi, 16 juin 2003.

191 IRIN, « Burundi : Civilians losing the war », 14 mai 2003.

192 Entretien de Human Rights Watch, Ruyigi, 16 juin 2003.

193 Entretien de Human Rights Watch, Ruyigi, 16 juin 2003.

194 Entretien de Human Rights Watch, Ruyigi, 16 juin 2003.

195 Entretien de Human Rights Watch, Butezi, 17 juin 2003.

196 Entretien de Human Rights Watch, Musenyi, Bubanza, 11 juin 2003.

197 Entretien de Human Rights Watch, Kinama, Mubimbi, Bujumbura rural, 7 octobre 2003.

198 Entretien de Human Rights Watch, Bujumbura, 6 novembre 2003.

199 Entretien de Human Rights Watch, Kinama, Bujumbura rural, 7 octobre 2003.

200 Entretien de Human Rights Watch avec le Général de Brigade Germain Niyoyankana, Bujumbura, 3 octobre 2003.

201 Entretien de Human Rights Watch avec l’auditeur militaire, Bujumbura, 5 septembre 2003.

202 Entretien de Human Rights Watch, Bujumbura, 18 juin 2003.

203 Entretien de Human Rights Watch, Bujumbura, 30 octobre 2003.

204 Entretien de Human Rights Watch, Bujumbura, 23 octobre 2003.

205 Entretien de Human Rights Watch, Uvira, 5 novembre 2003.


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decembre 2003