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VI. Recommandations

Human Rights Watch a pris connaissance avec plaisir du discours prononcé le 20 septembre par le Président Bouteflika dans lequel il recommande avec insistance que l’État assume sa responsabilité pour les « disparitions » qui ont eu lieu pendant le conflit civil des années 90. Nous nous réjouissons aussi de sa décision de créer un mécanisme destiné à découvrir le sort qui a été réservé aux personnes « disparues », à informer les familles des conclusions faites ; à faire des propositions pour l’indemnisation des familles de victimes et à leur octroyer une aide sociale. Reconnaître la responsabilité portée, révéler les faits aux familles, les dédommager et leur octroyer une aide sociale, tout cela en respectant les directives et les principes acceptés au niveau international, ces démarches sont incontournables si l’on veut traiter les souffrances infligées aux victimes des « disparitions » et à leurs familles.

Mais le nouveau mécanisme, doté tel qu’il est de pouvoirs limités et d’un mandat bien étroit pour découvrir ce qui est advenu des « disparus » ne peut remplacer ni une enquête minutieuse et transparente sur les circonstances des milliers de cas de « disparitions », ni un effort pour faire passer en justice les auteurs de ces crimes contre l’humanité, ni des réformes concrètes des lois et pratiques protégeant le pays de futures « disparitions ». Ce n’est qu’en agissant de manière décisive sur tous ces fronts que l’Algérie pourra remplir ses obligations au regard du droit international, rendre justice aux victimes et surmonter le legs du passé.

Le rapport publié en février 2003 par Human Rights Watch sur les « disparitions » en Algérie comprenait une série de recommandations faites au gouvernement algérien et à d’autres parties. Nous estimons que ces recommandations sont toujours pertinentes et nous reprenons ci-dessous celles faites au gouvernement.

Nous estimons aussi que la nouvelle commission algérienne sur les « disparus », en tant qu’entité nommée par le gouvernement, devrait faire tout son possible pour appliquer les recommandations qui rentrent dans le cadre de sa mission. Puisque son mandat précise que son travail est de faire « les recommandations jugées utiles pour le règlement de la question », elle devrait aussi vivement conseiller au gouvernement de mettre en oeuvre les recommandations faites ci-dessous.

Nous conseillons aussi vivement aux tiers parties, notamment à l’Union européenne et à ses États membres, aux États-Unis et au Canada d’encourager, tout en les surveillant de façon étroite, les efforts du gouvernement algérien pour traiter la question des « disparus ». Ils devraient insister pour que les mesures prises :

  • respectent les normes internationales en matière d’investigation, y compris les critères soulignés ci-dessous ;

  • conduisent à la libération immédiate des personnes « disparues » qui sont toujours en vie et en détention ;

  • permettent aux proches des « disparus » d’exercer tous leurs droits, y compris celui de connaître la vérité et d’être indemnisés ;

  • contribuent à ce que les personnes impliquées dans les « disparitions » soient juridiquement mises face à leurs responsabilités ;

  • contribuent à l’établissement de garanties juridiques empêchant les « disparitions » d’avoir lieu à l’avenir.

Les autorités algériennes devraient :

  • reconnaître au plus haut niveau que les agents de l’Etat sont responsables d’un nombre important de « disparitions » qui ont eu lieu depuis 1992 ;

  • adopter une loi faisant de toute « disparition » une infraction pénale, passible de sanctions proportionnelles à la gravité de l’acte ; cette loi devrait s’appliquer explicitement à tous les fonctionnaires et toutes les personnes agissant en leur nom ;

  • s’engager à fournir aux familles des informations sur le sort des « disparus » et sur les responsables de « disparitions » sauf dans le cas où les familles auraient fait le choix de ne pas savoir ;

  • déclarer que les enquêtes sur les « disparitions » devront continuer aussi longtemps que le sort de la victime reste inconnu. À cette fin, créer une commission d’enquête sur les « disparitions » qui réponde aux critères d’efficacité mis en avant pas Amnesty International, 41 comprenant entre autres :

    • l’indépendance, l’autorité et l’intégrité nécessaires pour obtenir des informations des organismes étatiques, y compris des forces de l’ordre, sur les « disparus », sur ce qui leur est arrivé, sur leur situation et sur les personnes qui sont responsables de leurs sorts ;

    • des méthodes de travail clairement et publiquement définies ;

    • l’indépendance structurelle et de fonctionnement par rapport à toute institution gouvernementale ;

    • des ressources financières et un personnel ayant les compétences ainsi que l’intégrité nécessaires pour analyser de façon impartiale, efficace et rapide, les informations portant sur les « disparitions » dans tout le pays ;

    • des pouvoirs d’investigations pour procéder à des fouilles sans avis préalable et sans escorte, des archives et des bâtiments de la police et des services secrets ;

    • des pouvoirs extensifs lui donnant la capacité de contraindre à comparaître les personnes impliquées dans la planification, la réalisation ou l’approbation de « disparitions », et d’imposer la divulgation et la communication de documents, y compris les registres médico-légaux, les fichiers des tribunaux, et autres éléments de preuve.

En outre, les plus hautes autorités du pays devraient donner l’ordre à toutes les institutions gouvernementales de coopérer avec la commission, et déclarer que les fonctionnaires qui entravent le travail de la commission ou ne coopèrent pas seront sanctionnés.

Les autorités algériennes devraient aussi :

  • indemniser les victimes de « disparitions » commanditées par l’État ou leurs ayants droit qui acceptent cette indemnisation, et faire en sorte qu’ils aient accès à un soutien psychologique et à des programmes d’assistance sociale ;

  • déclarer que les « disparitions » fréquentes et systématiques perpétrées en Algérie ces dix dernières années constituent des crimes contre l’humanité dont les auteurs doivent être traduits en justice. Ils ne devraient bénéficier ni d’amnistie ni de prescription. De même, les membres des groupes armés qui ont enlevé des personnes dont on est toujours sans nouvelles ou qui ont été tuées ou grièvement blessées par leurs ravisseurs ne devraient pouvoir bénéficier d’aucune amnistie et il ne devrait pas y avoir de prescription pour leurs crimes ;

  • faire une invitation permanente à se rendre en Algérie (comme l’ont déjà fait quarante-huit États membres de l’ONU), à tous les mécanismes de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU (CDH), CDH dont l’Algérie est membre ;

  • en particulier, accepter la demande de mission déposée de longue date par le Groupe de travail de l’ONU sur les disparitions forcées ou involontaires, par le Rapporteur spécial sur la torture et par le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires. L’Algérie devrait faire en sorte que ces mécanismes thématiques aient un total accès aux centres de détention permanents ou provisoires, aux sites des fosses communes et des tombes anonymes et aux documents officiels qui rentrent dans le champ de leurs mandats ;

  • reconnaître juridiquement toutes les ONG algériennes, telles que Somoud, SOS Disparus, l’Association des familles des disparus de Constantine et l’Association nationale des familles de disparus, qui travaillent sur les « disparitions » et sur les enlèvements et qui ont fait les démarches nécessaires pour obtenir un agrément ;

  • respecter la liberté de réunion en mettant fin à la pratique assez courante qui consiste à disperser par la force les rassemblements organisés par les familles des « disparus » qui sont pacifiques et ne perturbent pas l’ordre public.

    En ce qui concerne à la fois les « disparitions » commanditées par l’État et les personnes enlevées par les groupes armés, les autorités algériennes devraient :

  • donner des instructions pour que les tribunaux algériens assument leurs responsabilités en tant que garants d’une justice impartiale ; les juges d’instruction et les procureurs devraient faire toute la lumière sur les cas de « disparitions ». Ils devraient, entre autres, identifier et interroger les témoins (y compris, quand cela est justifié, les membres des forces de l’ordre) capables de donner des renseignements sur les auteurs des « disparitions » ou des « enlèvements ». Les personnes qui ont porté plainte pour « disparition » auprès des juges d’instruction ou des procureurs et qui ont vu leurs plaintes injustement rejetées devraient être invitées à renouveler ces démarches afin d’obtenir une audition convenable ;

  • élaborer des procédures, en consultation avec les familles des victimes, qui permettraient de les tenir informées des progrès réalisés dans les enquêtes sur les « disparitions » et les « enlèvements », sur la découverte de fosses communes et sur tout effort fait pour identifier ou déplacer les corps découverts ;

  • faire en sorte que toutes les informations issues de l’interrogatoire des militants capturés ou s’étant rendus et ayant un lien avec l’identité et le sort des personnes enlevées soient disponibles à la demande de toute personne concernée, sauf si cela entrave une enquête criminelle en cours ; faire en sorte que les familles soient informées des poursuites judiciaires entamées contre une personne dans le cadre d’un enlèvement particulier, de façon à ce que les proches puissent assister ou suivre l’éventuel procès et témoigner si besoin est ;

  • prendre des mesures afin que toutes les personnes prenant part à une enquête portant sur des « disparitions », y compris le plaignant, l’avocat, les témoins et celles menant l’enquête, soient protégées contre tout mauvais traitement, toute intimidation ou toutes représailles.

En ce qui concerne les fosses communes :

  • mettre immédiatement en place des procédures permettant de préserver les preuves issues des tombes anonymes découvertes et à découvrir, tombes susceptibles d’être celles de victimes de violence politique et informer les familles des « disparus » et des « enlevés » des procédures mises en place pour exhumer et identifier les restes humains ;

  • chercher à obtenir l’aide d’organisations non gouvernementales nationales et internationales et d’autres entités qualifiées, si l’État manque de moyens financiers ou techniques pour mener à bien ces exhumations. Des organisations indépendantes ou des particuliers qualifiés devraient être invités à être présents en tant qu’observateurs pendant les exhumations.

Afin d’empêcher les « disparitions » dans l’avenir, les autorités algériennes devraient :

  • Réexaminer toutes les pratiques en matière de détention qui facilitent les « disparitions » et suivre les procédures suivantes lorsque des personnes sont arrêtées :

  • enregistrer la détention de chaque individu en indiquant entre autres la date, l’heure et le lieu de la détention, le nom du détenu, le motif de sa détention et le nom de l’autorité responsable de la détention ; de telles informations devraient être à la disposition des familles des détenus, des avocats et des autres personnes y ayant un intérêt légitime ;

  • détenir les prisonniers uniquement dans des centres de détention dont l’existence est officielle et cesser d’utiliser la détention au secret même si elle a lieu dans les locaux d’un centre de détention officiellement reconnu ;

  • informer immédiatement les détenus des raisons pour lesquelles ils ont été arrêtés, leur notifier les motifs d’inculpation et leur permettre de consulter immédiatement et régulièrement les avocats de leur choix ;

  • faire rapidement parvenir à la famille des informations exactes sur l’endroit où le prisonnier est détenu, sur son statut légal, et leur permettre de lui rendre visite rapidement ;

  • s’assurer que les officiers opérant l’arrestation déclinent toujours leur identité auprès de la personne arrêtée et présentent un badge officiel portant leurs noms, l’organisme pour lequel ils travaillent et la division dont ils dépendent ;

  • s’assurer que les détenus ne peuvent être emprisonnés que si un mandat d’arrêt est délivré par un juge (sauf si la détention est due à un flagrant délit) ;

  • promouvoir des lois qui réduiraient la durée maximum de la garde à vue, actuellement fixée à douze jours par une loi de 1995. L’amendement proposé devrait respecter la décision du Comité des droits de l’Homme de l’ONU qui précise qu’un suspect devrait être traduit devant un juge ou toute autre autorité habilitée par la loi à exercer les fonctions judiciaires dans un délai de « quelques jours ». 42



40 Rapport du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, E/CN.4/2003/70* 21 janvier 2003, sur le web à l’adresse suivante : http://www.unhchr.ch/Huridocda/Huridoca.nsf/0/ba35676d3dde84d3c1256ce8005585e3/$FILE/G0310489.pdf (au 18 novembre 2003).

41 Voir Amnesty International « Fourteen-point program for the prevention of ‘disappearances’ », sur le web à l’adresse suivante : http://web.amnesty.org/web/aboutai.nsf/5451236ceac8ca36802567750034ca9a/472772b3583aa3028025677f004c3f00!OpenDocument (au 19 février 2003).

42 Observation générale 8 interprétant l’Article 9 de la Convention internationale sur les droits civils et politiques, qui exige que les détenus soient traduits « dans le plus court délai » devant un juge. HRI\GEN\1\Rev.1 et 8 (1994). http://www.unhchr.ch/tbs/doc.nsf/(symbol)/CCPR+Observation+generale+8.Fr?Open (au 17 novembre 2003).


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Décembre 2003