Transition au Burundi : Concrétiser les promesses
Document de présentation par Human Rights Watch, avril 2002
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Domitien Ndayizeye, un Hutu issu du Front pour la Démocratie au Burundi (Frodebu), deviendra le nouveau président du Burundi ce 30 avril 2003, succédant ainsi au Major Pierre Buyoya. Le nouveau gouvernement doit concrétiser les promesses qui visent à mettre fin à une guerre vieille de plus de neuf ans et juger les innombrables violations du droit international humanitaire commises pendant le conflit. La passation de pouvoir, la signature d'accords de cessez-le-feu avec trois des quatre branches de la rébellion, le déploiement annoncé d'une force de maintien de la paix de l'Union Africaine, l'adoption récente de lois importantes en rapport avec la justice, l'injection de fonds à titre d'aide pendant les derniers mois, toutes ces mesures ont suscité l'espoir que le nouveau gouvernement réussira là où celui de la première tranche de la Transition a failli. Or, d'autres constats s'imposent, moins prometteurs : les combats et la violence se sont intensifiés ces dernières semaines et les lois récemment adoptées en matière de justice sont encombrées de dispositions qui ralentiront leur effectivité. La communauté internationale n'a toujours pas non plus réuni l'ensemble des fonds nécessaires à la mise en place d'une Mission Africaine de maintien de la paix indispensable pour superviser le cessez-le-feu.
La passation de pouvoir de Buyoya à Ndayizeye, seconde étape stipulée dans les Accords d'Arusha, tient à un subtil équilibre d'intérêts ethniques et politiques. Ndayizeye, lui-même vice-président sous Buyoya, sera secondé par un vice-président Tutsi, Alphonse Kadege de l'Union pour le Progrès National (Uprona.) Dans certains domaines, comme celui de la sécurité, la signature du vice-président Kadege sera requise pour valider les décisions de Ndayizeye, laissant au parti Tutsi Uprona le pouvoir de bloquer des décisions du nouveau gouvernement. Le Frodebu ne jouissait pas d'un tel privilège sous Buyoya.
Les combats continuent
Ndayizeye a signé des engagements parmi lesquels celui de d'entreprendre toutes les démarches en vue d'obtenir rapidement une mise en œuvre d'un cessez-le-feu " global et permanent " Le gouvernement a déjà conclu de tels cessez-le-feu avec plusieurs groupes rebelles, le plus important étant celui signé en date du 3 décembre 2002 avec la principale branche du Conseil National pour la Défense de la Démocratie-Forces pour la Défense de la Démocratie (CNDD-FDD) Les parties se sont engagées à mettre fin à toute incitation à la haine ethnique, une mesure importante dans cette guerre qui voit les dirigeants politiques exploiter la colère et la peur qui prévalent entre la majorité Hutu et la minorité Tutsi. Ils se sont aussi engagés à stopper " tout acte de violence contre la population ", dont les tueries, la torture, l'utilisation d'enfants soldats et la violence sexuelle. Néanmoins, l'accord a laissé en suspens des points primordiaux (cantonnement des forces rebelles, démobilisation, intégration des rebelles et formation des nouvelles forces nationales de défense et de sécurité, calendrier et nature des forces à fournir pour la Mission Africaine ou encore la place de la rébellion dans les institutions de transition.) Très vite après sa signature, l'accord a été allégrement violé de part et d'autre, chaque partie s'accusant mutuellement de son non-respect.
Le gouvernement et les FDD ont réitéré leur engagement envers un cessez-le-feu dans un second document du 27 janvier 2003 mais les deux parties l'ont tout autant négligé. Un autre groupe armé, les Forces Nationales de Libération (FNL) n'ont jamais acquiescé à un cessez-le-feu et ont déclaré au contraire qu'ils poursuivront leur lutte armée. Dans le courant des mois de mars et avril, le gouvernement et les groupes armés rebelles ont combattu dans les provinces de Bujumbura-mairie, Bujumbura-rural, Bubanza, Muramvya, Gitega, Ruyigi, Rutana, Makamba, et Kayanza. Au cours de ces combats, comme ce fut déjà le cas pendant les neuf dernières années, des populations civiles ont été massacrées, violées ou bien blessées et forcées de quitter leurs habitations, lesquelles sont souvent pillées et détruites. Des autorités militaires de haut rang ont décrété que les civils qui ne fuyaient pas les forces rebelles seront eux-mêmes assimilés aux rebelles. Au cours d'un récent procès mettant en cause deux officiers accusés de participation dans le massacre délibéré de 173 civils dans la commune de Itaba, dans la province de Gitega, l'auditeur militaire a qualifié les civils qui étaient restés dans leur communauté après le passage de rebelles, de "assaillants secondaires ", ignorant de la sorte le principe fondamental du droit international humanitaire de distinction entre combattants et non-combattants1. Le 23 avril, dans une des dernières affaires en date d'offensives de militaires sur les civils, des soldats auraient tiré et tué intentionnellement un nombre important de civils qui fuyaient les combats à Kabezi, dans la province de Bujumbura-rural au sud de la capitale.
Dans plusieurs massacres parmi les plus graves documentés par Human Rights Watch, les soldats gouvernementaux ont toujours échappé à toute sanction significative2. Le dernier cas en date le plus flagrant d'impunité pour des tueries en masse de civils, réside dans la décision d'une juridiction militaire qui condamne deux officiers à quatre mois de prison après qu'ils aient été accusés du massacre sus-mentionné de 173 civils à Itaba. Le chef d'accusation initial de meurtre fut ramené à un " manquement à la solidarité publique " mais les officiers ont finalement été condamnés du chef de " violation des consignes " pour ne pas avoir fait rapport précis de la situation. Ils ont donc échappé à toute sanction pour le massacre proprement dit3. Ayant déjà passé cinq mois en détention préventive, ils ont été immédiatement relâchés et ont été réintégrés dans leur bataillon.
Dès le 17 avril, les forces rebelles des FDD ont bombardé la capitale Bujumbura ainsi que les villes de Gitega et Ruygi. La plupart des obus sont tombés dans des quartiers résidentiels ou dans le centre-ville, pas sur des cibles militaires. Au moins six civils ont été tués et quarante-quatre sévèrement blessés dans ces attaques qui apparaissent constituer des violations du droit international humanitaire. Le porte-parole des FDD a revendiqué ces attaques qui visent " à mettre la pression " sur le gouvernement pour qu'il revienne à la table des négociations4. Tant les forces rebelles FDD que FNL ont procédé à des exécutions extra-judiciaires de civils, certains d'entre eux étant des officiels de l'administration locale, d'autres les passagers désarmés des véhicules tombés dans les embuscades qu'ils tendent sur les différentes routes du pays. Les forces rebelles ont aussi violé et blessé des civils et pillé et détruit leurs biens, ce qui constitue autant de violations du droit international humanitaire. Ces derniers mois, les FDD ont poursuivi le recrutement d'enfants pour servir dans leurs rangs.
Aucun des groupes rebelles n'a jamais annoncé aucune forme de responsabilité ou de sanction disciplinaire que ce soit à l'encontre de ses combattants coupables de violations du droit international humanitaire.
Dans les zones de combat, les forces gouvernementales ont interdit tout accès aux organisations humanitaires, laissant les populations déplacées sans nourriture, sans eau ni assistance médicale adéquate. Dans la province de Ruyigi, à l'Est du pays, où des centaines de personnes ont été déplacées, les autorités militaires n'ont autorisé qu'une assistance humanitaire occasionnelle et restreinte et la situation perdure depuis la troisième semaine du mois de janvier. Les Conventions de Genève auxquelles le Burundi est partie, imposent à l'état engagé dans une guerre civile de faciliter la délivrance de l'assistance humanitaire aux populations civiles par des agences impartiales5.
A la mi-avril, des radios burundaises ont rapporté des escarmouches à Bujumbura entre l'armée et des groupes de " jeunes gens armés " qui ne seraient d'aucune branche de la rébellion. La montée d'une délinquance de ce type ne ferait qu'accroître les souffrances de la population et compromettre la question de la restauration de l'ordre6.
Efforts en vue de construire une justice
Alors que les combats continuent, le législateur burundais a toutefois adopté des lois importantes pour que justice soit rendue sous le nouveau gouvernement. L'assemblée nationale et le sénat ont adopté une loi programmée depuis longtemps de répression du crime de génocide, crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Le vote de cette loi marque une étape majeure dans ce pays au passé émaillé de massacres ethniques à large échelle, mais elle est assortie d'un mécanisme complexe de nature à retarder la mise en oeuvre du traitement de ces crimes. Une commission d'enquête judiciaire internationale, qui devra probablement être mise sur pied sous l'égide des Nations Unies, devra enquêter sur les crimes commis depuis le 1er juillet 1962 jusqu'à la date de promulgation de la loi, soit une période de plus de quarante ans. Au cas où cette commission établirait l'existence de tels crimes, la loi stipule également que doit être créé un tribunal pénal international qui sera chargé de juger et punir les coupables. Ceci implique que la commission serait libre d'écarter le travail de la précédente commission d'enquête des Nations Unies qui a rendu un rapport au conseil de sécurité en 1997 concluant à l'existence d'un génocide au Burundi. La loi impose aussi que les juridictions nationales qui restent compétentes pour connaître des crimes définis par la loi devront être composées " dans le respect des équilibres ethniques nécessaires ", une exigence dont les termes restent flous et qui rend probablement la loi impraticable dans un futur immédiat étant donné le manque relatif de juristes Hutu. La peine de mort reste inscrite dans l'arsenal des peines, en contradiction avec les normes internationales en usage et la pratique actuelle des tribunaux internationaux.
L'assemblée nationale a aussi adopté une loi instituant une Commission Vérité et Réconciliation censée couvrir la même période depuis 1962, refusant par-là de tenir compte des propositions pourtant formulées de limiter le mandat de cette commission à l'examen d'évènements spécifiques qui se sont déroulés dans le cadre de cette plus large période. La manière dont cette commission fonctionnera et l'interaction entre celle-ci et la commission internationale d'enquête, d'une part et le système judiciaire national burundais, de l'autre, restent peu claires.
L'assemblée a aussi adopté le projet de loi portant ratification du Statut de Rome qui institue la Cour pénale Internationale. Par le passé, le gouvernement a évoqué la possibilité de faire application de l'article 124 du Statut de Rome qui permet à un état qui ratifie de se soustraire à la compétence de la Cour pendant une durée de sept ans pour les crimes de guerre. Il n'a pas soulevé la question lors des débats devant l'assemblée nationale mais pourrait faire usage de cette possibilité à l'occasion du prochain vote par le sénat ou plus tard dans la procédure7.
Des projets de lois restent en attente qui visent l'augmentation et la décentralisation des chambres criminelles des cours d'appel, d'une part et des juridictions de l'ordre militaire, d'autre part. Ces propositions n'ont pas abouti lors de cette législature et pourraient pourtant contribuer à accroître très vite l'efficacité et la qualité de la justice
Liberté de la presse
Au cours de la dernière année écoulée, les autorités burundaises ont arrêté et en tous cas harcelé des journalistes, en violation des normes nationales et internationales qui garantissent la liberté de la presse. Pendant deux mois en juillet 2002, elles ont interdit de publication Net Press, un service d'information sur le web, du chef d'avoir sapé l'unité nationale. La police a détenu et battu un journaliste du Studio Ijambo en mars 2002 après qu'il ait couvert une réunion d'un groupe radical Tutsi. Les autorités ont aussi détenu et interrogé des journalistes de la Radio Publique Africaine de Ruyigi en mai 2002 après qu'ils aient rapporté des exactions commises par des militaires et elles ont harcelé à nouveau les journalistes de cette même station en mars et avril 2003 pour avoir rendu publiques de nouvelles informations rapportant des violations des droits de l'homme dans la province par les militaires. En mars 2003, le président Buyoya en personne convoquait les responsables des médias en leur signifiant l'interdiction de tendre le micro aux rebelles. Dans ce qui pourrait être vu comme étant une tentative d'intimidation du directeur de la très critique Radio Publique africaine, des hommes armés ont tué le gardien de sa résidence en février 2003. L'examen du projet de loi régissant la presse au Burundi a été suspendu lors de la dernière réunion de l'assemblée nationale de transition et le projet renvoyé au conseil des ministres, remettant à plus tard l'octroi de plus grandes garanties de liberté pour la presse.
La Mission Africaine
Le Représentant Spécial du secrétaire général des Nations Unies et l'Initiative Régionale président un certain nombre d'initiatives diplomatiques en faveur de la fin du conflit, mais la mission actuelle de maintien de la paix est entre les mains de l'Union Africaine, un défi pour cette organisation nouvellement reconstituée (anciennement Organisation de l'Unité Africaine) Quarante-trois observateurs militaires attachés à la mission et en provenance de Tunisie, du Burkina Faso, du Gabon et du Togo, sont déjà arrivés et certains d'entre eux sont stationnés dans quelques villes du pays, bien qu'ils ne soient pas déployés sur le terrain des zones de combat pour des raisons de sécurité. Les troupes sud-africaines, une force sud-africaine de protection est déjà présente au Burundi depuis l'année dernière sur base des accords de paix, formeront le plus gros d'une force qui comptera, avec des éléments mozambicains et éthiopiens, près de trois mille cinq cents hommes. Cent vingt-six premiers soldats sud-africains sont arrivés le 27 avril à Bujumbura, en compagnie du commandant de cette force, le Général Sipho Binda.
Cette force a pour mandat de superviser le cessez-le-feu, sans que ne soit définie la question de savoir si et comment la force s'efforcera de protéger les civils. A ce jour, la force ne dispose pas d'unité spécifiquement formée et chargée de s'occuper de l'aspect des droits de l'homme.
L'Union Européenne et la Belgique ont récemment annoncé qu'elles contribueraient à la Mission Africaine en accordant un montant de 1.23 millions d'euros, d'une part et un million supplémentaire, de l'autre. Les Etats-Unis contribueront en équipement et formation. Les montants promis à ce jour sont loin d'atteindre ceux qui sont nécessaires pour déployer une force sur tout le territoire burundais. Prompts à rejoindre toute initiative diplomatique qui pourrait jouer en faveur de la paix au Burundi, les bailleurs internationaux doivent maintenant procurer les fonds nécessaires pour y contribuer.
Recommandations
Au Gouvernement du Burundi :
Donner immédiatement ordre à toutes les forces armées gouvernementales de strictement respecter les dispositions du droit international humanitaire relatives au traitement des civils et autres non-combattants en temps de guerre.
Faciliter aux agences humanitaires l'accès à tous les civils dans le besoin et respecter la neutralité et l'impartialité de ces agences.
Mener une enquête et traduire en justice tous ceux accusés de violation graves du droit international humanitaire et des conventions relatives aux droits de l'homme, dans le respect des principes internationaux relatifs au procès équitable, en ce compris le droit à une assistance judiciaire.
Assurer à la justice civile et militaire les moyens suffisants.
Mener à son terme la procédure de ratification du Statut de Rome de la Cour pénale Internationale sans faire usage de la déclaration prévue à l'article 124 qui permet de postposer la compétence de la Cour.
Aux FDD et aux FNL :
Ordonner à tous les combattants sous leur autorité de strictement respecter les dispositions du droit international humanitaire relatives au traitement des civils en temps de guerre.
Tenir pour responsables tous leurs membres accusés de violation du droit international humanitaire, en ce compris le meurtre de civils, les viols, les pillages et la destruction des biens, dans le respect des principes internationaux de justice.
Cesser immédiatement le recrutement d'enfants de moins de 18 ans ainsi que stipulé dans le Protocole Additionnel à la Convention des Droits de l'Enfant et démobiliser immédiatement tout combattant sous cet âge.
Aux gouvernements responsables de la Mission Africaine de maintien de la paix :
Accélérer le déploiement des observateurs et des troupes de maintien de la paix.
Insister pour que les forces de maintien de la paix protègent les civils et leur procurer la formation ad hoc pour ce faire. Créer une unité chargée d'enquêter et de faire des rapports sur tous les abus contre les droits humains qui seraient le fait des forces du gouvernement burundais, des forces rebelles ou de la Mission Africaine.
Aux bailleurs qui assistent le Gouvernement burundais et à ceux en contact avec les leaders des groupes armés rebelles :
User de leur influence pour persuader le gouvernement burundais d'ordonner immédiatement à ses forces armées de se conformer strictement au droit international humanitaire relatif au traitement des civils en cas de conflit armé.
User de leur influence pour persuader les groupes armés rebelles d'ordonner aux combattants sous leur autorité de se conformer strictement au droit international humanitaire relatif au traitement des civils en situation de conflits armés.
Insister pour une complète et rapide mise en application des dispositions des Accords d'Arusha d'août 2000, réaffirmés par l'accord de cessez-le-feu de décembre 2002, en ce compris les dispositions relatives à la poursuite en justice de ceux accusés de violations du droit international humanitaire.
Assister le gouvernement burundais avec les ressources nécessaires à la mise en exécution des programmes de justice précités.
Notes en bas de la page
1 Voir le rapport de Human Rights Watch : " Burundi : les civils paient le prix d'un processus de paix chancelant ", février 2003. 173 victimes ont été identifiées. Il existe d'autres victimes qui ne l'ont pas été.
2 Voir le rapport de Human Rights Watch : " Burundi : l'escalade de la violence exige des actions", novembre 2002.
3 Voir le rapport de Human Rights Watch : " Burundi : les civils paient le prix d'un processus de paix chancelant ", février 2003.
4 Agence France Presse: " Les FDD revendiquent les attaques qui ont fait trois morts ", 20 avril 2003.
5 Voir e.a. Protocole Additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949, et pour ce qui est de la protection des victimes de conflits armés non internationaux, Protocole II du 8 juin 1977,art. 18.
6 Radio Bonesha et Radio Publique Africaine, 14 et 15 avril 2003.
7 L'article 124 du Statut de Rome permet à un état qui devient partie au statut de déclarer qu'il n'accepte pas la compétence de la Cour pour une période de sept ans pour les crimes vises à l'article 8 (crimes de guerre) Il peut à tout moment retirer cette déclaration.
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