Rapport Mondial 2005

Tunisie

L’intolérance de la Tunisie pour la contestation politique s’est encore poursuivie en 2004. Le parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), domine la vie politique et le gouvernement continue à invoquer la menace du terrorisme et de l’extrémisme religieux pour justifier les mesures sévères adoptées à l’encontre de la contestation pacifique. Les droits liés à la liberté d’expression et à la liberté d’association sont fortement limités. Les détracteurs du régime font souvent l’objet de harcèlement ou sont jetés en prison sur la base de chefs d’accusation inventés de toutes pièces, après un procès inéquitable. Après la libération conditionnelle de quelque quatre-vingts prisonniers politiques au début du mois de novembre, environ quatre cents demeurent encore en prison, la plupart étant suspectés d’appartenir à la mouvance islamiste. Les témoignages de tortures et de mauvais traitements visant à obtenir la déposition des suspects en garde à vue sont courants et dignes de foi. Les prisonniers condamnés sont également victimes de mauvais traitements. Pour l’année 2004, jusqu'à quarante prisonniers politiques ont été maintenus arbitrairement en isolement cellulaire prolongé; certains d’entre eux ont passé la plus grande partie de la dernière décennie en isolement.

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Le président Zine el-Abidine Ben Ali a obtenu, en octobre 2004, sa réélection pour un quatrième mandat de cinq ans, avec 94,5 % des suffrages et après avoir fait amender la constitution en avril 2002 pour modifier l’ancien texte limitant à trois le nombre des mandats présidentiels. Ce même amendement accorde également l’immunité permanente au chef de l’état pour tout acte lié à des obligations professionnelles. Deux des trois opposants de Ben Ali se sont ralliés à sa cause et ont appuyé sa candidature. Les autorités du pays ont empêché le seul véritable challenger, Mohamed Halouani, d’imprimer et donc de distribuer son programme électoral. On a autorisé les partisans d’Halouani à organiser une marche de protestation à Tunis, le 21 octobre 2004, ce qui constitue le premier rassemblement public d’opposition récent du genre. Halouani a obtenu moins d’un pour cent des votes, selon le décompte officiel. Plusieurs autres partis ont boycotté les élections qu’ils ont jugées iniques. Le parti au pouvoir a remporté la totalité des 152 sièges au niveau des circonscriptions au parlement – trente-sept sièges supplémentaires étant réservés aux membres des autres partis – ce qui lui garantit la poursuite d’une législature approuvée sans discussion.  
 

Les défenseurs des droits de l’homme

 
Les deux principales organisations de défense des droits de l’homme tunisiennes fonctionnent dans un vide juridique. La Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH), créée en 1977, est toujours sous le coup d’une décision judiciaire invalidant l’élection, en l’an 2000, d’un comité exécutif qui s'est fait connaître par son franc parler. Pour ce qui est du Conseil National pour les Libertés en Tunisie (CNLT), créé il y a six ans, le gouvernement a rejeté sa demande d’agrément. . D’autres organisations de défense des droits de l’homme plus récentes ont à leur tour introduit une demande d’agrément, mais, jusqu’à présent, aucune parmi elles n’a réussi à l’obtenir, y compris l’Association internationale de soutien aux prisonniers politiques (AISPP), le Centre tunisien pour l’indépendance de la justice et l’Association pour combattre la torture en Tunisie.  
 
Les défenseurs des droits de l’homme, comme tous les dissidents de manière générale, font l’objet d’une surveillance policière extrêmement serrée, se voient interdire la sortie du territoire, sont victimes de licenciements abusifs et de coupures des lignes téléphoniques ; leur conjoint et leur famille sont également victimes de harcèlement policier. Des avocats et des activistes liés à la défense des droits de l’homme ont été agressés en pleine rue par des agents de sécurité en civil qui agissaient dans la plus complète impunité. Sihem Ben Sedrine, fondatrice du CNLT et éditrice de la revue dissidente Kalima, a été agressée et tabassée par des hommes non identifiés devant son domicile dans le centre de Tunis, le 5 janvier 2004. Le 11 octobre, Hamma Hammami, ex-prisonnier politique dont le parti a réclamé le boycott des élections présidentielles du 24 octobre, s’est plaint d’une agression à Ben Arous par des hommes en civil qui l’ont tabassé et ont cassé ses lunettes. Les biens des activistes et dissidents oeuvrant pour la défense des droits de l’homme sont l’objet d’actes de vandalisme et leurs domicile, bureaux et voitures sont la cible d’effractions.  
 

Le système judiciaire

 
Le pouvoir judiciaire tunisien n’a aucune indépendance. Les juges ferment souvent les yeux sur les allégations de torture et les irrégularités procédurales et condamnent les inculpés uniquement ou principalement sur la base de confessions arrachées sous la contrainte. Par exemple, un tribunal de Tunis a condamné, le 6 avril 2004, six hommes de Zarzis dans le sud du pays à dix-neuf ans d’emprisonnement pour avoir comploté des attaques terroristes. Les accusés ont déclaré qu’on leur avait extorqué des aveux sous la torture, qu’ils avaient été forcés de se dénoncer mutuellement et que la police avait falsifié le lieu et la date de leur arrestation. Le juge a refusé d’examiner ces allégations, bien que ces « confessions » constituaient la pièce principale du dossier. Le 6 juillet, un tribunal d’appel a réduit leurs peines à treize ans.  
 
Le gouvernement utilise les tribunaux pour condamner et emprisonner les détracteurs pacifiques de sa politique. Jalal Zoghlami, l’éditeur de la revue de gauche non autorisée Kaws el-Karama, et son frère Nejib, ont été emprisonnés le 22 septembre 2004 pour avoir déclenché une émeute dans un café de Tunis dont ils affirment qu’elle a été instiguée par des policiers. Ils ont été condamnés le 4 novembre à huit mois d’emprisonnement ferme pour dégradation de bien d’autrui. L’ex-prisonnier politique Abdullah Zouari a purgé une peine de neuf mois de prison, infligée en août 2003, après des poursuites judiciaires sommaires et justifiées par des raisons politiques : quelques semaines plus tôt Zouari avait aidé un chercheur du Human Rights Watch à rencontrer des familles dans le sud tunisien.  
 
Des Tunisiens résidant à l’étranger ont été arrêtés lors d’un séjour en Tunisie et emprisonnés pour des activités politiques qui ne constituaient pas un crime dans les pays où elles ont été menées. Salem Zirda, qu’un tribunal de Tunis a condamné en 1992 par contumace pour crimes politiques non violents, a été arrêté à son retour en Tunisie en 2002. Le 9 juin 2004, un tribunal militaire de Tunis l’a condamné à sept ans d'emprisonnement. Les dépositions présentées au procès suggèrent qu’il a été poursuivi uniquement pour association non violente avec des membres du parti Nahdha à l’étranger.  
 
La politique tunisienne qui consiste à placer certains prisonniers politiques en isolement cellulaire strict et prolongé représente l’une des survivances les plus dures des pratiques héritées du régime carcéral des années 90. En règle générale, les autorités ne fournissent aucune explication officielle aux prisonniers sur la raison pour laquelle on les maintient en isolement, ni d’ailleurs sur la durée de cet isolement et encore moins sur la manière dont ils pourraient faire appel de la décision. La politique d’isolement telle qu’elle est pratiquée viole à la fois la législation tunisienne et les normes pénales internationales ; dans certains cas, l’isolement est associé à des actes de torture.  
 
Le gouvernement n’a autorisé aucun observateur indépendant à inspecter les prisons depuis 1991. Un commentaire, émis le 20 avril 2004 par le Ministre de la justice et des droits de l’homme Béchir Tekkari, laissait entendre que la Tunisie pourrait accepter que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) effectue des visites dans les prisons, mais fin novembre 2004, aucun accord avec le CICR n’avait encore été annoncé.  
 

La liberté des médias

 
La presse tunisienne reste en grande partie contrôlée par les autorités. Aucun des médias, qu’il s’agisse de la presse écrite ou de la radio et de la télévision, ne se permet de critiquer les politiques gouvernementales, à l’exception de quelques rares revues indépendantes à faible tirage dont les numéros sont parfois confisqués ou qui connaissent des problèmes d’impression. Au cours de la campagne pour les élections présidentielles et législatives d’octobre 2004, tous les principaux médias ont plus que largement couvert et encensé le président Ben Ali et les candidats du parti au pouvoir, n’accordant qu’une place limitée aux candidats des autres partis.  
 
La rhétorique gouvernementale favorise le développement de la communication électronique en tant qu’instrument de la modernisation, tout en bloquant certains sites Web politiques ou d’organisations de défense des droits humains. En 2002, les autorités ont arrêté Zouheir Yahiaoui, éditeur d’un ézine qui tournait en dérision l’autorité du président Ben Ali. Il a été relâché en novembre 2003, après avoir purgé la plus grande partie de ses deux ans de peine sur la base de chefs d’accusation inventés de toutes pièces. Etant donné l’interdiction systématique de médias indépendants en Tunisie, et en particulier le verrouillage d’Internet, les organisations de défense des droits de l’homme ont critiqué la désignation de la Tunisie pour accueillir le Sommet mondial sur la Société de l’information qui doit se tenir en novembre 2005.  
 

Les mesures antiterroristes

 
Suite aux attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, les autorités tunisiennes se sont vantées d’être depuis longtemps à la pointe de la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme, faisant allusion aux mesures sévères prises de longue date contre le mouvement islamiste Nahdha qui fut toléré en Tunisie avant de faire l’objet d’une forte répression.  
 
Depuis 1991, le seul attentat terroriste meurtrier ayant eu lieu en Tunisie est l’explosion d’un camion citerne devant une synagogue, en avril 2002, sur l’île de Djerba. Le kamikaze était tunisien et Al-Qaïda a revendiqué l’attentat.  
 
En décembre 2003, la Tunisie a adopté une loi anti-terreur comportant une définition relativement large du terrorisme qui peut être utilisée de manière abusive pour poursuivre des individus pour l’exercice pacifique de leur droit à la contestation. La loi prévoit des peines sévères et le renvoi de suspects civils devant des tribunaux militaires.  
 

Les acteurs clés sur le plan international

 
Les Etats-Unis surveillent activement la situation des droits humains en Tunisie, mais les critiques émises sont quelque peu affaiblies par l’éloge continu, par Washington, de la politique anti-terroriste menée par le président Ben Ali. Toutefois, le secrétaire d’Etat Colin Powell, après sa rencontre avec le président Ben Ali en décembre 2003, a parlé publiquement de la nécessité « d’asseoir le pluralisme politique et l’ouverture et d’arriver à une presse ouverte permettant aux journalistes d’effectuer leur travail ». En février 2004, lors de la visite à Washington du président Ben Ali, le président Bush a exprimé publiquement le désir de voir en Tunisie « une presse dynamique et indépendante, ainsi qu’un processus politique ouvert. » Cependant, l’administration n’a pas exprimé de vive voix sa déception face à l'absence de véritable contestation lors des élections du 24 octobre.  
 
L’Accord d’association conclu entre la Tunisie et l’Union européenne demeure très solide, en dépit du dossier défavorable du pays en matière de droits humains. Les fonctionnaires de l’Union Européenne ont exprimé leurs préoccupations par rapport à la situation des droits de l’homme en Tunisie, sans aller jusqu'à laisser entendre que la violation des droits humains pourrait remettre en question l'accord.  
 
Le président français Jacques Chirac demeure le plus fervent supporter du président Ben Ali en Europe. Lors de sa visite en décembre 2003, il a détourné les préoccupations portant sur les droits politiques et civils en déclarant que les « premiers » des droits de l’homme étaient les droits à la nourriture, aux soins de santé, au logement et à l’éducation, et en faisant l’éloge des acquis tunisiens dans ces domaines. Le président Chirac a envoyé à son homologue tunisien un message de félicitation immédiatement après sa victoire aux élections manifestement inéquitables du 24 octobre.