Rapports de Human Rights Watch

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6. DES PISTES POUR QUE LA JUSTICE PROGRESSE EN COTE D’IVOIRE

Les principaux acteurs internationaux oeuvrant pour une résolution de la crise en Côte d’Ivoire, notamment la France, les Nations Unies, l'Union africaine et la Communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), doivent s'efforcer de développer une stratégie concrète pour traduire en justice ceux qui portent une grande part des responsabilités dans les plus graves crimes commis dans le pays contre les droits humains depuis 1999. Ce n'est qu'à cette condition que l'Etat de droit sera rétabli et que la stabilité politique pourra être instaurée. La justice est un élément indispensable pour construire une stabilité à long terme et une paix durable en Côte d'Ivoire. Les gestes symboliques, comme ceux employés par le gouvernement ivoirien dans le passé, ne serviront nullement à enrayer le cercle vicieux de la violence qui déchire le pays.

Les membres des Nations Unies ont, à plusieurs niveaux et à de nombreuses reprises, affirmé combien il était important de chercher à établir les responsabilités dans les graves crimes commis en Côte d’Ivoire. Le lien entre les violations actuelles et la lutte contre l'impunité a été tout dernièrement mis en avant dans le Deuxième Rapport du Secrétaire Général sur l'Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire daté du 27 août 2004, lequel stipulait que “Certes, quelques évolutions politiques positives peuvent être décelées depuis peu, mais la situation des droits de l’homme demeure profondément préoccupante dans tout le pays…. La situation des droits de l’homme dans le pays ne peut connaître une amélioration notable que si l’on veille à ce que les auteurs de ces atrocités soient traduits en justice et qu’il soit effectivement mis fin au sentiment d’impunité qui prévaut actuellement.”10  L'Accord de Linas-Marcoussis appelle également à traduire “devant la justice pénale internationale” les auteurs d'exécutions sommaires, les membres des “escadrons de la mort” qui ont commis d'autres graves crimes au regard du droit international, ainsi que leurs commanditaires.11

Pour leur part, les Nations Unies ont joué un rôle proactif dans les enquêtes sur les graves crimes internationaux commis en Côte d’Ivoire. Depuis 2000, le Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l'Homme (HCNUDH) a envoyé trois commissions d'enquête indépendantes pour examiner la grave situation des droits humains en Côte d’Ivoire; la première suite aux violences électorales d'octobre 2000; la deuxième suite à la répression violente d'une manifestation de l'opposition en mars 2004; la troisième suite à une demande de toutes les parties à l'Accord de Linas-Marcoussis d'enquêter sur toutes les graves violations des droits humains et du droit humanitaire perpétrées en Côte d’Ivoire depuis le 19 septembre 2002. Cette troisième commission a commencé ses travaux en juillet 2004.

Toutefois les diplomates oeuvrant pour la résolution de la crise ivoirienne s'inquiètent du fait que la traduction en justice des coupables pourrait miner le processus de paix déjà précaire. Un diplomate interrogé par Human Rights Watch a déclaré, “L'établissement des responsabilités est une tâche trop énorme pour être considérée comme prioritaire dans un pays divisé. Cela ne peut tout simplement pas être entrepris maintenant.”12 Un autre diplomate a été plus direct, “Promouvoir la justice me paraît fantastique mais dans la pratique, cela présente des dilemmes politiques très difficiles. Actuellement, le plus important est de mettre en route Accra III et de préserver la paix. Pour l'instant, la justice devrait passer au second plan.”13 Un autre a cependant fait valoir que les déclarations des Nations Unies sur l'importance de demander des comptes aux auteurs des violations pourraient être un moyen d'encourager les parties belligérantes à coopérer davantage au processus de paix. Comme l'a expliqué un diplomate: “Nous pensons que les menaces de sanction et de poursuites judiciaires incitent les deux camps à se montrer plus coopératifs. Devons-nous mettre ces menaces à exécution et risquer de faire capoter tout le processus de paix en les inculpant? D'ailleurs, les jeunes extrémistes sont toujours actifs. Voulons-nous exposer les opérations des Nations Unies à de nouvelles attaques en rendant la justice maintenant?”14

Dans le rapport du Secrétaire général en août 2004 sur le “Rétablissement de l'Etat de droit et administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d'un conflit,” Kofi Annan affirme que “La justice et la paix ne sont pas des objectifs antagonistes; au contraire, convenablement mises en œuvre, elles se renforcent l'une l'autre. La question n'est donc en aucun cas de savoir s'il convient de promouvoir la justice et d'établir les responsabilités, mais bien de décider quand et comment le faire.” Human Rights Watch reconnaît qu'organiser le processus de paix parallèlement à l'administration de la justice doit être fait prudemment. Néanmoins, retarder les actions judiciaires risque de renforcer la culture de l'impunité, d'encourager les auteurs d'atrocités et de provoquer des séquelles de plus en plus néfastes, qui en fin de compte rendraient l'instauration de la paix et de la stabilité plus compliquée.

A la lumière de ces préoccupations, nous attendons avec impatience de voir quelles recommandations la commission d'enquête actuelle émettra. Bien que les attributions de la commission n'incluent pas expressément l'émission de recommandations relatives à l'établissement des responsabilités, Human Rights Watch estime qu'il s'agit d'un aspect essentiel de son travail.

Un débat est ouvert au sein de la communauté internationale concernant le degré d'engagement nécessaire pour établir les responsabilités dans les graves crimes internationaux commis en Côte d'Ivoire. Plusieurs options semblent être envisagées: 1) exercer la justice en recourant au système judiciaire existant en Côte d’Ivoire; 2) créer un tribunal pénal totalement international; 3) créer un tribunal mixte (international-national) similaire à la Cour spéciale pour la Sierra Leone; 4) mettre sur pied une chambre spéciale au sein du système judiciaire national ivoirien qui inclurait la participation de juges et de personnel internationaux; et 5) poursuites menées par la Cour Pénale Internationale. [Les crimes relevant de la compétence de la CPI pourraient être jugés par cette dernière si la Côte d'Ivoire ratifiait le Statut de Rome. Avant la ratification, la CPI pourrait toutefois poursuivre les crimes en Côte d'Ivoire si le Bureau du Procureur décidait de mener une enquête suite au dépôt par la Côte d'Ivoire, auprès du greffier de la CPI, d'une déclaration ad hoc consentant à ce que la CPI exerce sa compétence, conformément à l'Article 12(3) du Statut de Rome. Le Conseil de Sécurité pourrait également renvoyer l'examen de la situation en Côte d'Ivoire devant la CPI.]

Les rapports et déclarations émanant des différents organes des Nations Unies, notamment le Conseil de Sécurité et le Haut Commissariat aux Droits de l'Homme, ont jusqu'à présent émis des recommandations divergentes en ce qui concerne l'option la plus appropriée pour établir les responsabilités dans les graves atteintes aux droits humains perpétrées en Côte d'Ivoire :

  • Les recommandations inclues dans le Rapport de la Commission d'enquête du Haut Commissariat aux Droits de l'Homme sur les événements liés à la marche prévue le 25 mars 2004 à Abidjan recommandait un engagement international important et déclarait que la communauté internationale “devra accorder une attention spéciale à… la mise en place d'une cour mixte, avec la participation de magistrats internationaux, ayant pour mandat de juger les responsables des graves violations des droits de l'homme, y compris celles perpétrées avant le 25 mars 2004….” (Paragraphe 90.)
  • Lors d’une déclaration effectuée le 25 mai 2004, le Président du Conseil de Sécurité a réitéré sa demande a ce que le gouvernement ivoirien “poursuive en justice les responsables de ces violations des droits de l’homme.” La déclaration “a exprimé la complète détermination à encourager la participation de l’assistance internationale en vue d’aider les autorités juridiques ivoiriennes a atteindre leur but et a demandé au Secrétaire Général de proposer des recommandations concernant les diverses options possibles  afin de recevoir une telle assistance.”
  • Le Rapport de la Mission du Conseil de Sécurité en Afrique de l'Ouest, 20-29 juin 2004, publié le 2 juillet 2004 par ledit Conseil, affirme que lorsque la Commission d'enquête internationale aura déposé son rapport, "le Gouvernement [de Côte d'Ivoire] devrait faire en sorte que les auteurs des violations des droits de l'homme soient identifiés et traduits en justice. Le Conseil de Sécurité devrait encourager à cet effet la communauté internationale à fournir une aide aux autorités judiciaires ivoiriennes." (Paragraphe 21(i).)


[10] Conseil de Sécurité des Nations unies, Deuxième Rapport du Secrétaire Général sur l'Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire, S/2004/697, août 2004, (paragraphe 63.)

[11] Accord de Linas-Marcoussis: Côte d’Ivoire, Point VI, paragraphe 3 de  l'Annexe “Programme du Gouvernement de Réconciliation Nationale.”

[12] Entretien de Human Rights Watch, New York, le 14 septembre 2004.

[13] Entretien téléphonique de Human Rights Watch, New York, le 13 septembre 2004.

[14] Entretien de Human Rights Watch, New York, le 19 juillet 2004.


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