« Cette terre est à nous »
Les conséquences du boom de la bauxite en Guinée pour les droits humains
Le village ancestral de Mamadou Bah est aujourd’hui presque totalement entouré de mines de bauxite et de routes. « C’est une peine de voir tout ça », déclare cet agriculteur et leader communautaire. L’année prochaine, son village sera contraint d’être déplacé. « Nous craignons pour notre survie. »
Ibrahima Bangoura, directeur d’une clinique rurale, décrit les allées et venues des camions de l’opération minière locale aux abords des villages, recouvrant les arbres environnants et les habitations de poussière rouge. Ibrahima, qui accueille régulièrement des patients souffrant de toux et de rhume, pense que « les activités minières nuisent à la santé de la population ».
Maïmouna (dont le nom de famille n’est pas cité pour sa sécurité), une jeune mère de six enfants, originaire de Lansanayah, un village situé à proximité d’une mine de bauxite, ne peut plus se ravitailler en eau dans le ruisseau local qu’elle décrit comme bouché par les sédiments s’écoulant de la mine. Après des mois de réclamation de la part des habitants, les propriétaires de la mine ont fini par construire un forage dans son village, mais la communauté se plaint de la mauvaise qualité de l’eau. Pour y remédier, Maïmouna affirme que la société vient apporter de l’eau par camion-citerne : « L’eau de la citerne est parfois sale. Nous la buvons, car nous n’avons pas le choix. »
La Guinée, située en Afrique de l’Ouest, est l’un des pays les plus pauvres du monde, mais c’est également l’un des plus importants exportateurs de bauxite et le principal exportateur de ce minerai vers la Chine, où la majeure partie de l’aluminium mondial est produit. L’exploitation de la bauxite apporte au gouvernement un revenu fiscal dont il a grand besoin et crée des milliers d’emplois, mais pour des personnes comme Mamadou Bah, Ibrahima Bangoura et Maïmouna, cette activité a profondément bouleversé l’environnement local, leur lien à la terre et l’accès à l’eau salubre.
« Tout ce que vous voyez là, [c’était] les terres de Hamdallaye », explique Mamadou Bah, montrant du doigt un vaste terrain défriché par une société minière, recouvert de terre rouge. D’après lui, les populations ici n’ont jamais été très aisées, mais la terre a fourni une source d’alimentation régulière et durable. « Il y avait assez de terres pour tout le monde », affirme Bah.
Ce mode de vie est maintenant menacé. Le village de Hamdallaye, à environ 30 kilomètres au nord-est de Boké (la capitale de la ceinture de bauxite guinéenne), est presque totalement entouré de mines et de routes appartenant à la Compagnie des Bauxites de Guinée (CBG), l’une des principales sociétés exploitan des mines de bauxite du pays. Depuis 2005, près de 40 pour cent des terres ancestrales de Hamdallaye ont été expropriées au profit des activités de la CBG. Mamadou Bah affirme qu’« il n’y a personne dans cette communauté qui n’ait pas perdu de terres ». Pis encore, en 2019, l’exploitation minière contraindra la communauté à déplacer son village, même si les villageois espèrent continuer à exploiter les terres qui, jusqu’à présent, ont été épargnées par le secteur minier.
Bah reconnaît que l’exploitation minière a apporté des avantages à la communauté, tels que l’amélioration des routes locales ainsi que de l’infrastructure. « Avant, il fallait plusieurs jours pour se rendre à Conakry, alors qu’aujourd’hui une journée suffit » déclare-t-il.
La CBG affirme qu’elle prévoit de trouver des terres de remplacement pour Hamdallaye, d’apporter son soutien aux agriculteurs afin qu’ils puissent travailler de manière plus efficace et d’aider le village à développer des sources de revenu alternatives. Néanmoins, de nombreux villageois de Hamdallaye doutent que la CBG tienne ses promesses, car le village a déjà perdu une grande partie de ses terres et le site de réinstallation prévu est un terrain largement inoccupé. Un agriculteur local révèle : « À mon avis, d’ici moins de 10 ans, il n’y aura plus de terres disponibles. »
L’histoire de Mamadou Bah reflète celle de centaines d’agriculteurs qui ont été privés de leurs terres au profit de l’exploitation minière de la bauxite, en échange d’une indemnisation insuffisante ou de versements uniques qui ne permettent pas d’assurer une sécurité financière à long terme. La législation guinéenne ne protégeant pas convenablement les droits fonciers ruraux, les sociétés minières peuvent soutenir que les terres occupées par les communautés depuis plusieurs générations demeurent la « propriété de l’État ». Elles minimisent ainsi leur obligation d’accorder aux habitants une indemnisation juste, par exemple sous forme de terres d’une valeur équivalente à celle des terres qui ont été perdues au profit de l’exploitation minière.
La clinique d’Ibrahima Bangoura est un bâtiment à un étage, à moitié achevé, qui compte pour seuls meubles un ou deux lits et des tables. « J’ai demandé à disposer de davantage de matériel », dit Ibrahima Bangoura, presque sur un ton d’excuse. La clinique est située à Djoumayah, un village au fond d’une vallée, à quelques kilomètres d’une mine de bauxite exploitée au sommet d’une colline par la Société Minière de Boké (SMB), le plus grand exportateur de bauxite guinéen. La route desservant la mine, empruntée par la SMB pour transporter le minerai destiné à l’exportation, passe à moins de 200 mètres de la clinique et de l’école du village.
Les villageois racontent qu’au début des activités de la SMB en 2016, la poussière provenant de la mine ou soulevée par les pneus des camions au contact de la route non bitumée, retombait sur les cultures, les arbres et les habitations. « Nous étions envahis par la poussière », témoigne un agriculteur. « Elle était dans notre salive et nos vêtements étaient dans un état désastreux ». Ibrahima Bangoura, qui a commencé à travailler à Djoumayah peu de temps après l’ouverture de la mine, s’inquiète des effets de la poussière et des émissions de gaz d’échappement sur la qualité de l’air : « Nous avons vu des patients souffrant de toux et de rhume qui évoluaient vers des bronchites, des pneumonies ou autres problèmes. Nous ne pouvons pas prendre en charge ces patients à notre niveau et devons les renvoyer vers de plus grandes cliniques. »
Les craintes d’Ibrahima Bangoura rappellent celles d’autres professionnels de santé et d’une multitude de villageois qui vivent à proximité des routes minières, des mines de bauxite ou des ports. « Quand vous revenez de vos champs sales et couverts de poussière, même si une maladie ne se manifeste pas immédiatement, elle peut certainement se déclarer plus tard », explique un leader communautaire. Des experts en santé publique ont rapporté que, compte tenu de l’absence de statistiques locales fiables sur la santé, il était impossible de tirer des conclusions définitives quant à l’existence d’un lien entre l’exploitation minière dans la zone et les maladies respiratoires. Toutefois, l’expérience d’Ibrahima Bangoura acquise au contact des habitants du village de Djoumayah ou d’autres communautés lui laisse à penser que la qualité de l’air, appauvrie en raison de l’activité minière, nuit à la santé de la population : « Je pense que le taux élevé de maladies respiratoires est dû à la poussière. » En février 2018, une mesure de la qualité de l’air pendant une mission d’inspection gouvernementale à Djoumayah a relevé un taux de particules fines, des petites particules de poussière dangereuses pour la santé humaine, dix fois plus élevés que les taux recommandés par l’Organisation mondiale de la Santé.
Même si la circulation sur la route minière a diminué depuis que la SMB a cessé d’extraire la bauxite de la mine près de Djoumayah, Bangoura craint que l’expérience ne se répète ailleurs. Frédéric Bouzigues, Directeur général de la SMB, a déclaré à Human Rights Watch que les mesures d’atténuation prise par la société, telles que l’arrosage des routes minières pour réduire la poussière, garantissent la salubrité de l’air. Mais le consortium a opéré pendant plusieurs années sans le monitoring nécessaire pour vérifier cette affirmation, et n’a que commencé de surveiller la qualité de l’air en décembre 2017. « La SMB ne m’a même pas demandé si je voyais un lien entre l’exploitation minière et les effets sur la santé », explique Ibrahima Bangoura. Selon la SMB, les premiers résultats de sa surveillance de la qualité de l’air seraient disponible fin 2018.
« Notre principale inquiétude ici, c’est le manque d’eau », dit Maïmouna en regardant, en bas, la mine à ciel ouvert, exploitée par la SMB, à 750 mètres de son village. Elle affirme que les sédiments contenus dans les eaux pluviales s’écoulant depuis la mine ont peu à peu obstrué le ruisseau dans lequel elle s’approvisionnait en eau. « Là-bas, tout est anéanti maintenant », dit-elle.
Pendant des mois, le village a dû compter sur un camion-citerne de la société pour être livré en eau. La SMB a fini par creuser un forage, mais les villageois se plaignent de la mauvaise qualité de l’eau. « Nous avons demandé à la SMB de procéder à des analyses, mais elle refuse de nous communiquer les résultats », rapporte un leader local. Entre-temps, les livraisons du camion-citerne sont devenues moins fréquentes. D’après Maïmouna, « aujourd’hui, il ne passe plus qu’à intervalles de quelques jours ». En avril 2017, un rapport d’inspection du ministère de l’Environnement a conclu que « la SMB n'a pris aucune mesure efficace pour atténuer la pollution des eaux de surface qui se traduit par le transport des sédiments dans les cours d'eau ». La direction de la SMB a déclaré à Human Rights Watch ne connaître qu’un endroit où l’écoulement de sédiments avait causé des dégâts aux sources d’eau et qu’elle s’était employée à remédier au plus vite à cette situation.
L’histoire de Maïmouna reflète le vécu de nombreuses communautés assurant que l’arrivée de l’exploitation de la bauxite a obstrué ou pollué les rivières ainsi que les ruisseaux et a limité l’accès à l’eau. Cette pénurie d’eau signifie que les femmes et les jeunes filles, qui sont souvent chargées du ravitaillement en eau, sont obligées de parcourir de plus grandes distances, ou d’attendre plus longtemps pour se servir à des points d’eau déjà saturés. « Je me lève à 4 h 00 ou 5 h 00 du matin pour faire la queue et pour avoir de l’eau », explique une femme. « J’emmène mes enfants avec moi pour qu'après, ils puissent aller à l’école. »
Pour Maïmouna, c’est une chance que son mari travaille dans le secteur minier et, dans ce sens, la mine de Lansanayah leur procure des avantages. Cependant, elle est d’avis que les sociétés minières et le gouvernement guinéen devraient s’attacher davantage à réduire l’impact des activités minières sur les femmes. « Nos maris ont certes un emploi, mais nous, nous souffrons des effets de l’exploitation minière », ajoute-t-elle.
Un boom minier qui ne ralentit pas
La production nationale de bauxite, supervisée par le gouvernement guinéen, a été multipliée par deux depuis 2015 et devrait encore être augmentée de 50 % d’ici 2020. Le boom de la bauxite en Guinée est appelé à se poursuivre. Par conséquent, le gouvernement devrait veiller à ce que la protection des communautés voisines des exploitations minières figure en tête de ses priorités. Ceci exige l’adoption de réglementations, instamment requises, garantissant une indemnisation juste aux agriculteurs dépossédés de leurs terres au profit de l’activité minière, ainsi que le déploiement d’efforts permettant aux fonctionnaires chargés du secteur minier et de l’environnement d’assurer un meilleur contrôle des sociétés minières.
Si les sociétés minières ne répondent pas à leurs obligations sociales et environnementales, le gouvernement guinéen devrait les tenir responsables de leurs actes, notamment en leur infligeant des amendes, et en suspendant des projets miniers qui ignorent ses obligations régulièrement. La quête du profit issue de la bauxite ne devrait pas se faire au détriment des personnes et des communautés les plus touchées.