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Le système de justice militaire

La justice militaire rwandaise, qui a bénéficié d'un soutien financier important notamment des États-Unis et du Royaume-Uni, a ouvert 843 procédures d'instruction en 1999. Deux cent quatre-vingt quinze procès furent organisés. Cinquante-huit soldats furent acquittés, vingt-huit condamnés à mort et deux cent sept condamnés à des peines de prison allant de un mois à la perpétuité. Il est difficile de savoir combien de ces affaires concernent des anciens soldats des FAR accusés de génocide, combien concernent des soldats de l'APR accusés de violations des droits de l'homme et combien sont liées à des crimes de droit commun ou des infractions à la discipline militaire.42 Au moment où nous rédigeons le présent rapport, les autorités n'ont annoncé l'arrestation d'aucun suspect pour les crimes décrits ci-dessus .

La force d'autodéfense civile (Local Defense Force - LDF)

L'organisation des citoyens en groupes de défense communautaires remonte à dix ans avant le génocide. A l'époque, le gouvernement Habyarimana décida de créer des groupes de civils dont le rôle était d'aider les soldats à repousser les incursions du Front Patriotique Rwandais. Lorsque le gouvernement actuel prit ses fonctions, en 1994, il n'existait dans le pays aucune structure de police locale. Afin de remédier à cette situation et de protéger le pays contre les groupes génocidaires encore actifs dans certaines parties du pays, les autorités établirent un corps appelé la Local Defense Force (force d'autodéfense civile), que l'on peut apparenter à une milice citoyenne. En 1995, le Ministre de l'Intérieur ordonna son démantèlement, à la fois parce que les polices communales avaient recommencé à fonctionner normalement et parce que certains membres de la LDF s'étaient eux-mêmes rendus coupables d'abus vis-à-vis de la population.

Lorsque l'insurrection de 1997-1998 éclata, le gouvernement décida de rétablir la LDF, composée alors de jeunes (presque exclusivement des hommes), que des soldats formaient pendant deux ou trois mois. Dans certaines communautés, les jeunes hommes recrutés étaient des "amis des soldats" qui, ne disposant d'aucun véritable emploi, avaient côtoyé les soldats de divers postes militaires et réalisé de petits travaux pour eux, comme aller puiser de l'eau et faire la lessive. D'autres étaient des jeunes qui avaient refusé tout contact avec l'APR mais devinrent membres de la LDF suite à des pressions ou après en avoir reçu l'ordre express de la part des officiels de l'administration locale, eux-mêmes obligés de fournir un certain quota de recrues. La plupart des jeunes concernés ont entre dix-huit et trente ans, mais dans certaines régions du nord-ouest, où de nombreux adultes ont été tués ou sont absents, des mineurs -dans certains cas des enfants de seulement quatorze ans- ont été forcés de s'enrôler. Ils sont souvent appelés "les jeunes" ou "Kadogo", le terme local désignant les enfants soldats. En octobre 1999, près de cinq mille personnes devant composer la LDF avaient été formées. Les programmes de formation s'étant poursuivis depuis, plusieurs milliers d'autres sont venus grossir les rangs de cette structure. Les communes du nord-ouest disposent chacune d'entre cent cinquante et deux cent cinquante hommes, le chiffre variant en fonction de la taille de la population locale et du niveau de mise en _uvre du programme.43

Les membres de la LDF vivent chez eux et travaillent dans leur communauté, sans recevoir de paie. Dans la plupart des communes, chaque groupe de dix à douze hommes possède deux ou trois armes à feu, censées être gardées dans un entrepôt central et distribuées uniquement lorsque le groupe part patrouiller. En réalité, certains membres de la LDF gardent leur arme chez eux et l'emmènent partout, qu'ils soient de service ou non. Dans certaines communes, les membres de la LDF ont reçu des uniformes magentas, alors que dans d'autres ils ne portent aucune tenue distinctive.44

Au moment le plus critique de l'insurrection, les membres de la LDF servirent d'éclaireurs à l'armée. Depuis le début de la seconde guerre au Congo, certains d'entre eux ont été envoyés dans ce pays pour lutter aux côtés des soldats. Dans un des secteurs, plus des deux tiers de la trentaine d'hommes formés pour faire partie de la LDF ont été envoyés au Congo depuis 1998. Aucun d'entre eux n'avait la moindre expérience militaire et beaucoup furent forcés de suivre la formation et envoyés au Congo contre leur gré. Une fois arrivés sur place, ils furent répartis au sein de différentes unités et perdirent contact avec leurs camarades. Seul le retour au Rwanda d'un de ces hommes a été confirmé, décision prise après qu'il ait été blessé au combat. A peine remis de ses blessures, il fut renvoyé au front. A plusieurs reprises, notamment en février 2000, des jeunes supplémentaires ont été recrutés, en partie afin de remplacer ceux envoyés au Congo.45

En théorie, les membres de la LDF sont censés protéger leurs communautés mais ils ont, dans certains cas, commis eux-mêmes des abus à l'encontre de ceux qu'ils auraient dû protéger. Il semble qu'à Byumba, récemment, trois membres de la LDF aient assassiné trois commerçantes. D'autres cas ont été rapportés, notamment le meurtre de deux personnes, survenu dans les communes de Mutura et de Rambura, préfecture de Gisenyi. A Byumba, cinq membres de la LDF ont tiré sur quatre personnes dans un cabaret de Kivuye, en tuant deux. Cinq membres de la LDF de la commune de Kayove, dont deux armés, ont attaqué une maison de la commune de Nyambyumba46 et tué une femme. Il semble que plusieurs viols aient également été commis par de membres de la LDF, dont un dans la commune de Nkuli.

Dans plusieurs cas, des membres de la LDF en ont blessé ou tué d'autres. Baranabe Habanabakize, seize ans, membre d'un groupe de la LDF depuis environ un an, fut ainsi tué par balles dans le secteur de Jenda le 9 février dernier alors qu'il rentrait d'une fête organisée à l'occasion d'un mariage. Son compagnon, Misi Rutegamingi, lui aussi âgé de seize ans et membre de la LDF, fut grièvement blessé. Il semble que d'autres membres de la LDF, qui ne connaissaient pas les deux victimes, virent que Misi portait une arme et, ne le croyant pas lorsqu'il affirma être un civil, décidèrent d'ouvrir le feu. Le 3 janvier 2000, un membre de la LDF appelé Nkweto en tuait un autre, Vincent, dans le secteur de Kigarama, commune de Ruhondo, apparemment parce que la victime parlait un peu trop librement des vols commis par des membres de la LDF. A la fin janvier, Gaspard Ndagijimana était tué juste en dehors de Ruhengeri, dans le secteur de Gahondogo, commune de Kigombo. Les assaillants n'ont pas été identifiés mais pourraient être des membres de son groupe LDF. Gaspard, qui avait été recruté de force, survécut à ses blessures mais a dû être amputé d'une jambe.47

Dans de nombreuses communes des préfectures de Byumba, Ruhengeri et Gisenyi, des membres de la LDF ont battu des résidents et extorqué ou volé leurs biens. Dans certains cas, ces crimes ont été commis en compagnie de soldats; dans d'autres, ils se sont servis de leurs armes pour arriver à leurs fins. Cependant, lorsque les victimes sont des personnes âgées ou des femmes, les agresseurs n'ont même pas besoin de se servir de leurs armes et menacent simplement les gens de les tabasser avec des massues ou des bâtons. Ainsi, des membres de la LDF ont volé à une veuve le tissu qu'elle avait acheté afin de fabriquer des vêtements. Des bicyclettes ont été dérobées et certaines personnes ont été forcées de donner gratuitement de la bière à des groupes de la LDF. Dans d'autres communes, la LDF a été accusée d'avoir dérobé des provisions appartenant au Programme Alimentaire Mondial et destinées à des gens dans le besoin.48

42 Armée Patriotique Rwandaise, Département de l'Auditorat Militaire, Annexe B, Rapport Annuel 1999.

43 Interviews réalisées par Human Rights Watch, Kigali, 8 octobre et 10 décembre 1999; Nkuli, 17 novembre 1999; Cyeru, 7 décembre 1999; Ruhengeri 8 et 24 février 2000.

44 Interviews réalisées par Human Rights Watch, Kigali, 8 octobre et 10 décembre 1999; Nkuli, 17 novembre 1999; Cyeru, 7 décembre 1999; Ruhengeri 8 et 24 février 2000.

45 Interviews réalisées par Human Rights Watch, Kigali, 10 décembre 1999; Ruhengeri, 24 février 2000.

46 Interviews réalisées par Human Rights Watch, Gisenyi, 8 décembre 1999; Kigali, 11 décembre 1999; Nkuli, 17 novembre 1999; Byumba, 12 février 2000; Nyarutovu, 25 février 2000; interview téléphonique, 12 avril 2000; Résolutions et recommandations de la tenue de la 9ème Assemblée Générale de la Ligue Rwandaise pour la Promotion et la Défense des Droits de l'Homme, "LIPRODHOR," 20 mars 2000.

47 Interviews réalisées par Human Rights Watch, Ruhengeri, 8 et 24 février 2000.

48 Interviews réalisées par Human Rights Watch, Ruhengeri, 17 novembre et 7 décembre 1999, 8, 24 et 25 février 2000; Byumba, 12 février 2000; Gisenyi, 8 décembre 1999.

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