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Depuis le début du conflit le 19 septembre 2002, les civils ont subi des violations généralisées et systématiques des droits humains et du droit international humanitaire commises par les forces armées ivoiriennes (Forces Armées Nationales de Côte d'Ivoire, FANCI), des membres des forces de sécurité de l’état comme les gendarmes et les policiers et des individus travaillant en collaboration avec les forces gouvernementales.34 Ces violations incluent des attaques systématiques et non-sélectives contre des civils, des exécutions sommaires de civils et d’autres non-combattants, des arrestations et détentions arbitraires, des « disparitions », des actes de torture, des châtiments corporels et autres actes violents contre des civils, des viols, des destructions d’objets indispensables à la survie de la population civile et des pillages. Les auteurs de ces abus sont : 1) les forces gouvernementales ; 2) les mercenaires travaillant avec le gouvernement ivoirien et recrutés par lui, y compris les combattants libériens du groupe rebelle du Mouvement pour la Démocratie au Libéria (MODEL) et 3) les milices civiles soutenues par l’état.
Dans chacun des trois schémas d’abus étudiés par Human Rights Watch, les victimes civiles ont été prises pour cibles sur la base de leur appartenance ethnique, religieuse, nationale ou de leur présumée affiliation politique. Dans de nombreux cas, le simple nom des victimes a suffi à justifier des arrestations arbitraires, des détentions, des actes de torture et des exécutions, parce que le nom avait été identifié comme pouvant être celui d’un habitant du Nord ou d’un immigré ou d’un membre de l’opposition politique. Des victimes ont également été prises pour cibles sur la base de leur affiliation religieuse. Des musulmans ont, par exemple, souvent été identifiés à des partisans des forces rebelles, des imams ont été tués et des mosquées ont été attaquées. Des membres de certaines professions ont aussi été victimes d’abus : des chauffeurs et des propriétaires d’entreprises de transport ont été pris pour cibles par les forces gouvernementales, apparemment parce qu’ils étaient soupçonnés d’être impliqués dans le transport et la fourniture d’armes et de fonds aux rebelles. Les transporteurs et les hommes d’affaires ont peut-être aussi été pris pour cibles à cause de la prédominance des « Dioula » du Nord et des immigrés dans ce secteur.
Prendre pour cibles les sympathisants de l’opposition politique et les sympathisants présumés des rebelles a parfois été accompli avec préméditation et planification. De nombreux témoins ont affirmé à Human Rights Watch qu’il existait des listes de noms circulant entre les unités des forces armées gouvernementales à Daloa, Guiglo, Vavoua et ailleurs. Dans plusieurs cas, des témoins ont pris la fuite après avoir été avertis de l’existence de ces listes par des contacts amicaux qu’ils avaient dans le gouvernement. Dans la plupart des cas, ces listes semblent avoir été créées avec l’aide de villageois locaux et de citadins favorables au gouvernement. Dans certains cas cependant, les noms sur les listes ont pu provenir d’Abidjan.
Les tueries généralisées et systématiques de civils perpétrées par les forces armées gouvernementales et les forces irrégulières affiliées au gouvernement ont eu lieu lors d’offensives et de contre-offensives sur des villes comme Vavoua, Man et Toulepleu. Elles se sont également produites pendant des opérations de « ratissage » conduites par des groupes paramilitaires comme la Brigade Anti-Emeute (BAE) dans des villes reprises aux rebelles, comme à Daloa en octobre 2002. Ces opérations sur le terrain ont parfois été accompagnées d’attaques par hélicoptère, attaques non-sélectives ou ciblées au cours desquelles les civils furent les principales victimes.
Les attaques contre les civils – en particulier les tueries dans des lieux comme Daloa, Monoko-Zohi et Man – semblent avoir été perpétrées dans le but d’éliminer systématiquement tous les individus soupçonnés de soutenir les rebelles. Cibler des individus en particulier a souvent été rendu possible par l’aide d’une partie de la population civile locale, principalement les groupes de jeunes bété ou guéré ou les milices civiles. Human Rights Watch a recueilli de nombreux récits décrivant comment des civils désignaient des partisans présumés des rebelles aux forces armées gouvernementales. Munis de listes de noms et grâce à cette identification physique des maisons faite par des civils, les membres des forces gouvernementales pouvaient alors arrêter et exécuter arbitrairement ces individus. Human Rights Watch a rassemblé des informations sur plus de 250 cas d’exécutions sommaires perpétrées par les forces armées ivoiriennes dans une série de villes de l’Ouest et a pu vérifier plus d’une quarantaine de ces cas. Ce chiffre n’inclut pas les douzaines d’individus vus pour la dernière fois aux mains du gouvernement et depuis « disparus », ni les douzaines de cas d’individus tués dans des coins isolés, en milieu rural. Ce chiffre correspond donc très probablement à une importante sous-estimation du nombre total de victimes. Il n’inclut pas non plus les centaines de victimes environ d’assassinats à Abidjan et dans d’autres zones du Sud-Ouest.
La première série d’exécutions sommaires perpétrées sur une vaste échelle par les forces gouvernementales pour laquelle Human Rights Watch a pu recueillir des informations a eu lieu à Daloa, en octobre 2002 après la reprise de la ville par le gouvernement.
Le « ratissage » de Daloa : 15-20 octobre 2002
La ville de Daloa se situe dans la région du Haut-Sassandra, à l’origine une zone largement bété dans laquelle, au fil des années, un nombre substantiel de gens du Nord et d’immigrés se sont installés, tant dans la ville que dans les villages ruraux. Ethniquement, la ville et la région de Daloa ont énormément changé dans les dernières décennies à cause des migrations internes et de l’immigration. Alors que les Bété maintenaient une présence substantielle dans la région et une forte affiliation au parti au pouvoir, le FPI, la population des Ivoiriens du Nord et des immigrés burkinabé augmentait significativement. En mars 2001, le RDR a remporté les élections municipales, offrant à la ville son premier maire RDR et administrant un sérieux choc aux Bété et à d’autres qui soutenaient le FPI au pouvoir. Daloa fait partie des villes les plus peuplées du pays et est un point de transit clef pour les récoltes de par sa position en bordure des ceintures de production du cacao, du café et du coton et de ses liens routiers avec San Pedro, Yamoussoukro et Abidjan.
Les rebelles du MPCI se sont déplacés de Vavoua vers le Sud et sont arrivés à Daloa le 11 octobre. Des affrontements avec les forces loyalistes se sont produits dans le quartier de Lobia II et ont duré plusieurs heures, le soir du 11 octobre, entraînant la prise de Daloa par les rebelles le 12 octobre et leur occupation des différents camps militaires. Des renforts loyalistes, dont des mercenaires angolais, sont arrivés l’après-midi du 13 octobre et les combats ont repris, se poursuivant jusqu’à l’aube lorsque les forces gouvernementales ont repris Daloa. Une personne qui a aidé à rassembler les corps après les combats a fait la remarque suivante : « On a compté environ seize corps dont huit ont été ramassés au camp militaire après les combats et les autres ont été trouvés autour de la gendarmerie. »35 Ces cadavres étaient ceux de combattants des deux camps.
Ces opérations de ratissage, puisque tel fut le nom qui leur a été attribué, ont commencé dans la ville, à l’instigation des forces de la Brigade Anti-Emeute (BAE) – les escadrons paramilitaires de lutte contre les émeutes – qui sont arrivées à Daloa le 14 octobre 2002. Le 15 octobre, un article dans le journal du gouvernement, Notre Voie, affirmait que « les assaillants ont dû trouver refuge dans les quartiers dioula qui leur sont favorables. » L’article poursuivait : « Certaines fusils abandonnés par les agresseurs ont été ramassés par les jeunes du RDR qui, depuis l’attaque de Daloa, ne faisaient que soutenir l’action des terroristes en les ovationnant au cours de leur passage dans leurs quartiers. »36
Quelle que soit la véracité de cette dernière allégation, entre le 14 et le 20 octobre, après la reprise de la ville par les loyalistes, davantage de civils sont morts suite à des exécutions sommaires perpétrées par les forces gouvernementales que lors des combats des jours précédents. Selon des sources crédibles, le « ratissage » des BAE a entraîné la mort d’au moins cinquante-six personnes. Parmi celles-ci, quarante-deux personnes ont été identifiées dont de nombreux riches hommes d’affaires immigrés, des partisans du RDR ou des personnes connues pour travailler dans le secteur du transport.37 Le consul du Mali à Daloa, Bakary Touré, faisait partie des victimes. Au moins dix personnes ont été arbitrairement arrêtées et détenues par les forces de sécurité de l’état et leur situation actuelle n’est pas connue. D’autres corps de personnes non identifiées ont été enterrés dans des fosses communes à Daloa. Parmi les victimes identifiées par les familles ou les autorités locales, 90 pour cent étaient des immigrés du Mali, du Burkina Faso et de la Guinée ou des Ivoiriens appartenant à des groupes ethniques du Nord.
Les témoins des événements ont décrit un scénario similaire dans la plupart des cas. Les victimes ont été arbitrairement arrêtées et emmenées de leur maison par des hommes armés en uniformes militaires arrivés à bord de camions militaires bleus ou de camionnettes quatre-quatre, généralement à l’heure du couvre-feu ou juste après. Dans un certain nombre d’incidents, les camions portaient l’inscription BAE. Après un jour ou plus, les corps criblés de balles des victimes ont été trouvés le long des routes permettant d’entrer ou de sortir de Daloa. Parfois, les victimes ont d’abord été emmenées dans les camps militaires avant d’être sommairement exécutées. Plusieurs témoins à Daloa et dans d’autres endroits où de telles tueries se sont produites ont affirmé que l’armée loyaliste disposait de listes de noms d’individus et que ces gens en particulier ont été pris pour cibles. Un témoin des événements de Daloa a affirmé à Human Rights Watch qu’un membre des BAE avait parlé à ce témoin de l’existence « d’une liste noire de noms de gens qui coordonnaient les actions des rebelles. »38
Un tel cas a impliqué un homme d’affaires burkinabé très en vue, nommé Tahirou Tinta. Tinta a été en contact téléphonique avec un parent à plusieurs reprises dans les jours qui ont précédé son arrestation arbitraire, le 19 octobre 2002 ainsi que ce jour-là. Le matin du 19 octobre, Tinta a dit à son parent qu’il avait été prévenu par un ami chez les autorités que son nom figurait sur une liste venue d’Abidjan et que les noms d’autres hommes d’affaires burkinabé figuraient également sur cette liste. Tinta a dit que cette personne lui avait conseillé de ne pas dormir au même endroit tous les soirs et de ne jamais sortir seul.39
Ce parent de Tinta a affirmé à Human Rights Watch que Tinta ainsi que d’autres musulmans du Nord et des immigrés s’étaient de plus en plus inquiétés des menaces sur leur sécurité, après la reprise de Daloa par les forces loyalistes et l’apparition d’articles dans le journal du gouvernement accusant les Dioula de soutenir les rebelles (voir plus haut). Leur inquiétude s’est accrue le 17 octobre lorsque le domicile, les véhicules et les magasins d’hommes d’affaires musulmans de Daloa ont été mis à sac et pillés par des groupes essentiellement composés de jeunes Bété agissant de concert avec les gendarmes.40 Il a été affirmé à Human Rights Watch : « Les BAE sont venus avec un tank et ont défoncé la porte du consul du Mali. Ils ont frappé l’un de ses visiteurs puis les jeunes Bété et la police municipale sont venus et ont pillé et brûlé ses voitures puis ils sont allés dans les magasins et ont commencé à prendre des marchandises. »41
Dans la soirée du 19 octobre, au moins huit hommes armés en uniforme, décrits à Human Rights Watch comme étant des gendarmes, sont venus chez Tinta à bord de deux camionnettes quatre-quatre. Certains sont restés à l’extérieur de la maison pendant que les autres entraient et exigeaient de l’argent. Ils ont emmené Tinta hors de chez lui ce soir-là, avec une importante somme d’argent. Son corps a été retrouvé le lendemain, avec des blessures par balles, sur le bord d’une route à Daloa.42
Selon un témoin qui a aidé à rassembler et enterrer les corps, entre le 15 et le 20 octobre, au moins deux corps étaient trouvés chaque jour.43 Le 20 octobre, les opérations de ratissage des BAE ont culminé dans une opération dans le quartier essentiellement dioula de Orly II qui a été encerclé par des quatre-quatre et des tanks. Environ cinquante hommes armés sont alors entrés dans le quartier et ont vérifié les cartes d’identité. Sur la base des récits recueillis par Human Rights Watch, un nombre important de gens, principalement des jeunes hommes portant des noms du Nord ou des noms immigrés ont alors été tués sur place et leurs maisons ont été pillées. Selon la Croix Rouge locale, vingt-deux corps ont été ramassés suite à cette opération. Ils ont été enterrés dans une fosse commune.44 Des centaines de personnes originaires du Nord ont fui le quartier, paniquées et beaucoup ont cherché refuge dans la grande mosquée de Daloa.
Le lendemain, de jeunes gens du Nord et de jeunes musulmans ont manifesté à Daloa pour protester contre ces événements. Les responsables musulmans et les gouvernements des pays voisins dont les ressortissants avaient été tués ont également fait part de leur protestation au gouvernement d’Abidjan.
En réaction à des articles de presse et à des accusations croissantes contre les forces armées concernant les tueries de Daloa, le porte-parole des forces armées a admis que les opérations de ratissage étaient toujours en cours malgré la reprise de la ville par le gouvernement et un cessez-le-feu signé entre le gouvernement et les rebelles, le 17 octobre. Cependant, le porte-parole des forces armées, Jules Yao Yao a nié que des civils avaient été intentionnellement pris pour cibles par les forces armées. Il a déclaré : « Chaque jour, au cours des recherches, des corps, dont la mort est survenue lors des combats, sont découverts. Il ne s’agit pas d’individus assassinés intentionnellement par les forces de l’ordre, mais bel et bien d’individus tués au combat. Par ailleurs, sur la base de la définition que État-major donne de l’assaillant, les opérations de ratissages concernent les individus qui ont hébergé ou assisté activement les assaillants. »45
Dans une déclaration politique, claire et accablante, le porte-parole du gouvernement a poursuivi : « L’ennemi, pour les forces régulières … c’est d’abord des hommes en armes et éventuellement des populations civiles qui les soutiennent activement. »46
Le gouvernement a continué à nier que les forces de sécurité de l’état étaient responsables des tueries mais a annoncé une investigation le 25 octobre.47 Les tueries à Daloa ont effectivement cessé après que les attaques eurent été connues, condamnées localement et internationalement et après le départ de Daloa des forces BAE. Cependant, le schéma des attaques lancées en représailles contre des civils tel qu’il a été exécuté par les BAE et les autres forces de sécurité de l’état à Daloa s’est répété dans d’autres endroits.
Le 27 novembre, la veille du jour où les rebelles ont lancé leurs offensives sur Danané et Man, les forces gouvernementales ont envoyé des troupes au Nord-Ouest de Daloa, au delà de la ligne de cessez-le-feu, en territoire contrôlé par les rebelles, probablement dans une tentative pour attaquer Vavoua. Les 28 et 29 novembre, les forces gouvernementales ont attaqué Monoko-Zohi, un tout petit village à environ soixante-dix kilomètres de Daloa. Monoko-Zohi et d’autres villages dans le district, comme Pélézi, Fiekon Borombo et Dania, avaient une population ethniquement mélangée de gens originaires de Côte d'Ivoire, principalement de l’ethnie niédéboua et des immigrés étrangers principalement des Burkinabé qui étaient les principaux cultivateurs des plantations de cacao et de café de la région. Des tensions existaient déjà entre ces deux groupes de villageois à cause de conflits sur la terre (voir plus loin, Chapitre IX). Un fermier burkinabé interrogé par Human Rights Watch a décrit la collaboration entre certains des villageois niédéboua indigènes et les forces loyalistes dans le village de Pélézi voisin :
Pélézi est mélangé, il y avait beaucoup d’étrangers – des Burkinabé, des Maliens, des Guinéens, des Nigérians et puis des Ivoiriens, des Niédéboua et des Baoulé – qui vivaient là avant la guerre. Après le 19 septembre, il y a eu beaucoup de tension avec les villageois niédéboua. Le quartier niédéboua était d’un côté du village et le quartier des étrangers de l’autre côté. Les Niédéboua ont dit : « On va vous chasser et on va prendre notre terre. » Mon ami niédéboua m’a dit que les Niédéboua tenaient des réunions secrètes après l’arrivée des rebelles en octobre. Ils n’étaient pas contents que les rebelles soient venus, ils ont dit : « Le Président du Burkina Faso est responsable d’avoir envoyé les rebelles en Côte d'Ivoire. » Ils ont dit que si les forces loyalistes venaient, elles chasseraient tous les étrangers. Ils ont fait une liste avec les noms des étrangers, ce sont des jeunes Niédéboua qui m’ont dit ça. C’était pas que les Burkinabé, les Baoulé aussi étaient perçus comme des étrangers à Pélézi.48
Une semaine après l’attaque du gouvernement, les forces françaises se sont rendues à Monoko-Zohi après avoir reçu des rapports alarmants en provenance de civils déplacés de la région. Les troupes françaises ont confirmé l’existence d’une fosse commune qui aurait contenu approximativement 120 corps, principalement de travailleurs immigrés qui vivaient dans la région.49
Selon un reportage de la BBC basé sur une visite à Monoko-Zohi et des entretiens avec des témoins ayant assisté à la scène, le 9 décembre, « six camions remplis d’hommes portant des uniformes militaires ivoiriens et avec des plaques d’immatriculation du gouvernement ivoirien sont arrivés dans le village, juste à l’intérieur du territoire tenu par les rebelles et ont commencé à tirer en l’air. Nombre de villageois ont pris la fuite. Beaucoup de ceux qui n’ont pas fait cela sont maintenant enterrés dans la fosse. Accusant les villageois de nourrir les rebelles, les soldats sont allés de maison en maison dans le hameau avec une liste de noms, ont affirmé les survivants. »50 Un témoin interrogé par la BBC a affirmé avoir vu que « les soldats tuaient certaines victimes là où ils les trouvaient et en rassemblaient d’autres pour les exécuter ensemble… Certains avaient la gorge tranchée. »51
Le gouvernement a par la suite nié que ses forces étaient responsables des tueries, faisant remarquer que la zone de Dania était sous contrôle des forces rebelles au moment du massacre. Le MPCI a réfuté cela, affirmant que le gouvernement ne reconnaissait pas ses attaques dans la région et affirmant aussi que le charnier de Monoko-Zohi avait seulement été découvert après qu’une patrouille du MPCI eut visité le village le 4 décembre.52
Alors que les événements de Monoko-Zohi requièrent une investigation supplémentaire, en particulier par des experts légistes, de nombreux facteurs laissent penser à une responsabilité gouvernementale dans le massacre. Le mode opératoire des tueries, qui correspond à ce qu’ont pratiqué ailleurs les forces gouvernementales, les récits faits à des journalistes internationaux, peu de temps après les événements, par des témoins présents sur les lieux et les propres entretiens de Human Rights Watch avec des personnes qui se trouvaient dans les villages de la zone, confirment la présence des forces gouvernementales dans la zone et leur collaboration avec des villageois du coin hostiles à la population immigrée. Ces facteurs désignent de façon cohérente les forces armées gouvernementales comme étant les auteurs de ces tueries.
Un groupe hétéroclite de forces rebelles a pris Man le 28 novembre. Le gouvernement a contre-attaqué et a réussi à reprendre Man le 30 novembre. Les forces loyalistes ont alors tenu Man pendant deux semaines au moins jusqu’à ce que la ville soit reprise par les rebelles, le 19 décembre 2002.
Avant la prise de Man par les rebelles le 28 novembre et au cours de la période de dix-huit jours pendant laquelle les forces gouvernementales ont repris le contrôle de la ville, des récits dignes de foi ont fait état de tueries et de « disparitions » de civils commises par les forces gouvernementales. Une source médicale anonyme à Man a affirmé, le 9 décembre « qu’environ 150 corps avaient été enlevés des rues de Man depuis que la ville avait été reprise par les soldats du gouvernement… Les victimes incluaient plusieurs personnes qui avaient été exécutées. »53 Cependant, ce chiffre incluait probablement les corps des combattants, tant du côté rebelle que de celui du gouvernement, tués au combat ainsi que les corps de civils tués involontairement, lors d’échanges de coups de feu.
Une investigation supplémentaire comprenant des analyses faites par des experts légistes dans plusieurs fosses communes à Man sera nécessaire pour établir l’identité des individus dont les corps reposent dans ces sites et les méthodes utilisées pour les tuer. Néanmoins, Human Rights Watch a recueilli des informations sur plusieurs incidents à Man au cours desquels des civils ont été sommairement exécutés par les forces gouvernementales pendant la période où la ville était contrôlée par les loyalistes. Human Rights Watch craint que ces morts ne représentent qu’une fraction du nombre réel de victimes. Un jeune Ivoirien de vingt ans a décrit à Human Rights Watch la reprise de Man par les loyalistes et l’exécution sommaire de son voisin, un transporteur nommé Yacouba Sylla.
Il y avait des mercenaires qui travaillaient avec Gbagbo, des Angolais et des Sud-Africains, qui étaient les troupes avancées. Ils sont arrivés à Man avant les loyalistes. Les gens pouvaient se déplacer dans la ville, le couvre-feu était à 19 heures et les mercenaires ne disaient rien. Les Angolais portaient des uniformes jaunes très différents des uniformes de l’armée ivoirienne. Ils ne parlaient pas français, quand tu disais quelque chose, ils ne comprenaient pas. Les Sud-Africains étaient essentiellement blancs … Ils donnaient du pain aux gens et portaient des pantalons de toile et des tricots.
Puis les troupes loyalistes sont arrivées et les choses ont changé. Ils ont imposé un couvre-feu à 16 heures et ont interdit aux gens de se déplacer. Je suis resté chez moi après ça … Quand tu te levais le matin, tu allais dehors et tu voyais des corps sur la route. J’ai entendu parler de nombreux meurtres dans les autres quartiers mais ceux que je connais sont ceux de mon quartier, comme mon voisin, Yacouba Sylla. C’était un Dioula, un Ivoirien originaire d’Odienné. Il travaillait dans le transport – il avait cinq camions. A ce moment, quand les loyalistes sont arrivés à Man, il était seul dans sa maison parce que le reste de sa famille s’était échappé. Sylla était resté à cause de son entreprise de transport.
Quatre gendarmes sont entrés dans la cour de Sylla. Ils sont venus dans un quatre-quatre, en uniforme et ils portaient des mitraillettes. Ils ont frappé à la porte et quand Sylla est arrivé, ils ont commencé à le frapper. Ils ont dit : « Toi le Dioula, tu soutiens les rebelles. » Sylla a protesté et a dit qu’il était innocent mais ils l’ont battu. Ils lui ont tiré dessus deux fois puis ils ont fouillé sa maison pour chercher des armes mais ils n’ont rien trouvé. La famille avait déjà fui. Le matin, quand je suis parti de chez moi, son corps était dans la rue. Avec d’autres personnes du quartier, on a porté le corps à la morgue de l’hôpital et on a appelé l’un des fils de Sylla, à Biankouma. Il a eu trop peur de venir à Man s’occuper du corps. Il nous a demandé de demander de l’aide à la communauté locale des musulmans. J’ai quitté Man peu de temps après ça donc je ne sais pas ce qui est arrivé au corps.54
La majorité des civils pris pour cibles par les forces gouvernementales à Man était supposée être de jeunes Yacouba et Dioula soupçonnés de sympathie pour les rebelles. En pratique, ceci s’est traduit par des attaques contre des membres du RDR ou de l’UDPCI, le parti basé à l’Ouest qui soutenait le Général Guei. Les individus travaillant dans l’industrie du transport étaient également suspects comme nous l’avons montré plus haut, selon la logique utilisée par les forces armées. Les soupçons pouvaient se porter sur un individu simplement parce qu’il arborait une amulette ou un certain type de bague et était donc soupçonné d’être un combattant ayant besoin de protection magique ou un « dozo », l’un de ces chasseurs traditionnels recrutés par le MPCI. Comme dans d’autres lieux contrôlés par les forces gouvernementales, un certain nombre de victimes ont été identifiées à partir de listes de noms compilées par les autorités locales et les civils.
Un autre témoin interrogé par Human Rights Watch a décrit cette période pendant laquelle le gouvernement exerçait le contrôle :
Il y a eu de nombreuses tueries sous les loyalistes. Si les loyalistes te trouvaient avec une bague amulette, alors ils te tuaient parce qu’ils soupçonnaient que c’était une protection contre les combats. Ils ont fait une fosse commune – il y avait tellement de morts… Matthias, le président de la section des jeunes de l’UDPCI, il a été pris par les loyalistes et on ne l’a plus jamais revu. Il y a eu beaucoup de tueries et la famille n’avait pas le droit de demander ce qui s’était passé. Quand on parle des loyalistes, c’est les gendarmes et la police mais aussi les Angolais et les Sud-Africains. Pourtant, c’était les gendarmes d’Abidjan qui ont fait ces tueries. Les gendarmes du coin ont été généralement tués au combat, quand les rebelles ont pris la ville … Il y avait beaucoup de corps dans les rues, certains en cours de décomposition. Les loyalistes ont aussi laissé de nombreux corps au cimetière. [Ils] emmenaient les corps dans des camions militaires au cimetière pour les enterrer ou juste pour les laisser là-bas.55
Alors que ces tueries se produisaient, le porte-parole de l’armée ivoirienne a affirmé : « Les opérations de ratissage et de consolidation des positions des forces républicaines sont toujours en cours dans la ville de Man et dans ses environs. La vie est revenue à la normale dans cette localité. »56 Dix jours plus tard, les rebelles ont repris Man.
Human Rights Watch a également recueilli des informations sur des exécutions sommaires de civils, en particulier des membres du RDR, par les forces armées gouvernementales dans d’autres villes de l’Ouest contrôlées par le gouvernement, dont Bangolo, Duékoué et Guiglo.
A Bangolo, mi-décembre, trois personnes au moins ont assisté à l’exécution sommaire d’un professeur, membre du RDR.
Deux gendarmes sont venus à la maison vers 14 heures. [Ils] étaient armés de mitraillettes et portaient des uniformes militaires. [Ils] ont demandé à sa femme si son mari était là. Quand elle a dit oui, ils lui ont demandé de sortir puis ils ont regardé sa carte d’identité et ont dit qu’ils l’emmenaient à la gendarmerie. Puis l’un d’eux a dit : « C’est pas la peine » puis lui a tiré dans le bras droit puis encore dans le bras gauche puis dans le ventre. Il est tombé. Puis, ils ont dit : « Personne ne peut toucher le corps, si quelqu’un touche le corps, il est mort. Un rebelle ne mérite pas d’être enterré. » Pendant deux jours, le corps est resté dans la rue, personne n’osait le toucher. Pour finir, sa femme a payé 15 000 CFA à des Guéré pour qu’ils mettent le corps sur une civière et qu’ils l’emportent. Ils l’ont jeté par-dessus un pont sur la route de Man.57
Human Rights Watch a également entendu des allégations selon lesquelles à Guiglo, les autorités municipales « avaient fait une liste de cent quarante personnes » avec les noms des responsables et des membres de l’UPDCI et du RDR et que « l’objectif était de tuer tous les gens sur la liste. »58
Comme décrit plus bas dans le Chapitre IX, un certain nombre de Burkinabé ont aussi été victimes d’exécutions sommaires commises par les forces gouvernementales à Duékoué et dans d’autres endroits.
Human Rights Watch a recueilli des informations sur deux séries d’attaques par hélicoptère de combat sur des villages et des villes dans les zones de Vavoua et de Zouan-Hounien, début décembre et mi-avril, dans le cadre des offensives loyalistes sur les deux zones. Ces attaques avaient parfois pour caractéristique d’être non sélectives et d’autres fois, de cibler directement les civils. Par exemple, des douzaines de civils ont été tués lorsque des hélicoptères de combat ont attaqué des marchés, une clinique et des quartiers connus pour leur concentration de ressortissants étrangers accusés de soutenir les rebelles. Les hélicoptères MI-24 utilisés dans ces attaques auraient été pilotés par des mercenaires.59
La première attaque sur la ville de Vavoua fut la seule attaque parmi les attaques étudiées par Human Rights Watch qui a semblé vouloir cibler un objectif militaire. Dans cette attaque, le fait que la caserne militaire des rebelles ait été située dans la mairie, au milieu de la ville, a contribué à faire des victimes civiles. Une femme burkinabé de quarante-neuf ans travaillant sur le marché a décrit cette attaque à Human Rights Watch :
Fin novembre, c’était un mercredi, un hélicoptère est arrivé de chez les loyalistes vers 6 heures du soir. J’étais au marché quand l’hélicoptère est arrivé en direction de Daloa et a commencé à lâcher des bombes sur la ville. J’ai commencé à courir mais je suis tombée et je me suis blessée aux genoux. Je suis entrée dans un magasin et je me suis cachée en attendant que les choses se calment. L’avion larguait des bombes sur la mairie. Les rebelles avaient pris la mairie et la sous-préfecture, c’est là qu’ils avaient leurs camps militaires. La mairie était entourée d’un mur avec des camions et des armes dans la cour. Les rebelles ont tiré sur l’hélicoptère, ils ont réussi à le toucher une fois avant qu’il retourne à Daloa.
Trois personnes ont été tuées pendant le bombardement, elles étaient à environ dix mètres de la mairie. L’une des personnes tuées était un Nigérian, je ne connaissais pas les autres. C’était la première fois que l’hélicoptère venait à Vavoua mais j’ai entendu dire qu’il était aussi allé dans des petits villages comme Pélézi et Monoko-Zohi.60
Des témoins ayant assisté à d’autres attaques par hélicoptère sur d’autres villages ont indiqué que ces attaques avaient pris des civils pour cibles totalement au hasard. Trois attaques sur Pélézi, Dania et Mahapleu ont entraîné la mort d’au moins dix-neuf civils et ces trois attaques ne représentent qu’une fraction du total des victimes civiles suite à des attaques par hélicoptère. Une attaque sur Mahapleu, fin décembre alors que les forces rebelles et loyalistes se livraient combat pour le contrôle de Man illustre clairement le type de bombardement non-sélectif qui était pratiqué.
Mahapleu est une petite ville sur la route principale, cinquante-trois kilomètres à l’est de Man, en direction de Danané. De nombreuses personnes ayant fui Danané et Man en direction des frontières avec la Guinée et le Libéria sont passées par Mahapleu pour quitter le pays. Un chauffeur ivoirien de vingt-huit ans qui avait vu les attaques par hélicoptère sur Danané cherchait sa famille à Mahapleu le jour de l’attaque.
C’était un mercredi, jour de marché à Mahapleu. Il était environ 1 heure de l’après-midi… On marchait vers l’ouest … quand on a entendu l’hélicoptère venir de la direction de Man. Il a volé très bas sur le marché. Le marché est juste le long de la grande route vers Man et de nombreuses personnes au marché sont sorties pour voir… On a couru dans l’autre direction. Il était à environ soixante ou quatre-vingt mètres du marché quand il a tiré. Il a tiré deux fois en direction du marché avec des roquettes qui sortaient par les côtés. L’une d’elles a touché la route et a mis la route en mille morceaux. Des gens sont morts parce qu’ils avaient été touchés par des morceaux de la route plus que par la bombe. Puis l’hélicoptère a volé sur la ville de Mahapleu. Il est allé dans la ville et a bombardé la mosquée et l’a détruite.
Il y avait des rebelles dans le village mais ils étaient aux postes de contrôle à l’extérieur, le long de la route, pas dans le marché … J’ai aidé à enterrer les morts de l’attaque par hélicoptère. On a enterré cinq personnes ce jour-là. C’était deux jeunes hommes mossi, deux Dioula : un jeune homme et une fille de treize ans environ et une femme yacouba qui tenait un maquis dans le marché. Le lendemain, trois autres morts ont été trouvés sous les étalages du marché. Ils ont dû être blessés et ils ont dû mourir en tentant de s’échapper. J’ai vu les corps mais je n’ai pas aidé pour les enterrer. Il y avait deux jeunes filles. L’une avait été touchée à l’arrière de la tête et l’autre dans le ventre. Elles étaient couvertes de sang et si enflées qu’il était dur de leur donner un âge. La troisième personne était un garçon, douze ou treize ans peut-être. Je suis parti et j’ai passé la nuit dans un campement en brousse … Il y avait une autre femme qui avait été blessée pendant l’attaque par hélicoptère. Elle est morte en brousse cette nuit-là.61
Des faits indiquent aussi que dans certaines attaques aériennes, des zones connues pour être le lieu de résidence d’étrangers ont pu être délibérément prises pour cibles. Par exemple, à Pélézi, où il y avait déjà des frictions entre les Niédéboua originaires du coin et la population immigrée, les Niédéboua auraient été prévenus par lettre par les forces loyalistes de l’imminence de l’attaque aérienne. Un fermier burkinabé de cinquante-six ans qui avait un ami proche chez les Niédéboua a décrit la première attaque aérienne sur Pélézi comme suit :
Les forces loyalistes ont donné aux villageois niédéboua une lettre qui disait qu’ils allaient bombarder le village. Mon ami niédéboua et sa famille ont quitté Pélézi juste après. Le premier bombardement s’est produit à la fin novembre. Un avion est arrivé vers 11 ou 12 heures du matin et a tourné au-dessus de Pélézi trois fois. Les rebelles lui ont tiré dessus. Plus tard dans la journée, un gros hélicoptère est venu vers 5 heures du soir. Il a tourné, les rebelles lui ont tiré dessus puis il a largué des bombes sur le quartier des étrangers et a tiré autour du magasin Socampart, près du marché. Il n’a pas touché le quartier niédéboua. L’hélicoptère a largué neuf bombes qui ont laissé des cratères d’environ un mètre de largeur et de profondeur.
Cinq personnes ont été tuées, d’autres ont été blessées. C’était le soir donc beaucoup de gens étaient chez eux. Trois enfants baoulé (deux filles et un garçon, tous de moins de quinze ans) ont été tués quand l’une des bombes est tombée dans la cour de leur maison. Leurs corps ont été complètement détruits par la bombe. Un homme burkinabé nommé Salam est mort d’une deuxième bombe larguée à environ cent mètres de celle qui a tué les enfants. Une Nigériane est morte de ses blessures deux jours plus tard, à Vavoua, à cause d’une troisième bombe larguée dans le voisinage.
Tout le monde est allé dans la brousse cette nuit. Les rebelles sont venus et ont dit aux gens de revenir quand ce serait fini. Puis, il y a eu un autre bombardement, environ une semaine plus tard. Cette fois, c’était un avion, il a volé beaucoup plus vite que l’hélicoptère. L’avion est venu à environ la même heure du jour, entre 5 et 6 heures du soir. Il a aussi largué des bombes et tiré. Le quartier niédéboua a encore été épargné. Le second bombardement a touché le bar Blanco, au milieu du village. Les rebelles étaient à environ vingt mètres du bar Blanco, au rond-point au milieu du village.62
Les forces gouvernementales ont lancé une autre attaque par hélicoptère à la fin décembre, ciblant un marché de poissons et des bateaux locaux qui traversent le lac à Menakro, un village de bord de lac dans le centre de la Côte d'Ivoire, à cinquante kilomètres au nord de la ligne de cessez-le-feu. Cette attaque a déclenché une réponse rapide des Français dont les forces militaires ont confirmé qu’au moins onze civils avaient été tués pendant l’attaque. Une source militaire française a déclaré : « Les gens ont été abattus comme des lapins. »63 Le gouvernement a affirmé que l’attaque avait pour but de frapper des troupes rebelles qui étaient présentes dans les bateaux et dans le village mais le Président Gbagbo a accepté d’interdire les sorties d’hélicoptères de combat et de cesser le recours aux mercenaires après la ferme condamnation de l’incident par le gouvernement français.64
Malgré l’engagement du gouvernement d’interdire les sorties d’hélicoptères en décembre 2002, ceux-ci ont de nouveau été utilisés en janvier lorsque les forces gouvernementales ont lancé une nouvelle offensive contre des positions rebelles, le long de la frontière avec le Libéria, en avril 2003. Les attaques par hélicoptère ont pris pour cibles Danané, Vavoua, Mahapleu, Bin Houyé et Zouan-Hounien, entre le 6 et le 16 avril 2003. Ce n’était pas la première fois que de telles attaques se produisaient le long de la zone frontière – Danané, Toulepleu et Bin Houyé ont tous été bombardés depuis janvier – mais cette fois-ci, les agences internationales au sol ont eu accès aux victimes des attaques. Si certains des bombardements ont ciblé sans aucun doute des objectifs militaires, d’autres étaient clairement non-sélectives ou visaient des civils.
Les premières attaques par hélicoptère sur Zouan-Hounien – destinées à frapper des objectifs militaires – s’étaient produites le 6 avril. La plupart des habitants avaient fui après ces attaques ne laissant qu’une petite communauté qui avait trouvé refuge à la Mission catholique comprenant un centre médical pour le traitement de malades souffrant d’un ulcère de Burullic.
Suite à l’attaque aérienne, les milices libériennes et guéré sont entrées dans la ville mais en sont vite reparties, emmenant avec elle la plupart des civils guéré qui restaient. Le 13 avril, les forces rebelles ont repris la ville. Craignant de nouvelles attaques aériennes, la communauté des civils encore présents, des musulmans et des gens du Nord, a trouvé refuge à la Mission catholique. Le 14 avril, les hélicoptères du gouvernement sont revenus et ont lancé un assaut intensif de quinze minutes sur la concession de la Mission catholique, avec notamment cinquante roquettes environ, en dépit du fait que le centre médical était clairement visible. Les civils fuyant cette attaque ont été abattus par l’hélicoptère selon les témoins. Au moins quatre civils ont été tués et plus de vingt ont été blessés lors de l’assaut, essentiellement des enfants malades en cours de traitement au centre. Le lendemain, les patients et le personnel qui restaient à la Mission ont fui la zone à pied.65 L’attaque contre Zouan-Hounien a représenté une grave violation du droit international humanitaire et fut une attaque délibérée contre des civils, dans un hôpital où n’était présent aucun objectif militaire.
Cinquante autres civils ont été blessés par des attaques d’hélicoptère sur Danané et Mahapleu le 16 avril, selon l’organisation médicale humanitaire Médecins Sans Frontières qui a traité certains des blessés. Neuf enfants, treize femmes et des personnes âgées faisaient partie des victimes traitées par l’ONG à l’hôpital de Man, suite aux attaques sur ces zones.66
En dépit de preuves accablantes sur son déploiement d’hélicoptères MI-24, le gouvernement ivoirien a nié les attaques. Le comité de suivi des accords de paix qui incluait des représentants diplomatiques des gouvernements américain et français ainsi que d’autres officiels, s’est rendu à Danané, le 9 avril pour évaluer la situation. Suite à cette visite, une déclaration a été publiée exprimant des préoccupations sur la situation dans l’Ouest et appelant le gouvernement ivoirien à interdire les sorties de ses hélicoptères.67 Suite à cet incident, d’autres attaques par hélicoptère n’ont pas été rapportées mais le gouvernement a continué d’augmenter son équipement jusqu’en mai 2003, notamment par l’achat d’hélicoptères Puma roumains.68
Les forces gouvernementales sont responsables de dizaines d’arrestations arbitraires, de détentions et de « disparitions » dans les villes et zones sous leur contrôle. Certaines des personnes arbitrairement arrêtées et détenues ont été libérées et d’autres ont ensuite été retrouvées mortes. Cependant, Human Rights Watch craint qu’on ait fait « disparaître » certaines des personnes détenues puisqu’un certain nombre de personnes vues pour la dernière fois alors qu’elles étaient aux mains du gouvernement n’ont plus, depuis, donné signe de vie.
Il est impossible de fournir un nombre définitif de « disparus », compte tenu du déplacement massif et de la fuite des ressortissants étrangers qui se sont produits dans l’Ouest. Il est à espérer qu’un certain nombre des personnes dont on est sans nouvelles seront identifiées quant on cherchera à recomposer les familles dans les camps pour personnes déplacées et pour réfugiés. Néanmoins, des analyses d’experts légistes pourraient être requises pour établir le sort de certaines personnes vues pour la dernière fois alors qu’elles étaient détenues par les forces gouvernementales.
Des témoins de Vavua ont décrit le schéma des arrestations et détentions arbitraires à Human Rights Watch. Un de ces récits fut ainsi formulé :
Il n’y avait pas de camp militaire à Vavua avant la crise mais certaines forces loyalistes sont venues à Vavua, après la prise de Korhogo par les rebelles, vers la fin septembre. Environ 1 000 hommes peut-être sont venus à Vavua. Ils ont établi des postes de contrôle à toutes les entrées de la ville. Ils battaient les Burkinabé, les emmenaient et ensuite, on ne les revoyait plus. Les militaires étaient tous ivoiriens. Les loyalistes habituellement ne harcelaient pas les gens des villes mais ils ont arrêté des gens qui se rendaient en ville depuis l’extérieur, ceux qui venaient acheter de l’essence ou d’autres biens. Ils les arrêtaient et leur demandaient leur carte d’identité et si tu étais burkinabé ou malien, ils te battaient et t’emmenaient hors de la ville. Je ne sais pas exactement ce qui arrivait à ces gens.
J’ai vu les soldats loyalistes emmener un homme que je connaissais : c’était un homme plus âgé, dans les soixante ans, un Malien nommé M. Koné qui était vigile dans un magasin appelé Des Edines. Il était 10 heures du matin et j’étais dans le quartier commercial avec mes amis quand j’ai vu l’homme dans un « karego » [un camion militaire] avec au moins six soldats, tous habillés de vert et avec des armes automatiques. Il y avait deux civils dans le véhicule mais je n’ai reconnu que M. Koné. Il était à genoux avec les mains liées dans le dos et les soldats pointaient un fusil sur son cou. Le véhicule est parti en direction de Seguela.69
Dans d’autres villes tenues par le gouvernement, les forces armées ont rassemblé des groupes d’individus originaires du Nord ou immigrés, parfois de nuit après le couvre-feu et les ont ensuite détenus sans chef d’inculpation. Dans un cas étudié par Human Rights Watch, les membres des forces de sécurité de l’état, à Duékoué, ont menti à des parents qui les interrogeaient sur la localisation d’un détenu, début 2003. La victime a décrit son arrestation arbitraire et sa « disparition » temporaire à Human Rights Watch.
A 3 heures du matin, un groupe d’environ quinze gendarmes et militaires ont frappé à ma porte et m’ont dit d’ouvrir. J’ai refusé et ils ont dit qu’ils allaient tirer dans la porte si je n’ouvrais pas. J’ai ouvert et ils sont entrés et ils ont fouillé dans toute la maison. Ils m’ont pris 655 000 CFA… Ils m’ont emmené au poste de police mais quand ma famille est venue au poste le lendemain, ils ont dit que je n’y étais pas. J’étais dans la « botte ». Un homme dans la « botte » ne sait pas ce qui se passe à l’extérieur. La botte est petite si vous êtes dix dedans. On était vingt-et-un … J’y suis resté pendant cinq jours. Mon patron est venu demander si j’étais là, ils ont refusé et ont dit que je n’y étais pas. Mon patron a offert de l’argent pour me libérer, il a offert 200 000 CFA … Le commandant a dit qu’il nous emmenait pour nous tuer à Daloa. Il a dit qu’il avait appelé Daloa pour donner les noms à la BAE à la préfecture.
En allant à Daloa, on a rencontré les forces françaises. Les Français ont demandé pourquoi ils nous emmenaient et ils ont dit qu’on était des assaillants … On nous a ramené à Duékoué, on a passé trois jours de plus là-bas et on a été libéré. Ils ne disent jamais pourquoi ils te prennent. Même quand tu es libéré, ils ne disent pas pourquoi ils t’ont pris, même après une semaine.70
Human Rights Watch n’a pas été en mesure de vérifier le nombre de combattants rebelles et de sympathisants blessés et capturés par le gouvernement, ni le traitement qui leur était réservé. Cependant, la très faible quantité de combattants blessés et capturés est un phénomène troublant. En règle générale, le nombre de personnes capturées et blessées, en situation de conflit dépassent de beaucoup le nombre de personnes tuées sur le champ. Cependant, le conflit ivoirien a donné lieu à beaucoup moins de combattants capturés et blessés de chaque côté qu’on ne pouvait s’y attendre.71
Un article publié mi-décembre dans l’un des journaux locaux était très peu rassurant sur le sujet. Le dernier paragraphe de l’article décrivait le traitement réservé à six rebelles capturés, des individus qui auraient dû bénéficier d’un traitement humain selon le droit international humanitaire. Au lieu de cela, « six rebelles ont été capturés sur le front de guerre de Blolékin. Déshabillés et mis à nu comme des vers de terre, ils ont été bien ligotés comme des gibiers d’une chasse. Jetés sur la place de rassemblement des FANCI, chaque loyaliste a pu leur infliger une correction, à la dimension du crime qu’ils ont perpétré contre le peuple de Côte d'Ivoire. » Au cas où le lecteur aurait encore eu quelques doutes, le premier paragraphe apportait des précisions sur leur sort en affirmant que tous les six avaient été tués après avoir subi des tortures.72
Sur une note plus positive, lorsque des combattants blessés ou des combattants par ailleurs « hors de combat »73 ont été blessés, les deux côtés ont autorisé les agences humanitaires comme le Comité International de la Croix Rouge (CICR) à visiter les sites de détention.
34 Les Forces Armées Nationales de Côte d'Ivoire (FANCI) comportent l’armée, l’aviation et la marine. Les forces nationales responsables de l’ordre public comportent les gendarmes qui ont mandat pour assurer l’ordre public dans un district et la police qui maintient l’ordre public dans les villes. D’autres unités comme la Garde républicaine et la Brigade Anti-Emeute (BAE) fonctionnent plus ou moins comme des unités paramilitaires liées à différentes forces. En temps de paix, ces différentes unités portent des uniformes, des couvre-chefs et des insignes différents. Cependant, il a été affirmé de façon répétée à Human Rights Watch que depuis le début de la guerre, nombre de gendarmes et de policiers portaient aussi des treillis militaires et qu’il était de plus en plus difficile de les distinguer des diverses unités. De nombreuses personnes faisaient référence aux hommes armés qu’elles voyaient en utilisant l’expression générale de « corps habillés. »
35 Entretien conduit par Human Rights Watch, Daloa, 1er avril 2003.
36 Vincent Deh, « Daloa : L’armée riposte fort, » Notre Voie, 15 octobre 2002, p. 3
37 Human Rights Watch a recueilli des informations sur des cas de tueries, de détentions arbitraires et de harcèlement de transporteurs à Daloa, Man, Duékoué et Abidjan. Des membres de l’industrie du transport semblent avoir été visés parce qu’ils étaient soupçonnés de transporter des armes et d’autres fournitures pour le compte des rebelles.
38 Entretien conduit par Human Rights Watch, Daloa, 1er avril 2003.
39 Entretien conduit par Human Rights Watch, Bobo-Dioulasso, 21 février 2003.
40 AFP, « Plusieurs magasins pillés à Daloa, » Le Jour, 18 octobre 2003, p.5.
41 Entretien conduit par Human Rights Watch, Daloa, 1er avril 2003.
42 Entretien conduit par Human Rights Watch, Bobo-Dioulasso, 21 février 2003.
43 Entretien conduit par Human Rights Watch, Daloa, 1er avril 2003.
44 Edgar Kouassi, « Daloa vit des jours sombres, » Le Patriote, 22 octobre 2002, p.2.
45 « Les assaillants font mouvement vers Daloa, » 24 Heures, 23 octobre 2003. Cet article est la transcription des commentaires du porte-parole le jour précédent.
46 Ibid.
47 Département d’Etat américain, Country Reports on Human Rights Practices, Côte d'Ivoire : 2002, mars 2003, p.4.
48 Entretien conduit par Human Rights Watch, Bobo-Dioulasso, 9 février 2003.
49 Jean-Claude Kondo, « Un charnier découvert dans une zone rebelle, » Le Jour, 7 décembre 2002, p.2.
50 Joan Baxter, “Eyewitness: Ivory Coast mass grave,” British Broadcasting Corporation, 9 décembre 2002 à www.bbc.co.uk/2/hi/africa (consulté le 26 janvier 2003).
51 Ibid.
52 Déclaration du MPCI sur Monoko-Zohi, 6 décembre 2002 à www.supportmpci.org/comm_archives.htm (consulté le 15 mai 2003).
53 “Fighting in west Ivory Coast kills at least 150: medical source,” Agence France Presse, 9 décembre 2002, à www.reliefweb.int (consulté le 26 janvier 2003).
54 Entretien conduit par Human Rights Watch, Mali, 9 février 2003.
55 Entretien conduit par Human Rights Watch, Mali, 19 février 2003.
56 Déclaration transcrite de Radio Côte d'Ivoire dans Le Jour, 7-8 décembre 2002, p. 2. La déclaration concluait en annonçant un nouvel ensemble de mesures de sécurité destinées à Abidjan pendant les heures de couvre-feu. Les mesures comportaient par exemple, un avertissement selon lequel les forces armées allaient tirer sans sommation sur tout individu suspect, un recours à la force qui viole de façon évidente les normes internationales.
57 Entretien conduit par Human Rights Watch, Bobo-Dioulasso, 16 février 2003.
58 Interrogé en Guinée, janvier 2003, classé à Human Rights Watch.
59 James Astill, “British mercenaries find new ferocity in Ivory Coast,” The Guardian, 22 février 2003.
60 Entretien conduit par Human Rights Watch, Bobo-Dioulasso, 8 février 2003.
61 Entretien conduit par Human Rights Watch, Guinée, 1er mars 2003.
62 Entretien conduit par Human Rights Watch, Bobo-Dioulasso, 9 février 2003.
63 Christophe Ayad & Jean-Dominique Merchet, « La Côte d’Ivoire s’embrase, la France s’embourbe, » Libération, 3 janvier 2003, à www.liberation.fr (consulté le 9 janvier 2003).
64 Porte-parole du gouvernement français, conférence de presse, Paris, 2 janvier 2003, à www.diplomatie.fr/actual/declarations/pp/20030102.html (consulté le 16 mai 2003).
65 Inza Kigbafory, « Comment le MI-24 a bombardé un centre anti-ulcère de Burili, » L'Inter, 22 avril 2003, à www.presseci.com/linter/archive/1487.html (consulté le 20 mai 2003) et communication confidentielle archivée à Human Rights Watch.
66 “Scores of wounded civilians in western part of Ivory Coast after military attack,” communiqué de presse, Médecins sans Frontières, 17 avril 2003, à www.msf.org (consulté le 19 mai 2003).
67 Laurent Banguet, “Fresh fighting in Ivory Coast, despite unity govt's ‘steps towards peace'”, Agence France Presse, 19 avril 2003.
68 « Deux hélicoptères Puma roumains pour le président ivoirien, » Agence France Presse, 15 mai 2003.
69 Entretien conduit par Human Rights Watch, Bobo-Dioulasso, 8 février 2003.
70 Entretien conduit par Human Rights Watch, Duékoué, 3 avril 2003.
71 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 7 avril 2003.
72 Edouard Gonto, « Six rebelles tués, des réfugiés libériens en renfort aux FANCI, » Soir Info, 16 décembre 2003, p.2.
73 Littéralement, « hors de combat » fait référence à des individus ne participant pas activement aux hostilités. Cela peut désigner des combattants qui sont détenus, blessés, malades ou qui ont rendu leurs armes.