Rapports

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IX. LE ROLE DES MILICES CIVILES DANS L’OUEST

Le conflit en Côte d'Ivoire a mis en lumière de nombreux schismes dans la société ivoirienne. Les tensions entre le Nord et le Sud, entre les Dioula majoritairement musulmans et les habitants du Sud, majoritairement chrétiens ainsi qu’entre les Ivoiriens de naissance et les immigrés sont les symptômes les plus évidents d’une crise qui a secoué le tissu de la société. Dans l’Ouest, où des centaines de villages ont été saisis par des tensions accrues entre les groupes d’Ivoiriens indigènes et les communautés immigrées, ce développement a eu des répercussions particulièrement brutales pour la vaste communauté burkinabé.

La montée des groupes de jeunes et des milices civiles

Les turbulences économiques et politiques de la décennie écoulée ont engendré une génération de jeunes éduqués mais sans emploi et sans idéal. Ils ont été vus en train de manifester – parfois avec violence – dans les rues d’Abidjan en octobre et décembre 2000. Pour des milliers de jeunes, faire partie de l’association des étudiants de l’université d’Abidjan fut une étape critique dans un processus d’implication politique. Le mouvement étudiant est devenu de plus en plus politisé pendant les années Bédié, souvent avec des liens évidents avec les principaux partis d’opposition de cette période, comme le RDR et le FPI.164 Pour d’autres, appartenir aux branches jeunesse des partis politiques fut l’occasion d’une prise de conscience.

Avec le lancement de la guerre, ces groupes de jeunes ont pris une importance nouvelle. Des personnages tels que Charles Blé Goudé et Guillaume Soro, tous les deux anciens responsables du réseau national des étudiants de l’université (FESCI), tous les deux charismatiques et populistes pour leurs partisans, ont dirigé un ensemble dynamique de jeunes instruits mais insatisfaits. Soro s’est rapidement fait connaître internationalement comme porte-parole du MPCI pendant le conflit puis fut ensuite nommé Ministre de la communication dans le nouveau gouvernement de réconciliation. Blé Goudé a joué un rôle crucial dans la mobilisation des « jeunes patriotes » à Abidjan pendant la guerre, soi-disant avec le soutien entier de l’administration Gbagbo. Les manifestations contre les accords de Linas-Marcoussis qui ont paralysé Abidjan pendant quatre jours et ont eu pour conséquences des attaques lancées contre plusieurs bâtiments français, avec peu ou pas de réaction de la part des forces armées gouvernementales, fut un exemple clair du pouvoir détenu par les jeunes qui savaient mobiliser et de leurs liens avec les forces de sécurité de l’état. Comme le faisait remarquer un observateur à Abidjan à propos de Blé Goudé : « [Gbagbo] a fait les manifestations, il a fait Blé Goudé. Cette créature est sortie de la boîte, comment tu fais pour la faire rentrer à l’intérieur ? »165 Le rôle du mouvement étudiant FESCI et des responsables étudiants à Abidjan dans l’incitation à la violence est devenu plus clair au cours des huit derniers mois. L’un des responsables des « jeunes patriotes » à Abidjan, Eugène Djué, a récemment déclaré : « Depuis le début de la guerre, on s’est organisé, on a été formé par nos amis militaires et on a l’arme de guerre la plus effrayante : la détermination à gagner et la volonté de défendre notre pays. » Dans le même entretien, il affirmait diriger « environ 55 000 jeunes patriotes regroupés dans des comités d’autodéfense. »166

La transition des groupes d’étudiants et des associations de jeunesse aux comités d’autodéfense a demandé peu d’efforts et a probablement utilisé le parti politique existant qu’est le FPI et le réseau des associations de jeunesse. Des centaines de comités d’autodéfense de « jeunes patriotes » sont certainement devenus rapidement opérationnels dans tout le pays dès le début du conflit. Ils ont contrôlé des centaines de postes de contrôle dans les villes et les villages sous contrôle du gouvernement et dans leurs environs, vérifiant les cartes d’identité et assumant d’autres devoirs traditionnellement dévolus aux forces en charge du maintien de l’ordre public. Dans de nombreux cas, ils se sont eux-mêmes équipés de battes, de bâtons et d’autres types d’armes et ont soumis les civils qui voyageaient le long des routes à un harcèlement, des extorsions et des agressions. Dans un cas au moins rapporté par la presse locale, un groupe de « jeunes patriotes », armés avec des fusils de calibre douze, a même tué un officier de police dans un village proche de Gagnoa, la région natale du Président Gbagbo. Dans ce cas, la description par le journaliste des groupes d’autodéfense était très bien choisie : « Sous l’œil complice du pouvoir, ces forces, qui ont essaimé comme des champignons, en particulier dans l’Ouest, règnent en véritables maîtres. »167

S’il est possible de percevoir un peu le rôle des « jeunes patriotes » et de leurs responsables à Abidjan, comprendre le rôle joué par ces groupes dans les zones rurales, même avant la guerre, est un élément critique dans le contexte du conflit de l’Ouest.

Violence urbaine et rurale dans l’Ouest avant la guerre

Il y a eu une violence considérable avant la guerre dans les villes et villages de l’Ouest, en particulier dans les villes de Daloa, Duékoué, Vavua et Blolékin et leurs environs, qui constituent le cœur des terres des Bété et des Guéré. Une bonne partie de la violence a commencé en juin 2002 ou pendant les élections d’octobre 2000 et a pris deux formes : dans les villes comme Abidjan et Daloa, ce fut une violence politique entre des bandes de jeunes partisans du FPI et du RDR. Dans les villages autour de Daloa, Duékoué et Blolékin, ce fut une violence ciblant la population immigrée, essentiellement les Burkinabé. Chaque théâtre d’un conflit était mêlé à un problème spécifique : dans les villes, c’était la question du pouvoir politique. Dans les villages, c’était celle de la terre.

Violence politique dans la ville de Daloa pendant la campagne électorale : juin 2002

Les élections municipales de mars 2001 ont amené le RDR au pouvoir dans la ville de Daloa. Ceci a entraîné une rupture dans l’administration puisque le maire élu de la ville était RDR mais le préfet de district, nommé par le gouvernement était FPI. La victoire du RDR a été perçue par la population locale bété, largement favorable au FPI, comme une victoire des gens de l’extérieur ou des étrangers. A Duékoué, un bastion de la population guéré, le maire et les autres autorités locales étaient FPI mais une part substantielle de la population rurale était composée de Burkinabé et d’autres immigrés de la sous-région.

Au cours de la campagne électorale, cette tension a explosé, faisant écho à la violence électorale de 2000. A Daloa même, de jeunes membres du FPI et du RDR se sont affrontés, le 25 juin 2002 alors que les partis politiques commençaient leur campagne en préalable aux élections du 7 juillet 2002. Il semble que les problèmes aient commencé lorsqu’un groupe de jeunes partisans bété du FPI se sont mis à harceler des marchants dioula, près du bureau du RDR où des membres du RDR préparaient leur campagne.168 Apparemment, les gendarmes du coin et la police soit ne sont pas intervenus, soit sont arrivés trop tard pour prévenir l’escalade de la violence. Quatre personnes au moins ont été tuées, sept ont été blessées par balle et deux mosquées et une église ont été incendiées.169 A Daloa même, un couvre-feu a été imposé pendant tout le début du mois de juillet et la situation s’est quelque peu calmée mais la tension était à fleur de peau quand le conflit s’est déclaré le 19 septembre 2002.

Le schéma de la violence à Daloa en juin 2002, au cours duquel des groupes de partisans du FPI ont agi soit avec les groupes paramilitaires des forces de sécurité de l’état, soit ont été tolérés par les forces de maintien de l’ordre, a fait clairement écho aux types de violence qui se sont manifestés à Abidjan durant les élections d’octobre et de décembre 2000. Ce schéma a également établi un modèle pour le type de violence qui s’est produit après le début du conflit en septembre 2002, au cours duquel les partisans du FPI, organisés en comités d’autodéfense et agissant en complicité avec les forces de sécurité de l’état, ont agressé et exécuté des étrangers et des partisans du RDR, dans plusieurs villes de l’Ouest.

La violence dans les villages en juin 2002 : les Burkinabé pris pour cibles

Les Burkinabé représentent la majorité de la population immigrée dans l’Ouest et le Sud-Ouest de la Côte d'Ivoire, avec des communautés non négligeables de migrants internes baoulé. De nombreux villages ont été créés et presque entièrement peuplés par des Burkinabé essentiellement responsables de défricher la forêt et d’étendre les vastes plantations ivoiriennes de cacao. Pendant plus de trente ans, l’état ivoirien a largement négligé de réguler la possession et l’usage de la terre, les villageois du coin, les migrants et les autorités traditionnelles concluant des accords locaux basés sur le droit coutumier traditionnel. Pour beaucoup, ceci a consisté en un contrat improvisé au cas par cas, traduisant l’achat de la terre et la création d’une relation de long terme entre l’acheteur immigré et le vendeur, son « tuteur » ou « père » ivoirien ou « patron ».170

Au cœur de la situation économique maussade des années 80 et 90, le retour des villes de nombreux jeunes Ivoiriens instruits a créé une tension considérable entre les villageois indigènes et les propriétaires et ouvriers des plantations essentiellement burkinabé mais également entre des générations d’Ivoiriens au sein d’une même famille. Au cours des dernières années, le parti du Président Gbagbo, le FPI a spécifiquement appelé les jeunes urbains à « revenir à la terre » dans un effort pour s’attaquer aux problèmes urbains en pleine expansion que sont le chômage, le crime et la surpopulation. Nombre de jeunes ivoiriens instruits qui sont effectivement rentrés dans leurs villages ruraux d’origine se sont sentis privés de leurs droits de multiples façons, premièrement par un climat économique caractérisé par un manque d’opportunités, deuxièmement par un système étatique qui offrait peu d’options et troisièmement par leurs propres familles qui avaient vendu les terres à des immigrés des décennies auparavant.

Dans l’atmosphère déjà politiquement très lourde de la fin des années 90, l’introduction de la loi sur la réforme foncière rurale en 1998 par le gouvernement de Henri Konan Bédié est devenue l’un des catalyseurs des dissensions intercommunautaires. La loi prévoyait que seuls les Ivoiriens pouvaient posséder des terres. Ce fut un coup très dur pour les milliers de résidents burkinabé et les autres Africains de l’Ouest qui avaient passé des années et parfois des décennies, à défricher et cultiver la terre. Les non-Ivoiriens qui avaient acheté de la terre sous le droit coutumier pouvaient conserver le plein exercice de leur droit d’usage de leur vivant. Cependant, trois ans après la mort de l’acheteur, la terre revenait à l’état sans compensation.171 Sur cette toile de fond d’une insatisfaction grandissante vis à vis du régime Bédié et de frictions politiques croissantes, le discours politique et médiatique accompagnant la loi a provoqué une violence directe, avec morts entre les groupes ethniques indigènes et la population immigrée largement burkinabé.172 Un fermier burkinabé qui vivait dans la zone de Vavoua depuis cinquante ans a déclaré : « [La guerre a commencé] d’abord à cause de l’exclusion sociale et de la haine des étrangers. Ça a commencé petit à petit, avant Gbagbo mais c’est une explosion maintenant. Avant la guerre, j’entendais les jeunes dire des choses sur la façon dont les Burkinabé devraient partir, comment ils avaient volé la terre … Les vieux, ceux qui avaient vendu les terres aux Burkinabé, ils ne disaient pas des choses pareilles. »173

Les tensions relatives à cette loi ont fait surface dans tout l’Ouest mais en particulier dans les zones rurales autour de Daloa et Duékoué où les Bété et les Guéré sont considérés comme la population indigène et soutiennent généralement le FPI de Laurent Gbagbo. Tout en étant liée à la violence politique dans les villes, la violence rurale qui s’est produite en juin 2002 a eu une cible différente. L’attitude de plus en plus militante des jeunes ruraux guéré, bété et niédéboua s’est traduite par la création d’associations, de groupes de jeunes et par des adhésions à des partis politiques. Le ressentiment contre les colons burkinabé dans les plantations s’est mêlé à un sentiment anti-RDR et a conduit à des attaques mutuelles de Bété ou Guéré contre des Dioula ou Burkinabé, faisant des douzaines de morts et de blessés et laissant de nombreux villages incendiés, en juin et juillet 2002. Certains jeunes Guéré ont spécifiquement établi un lien entre la violence et la campagne électorale. Il a été affirmé à Human Rights Watch : « Pendant la campagne électorale de Gbagbo, il a dit qu’il allait chasser les étrangers. Les jeunes parlaient de ça, des promesses électorales de Gbagbo. »174

Human Rights Watch a recueilli des informations sur au moins huit morts et plus de soixante blessés dans les villages au nord de Duékoué, en juin et juillet 2002 et considère ce chiffre comme une grossière sous estimation du bilan réel de la violence. Plus de six mille personnes, essentiellement des familles burkinabé mais aussi des Ivoiriens du Nord, des Guéré, des Bété ont fui leur campement dans les plantations. Beaucoup se sont rendus à Duékoué et Daloa, en juillet 2002.175

De nombreuses personnes interrogées par Human Rights Watch ont montré du doigt les déclarations d’hommes politiques de haut rang, relayées et intensifiées par les médias qui ont alimenté la violence tant rurale qu’urbaine et ont exacerbé la situation. Fin juin 2002, une réunion de responsables traditionnels à Abidjan a mis en garde les partis politiques et leurs responsables contre les dangers d’un discours politique de plus en plus belliqueux.176 Cependant, peu de tentatives sérieuses ont été faites pour réduire la tension. En effet, après les élections de juillet 2002, le Président Gbagbo a félicité la nation pour « des élections largement victorieuses et pacifiques. »177 Les autorités locales ne se sont pas attaquées aux véritables causes de la violence – l’esprit de plus en plus militant et incontrôlé des groupes de jeunes excités par leurs responsables et le manque de réaction des forces de maintien de l’ordre. Au lieu de cela, dans un mouvement révélateur, les chefs traditionnels de plusieurs villages autour de Daloa ont signé une série de recommandations qui incluaient en point premier, un appel à l’exclusion de tout candidat non indigène (y compris les Ivoiriens d’autres régions) dans toute élection future à Daloa.178

Violence des comités civils d’autodéfense tolérée par l’état

Sur cette toile de fond très changeante, le déclenchement de la guerre civile en septembre 2002 a provoqué une nouvelle vague de violence dans les villages de l’Ouest. Alors que les rebelles avançaient dans l’Ouest, les allégations de certains journalistes et de figures du gouvernement relatives au soutien du Burkina Faso au MPCI et les images télévisées de rebelles « burkinabé » ont eu des répercussions immédiates dans les villages autour de Daloa et Duékoué, fortement peuplés de colons burkinabé. Le fait que des officiels du gouvernement, à différents niveaux, aient encouragé les civils à se mobiliser en comités d’autodéfense et à protéger les voies d’accès dans les villes, contre les rebelles a exacerbé la situation.179 La transition des groupes de jeunes et des associations qui existaient déjà vers des comités d’autodéfense a été une étape évidente.

Les rebelles du MPCI ont pris Vavoua le 7 octobre 2002. Cet événement a amené la guerre dans l’Ouest pour la première fois et a déclenché les peurs de la population locale quant à de prochaines avancées. Les rapports mentionnant que le MPCI avait tué un certain nombre de gendarmes à Bouaké, combinés avec le fait que la télévision et les médias écrits continuaient à montrer des images de Burkinabé et de gens du Nord comme des « assaillants capturés » ont poussé des groupes de jeunes militants guéré, armés de machettes, de fusils de chasse et d’autres armes à descendre sur les villages et campements burkinabé, au nord de Duékoué. Selon des témoins interrogés par Human Rights Watch, chaque village avait ses bandes de jeunes militants guéré qui appartenaient à un réseau organisé de comités d’autodéfense et de groupes de jeunes avec des liens avec Abidjan. Iruzon180, un village au nord de Duékoué a été l’épicentre du problème qui s’est étendu à Blodi, Diahouin, Tuazeo et à d’autres villages entre Duékoué et Kouiblie, au cours de la première semaine d’octobre.

Un jeune Burkinabé a décrit les événements d’octobre comme « la chasse aux Burkinabé » et a raconté à Human Rights Watch l’escalade des événements à Blodi, un village proche d’Iruzon.

Quand les rebelles ont commencé à Vavoua, les gens ont dit que les Burkinabé étaient avec les rebelles. Les jeunes Guéré ont commencé à attaquer. Le maire est venu et leur a dit d’installer des postes de contrôle pour défendre le village. Puis, aux postes de contrôle, ils ont commencé à harceler les Burkinabé en leur demandant de l’argent et si tu n’as pas d’argent, alors ils prennent ta bicyclette. Ceci a continué jusqu’à ce qu’ils soient organisés avec des armes. Le 8 octobre, ils sont allés attaquer un campement et ont tué trois jeunes Burkinabé. Après ça, ils ont commencé à tout brûler alors on a dû partir. La nuit, ils venaient et fouillaient nos maisons pour trouver des armes. Parfois, les gens avaient des fusils de chasse – ceci ne faisait qu’aggraver les choses. Ils ont dit que le Président du Burkina Faso était responsable de la guerre.181

Des milliers de Burkinabé ont fui sans aucune de leurs possessions, parfois en perdant même des enfants, dans leur fuite paniquée. Leurs maisons ont été incendiées et détruites, leur cheptel et leurs récoltes ont été pillés. Beaucoup ont fui vers Duékoué. Les Burkinabé déplacés ont raconté à Human Rights Watch que dans de nombreux cas, les milices guéré avaient délibérément détruit leurs documents, y compris les enregistrements locaux de leurs achats de terres et les documents de l’état attestant de leur utilisation officielle de la terre. Plusieurs Burkinabé ont dit : « Quand les Guéré ont commencé à attaquer les maisons, ils ont détruit les papiers. Ils ont déchiré nos cartes d’identité et les papiers pour les champs. »182 En plus de la destruction des documents, des maisons et des villages, Human Rights Watch a recueilli des informations sur plusieurs meurtres de Burkinabé par des jeunes Guéré qui les avaient arrêtés à des postes de contrôle érigés autour de chaque village et aux intersections routières.183

Des Burkinabé ont aussi été pris pour cibles dans d’autres endroits du pays, comme au Sud-Ouest et à Abidjan. Les Burkinabé plus âgés sont physiquement identifiables et donc faciles à prendre pour cibles à cause des cicatrices que les membres de l’ethnie mossi portent sur le visage. La coutume de la scarification faciale est de moins en moins respectée depuis plusieurs dizaines d’années. Un certain nombre de Burkinabé plus jeunes qui ont échappé à la violence et qui ne portaient pas de cicatrices de ce type sur le visage ont raconté à Human Rights Watch qu’ils avaient pu se faire passer pour des membres d’autres groupes ethniques alors qu’ils se trouvaient en territoire contrôlé par le gouvernement. Ils pensent qu’ils auraient été tués s’ils avaient eu des cicatrices de ce type sur le visage.

Si des récits non confirmés font état de certains Burkinabé armés ayant rejoint les forces rebelles – et certains ont pu se rendre coupables d’attaques contre des civils guéré – les recherches de Human Rights Watch indiquent que la vaste majorité des attaques contre les civils a été initiée par des milices guéré contre des civils burkinabé.

La réaction des communautés guéré dans les villages, face aux jeunes des milices a varié souvent par génération et par village. Dans certains villages, les chefs guéré ont peu fait pour calmer l’esprit militant de leurs jeunes mais il y a eu plusieurs exemples où les autorités locales, dont les chefs de village et parfois les gendarmes de Duékoué, ont tenté d’intervenir, avec peu d’effet. Dans un village, où un chef guéré plus âgé a insisté pour protéger les Burkinabé, les jeunes guéré du village ont refusé de l’écouter.184 Fin octobre, lorsque les récoltes de cacao et de café étaient prêtes à être cueillies, la plupart des Burkinabé avaient été chassés des villages environnants et s’étaient réfugiés à Duékoué. Une délégation de chefs guéré – tous des anciens – a demandé aux Burkinabé de rentrer. Cependant, comme l’a noté un observateur, ceux qui ont demandé le retour des Burkinabé « étaient tous des vieux, pas un seul jeune … [et] les jeunes se moquaient des vieux et disaient que les Burkinabé ne rentreraient pas. »185 Alors que certains Burkinabé sont rentrés dans les villages, beaucoup ont laissé leurs femmes et leurs enfants à Duékoué.

Après les offensives des rebelles de l’Ouest dans l’Ouest en décembre, un certain nombre de ces villages et d’autres autour de Toulepleu et Bangolo ont été pris par les rebelles, provoquant une nouvelle vague de déplacements alors que les Guéré fuyaient les rebelles et cherchaient refuge dans les villes tenues par le gouvernement. Ceci a conduit à de nouveaux abus alors que les membres des trois groupes rebelles se vengeaient contre certains des membres guéré des comités d’autodéfense responsables des tueries et du harcèlement des Burkinabé et d’autres « assaillants » présumés. Le déplacement des villageois guéré vers Duékoué a ensuite élargi le cycle des abus alors que les jeunes Guéré commençaient à terroriser en toute impunité les Burkinabé déplacés dans les villes tenues par le gouvernement, en particulier suite à des attaques rebelles contre des sites tenus par le gouvernement.

Abus commis par les forces du gouvernement en collaboration avec les milices civiles

De nombreux témoins ont décrit les graves abus commis par les forces armées ivoiriennes travaillant avec la complicité des groupes de jeunes Guéré ou en collaboration avec eux et avec d’autres groupes de civils soutenant le gouvernement. Par exemple, dans nombre d’attaques contre les civils par des groupes paramilitaires à Daloa, Duékoué, Guiglo et Monoko-Zohi, des villageois du coin appartenant à des groupes ethniques liés au gouvernement ont aidé à fournir des listes de noms d’étrangers, de membres du RDR, de gens du Nord et d’autres partisans présumés des rebelles aux forces de sécurité. Les comités d’autodéfense ont aussi fourni en hommes les postes de contrôle avec l’approbation – si ce n’est l’encouragement – des forces de sécurité de l’état. Une personne a déclaré : « Les jeunes Guéré sont les pires, ils travaillent avec l’armée. S’ils voient un Burkinabé qu’ils reconnaissent, ils te battent et te battent avec une brique. Une fois qu’ils disent que tu es un ‘assaillant’, tu es fini. »186 Les attaques contre les Burkinabé déplacés à Duékoué et dans d’autres villes contrôlées par le gouvernement ont augmenté après chaque attaque des rebelles. Les forces gouvernementales ont parfois exécuté des Burkinabé et d’autres assaillants présumés au milieu de la ville, devant de nombreux témoins. Les milices civiles guéré ont parfois brûlé leurs corps après les avoir exécutés.

Human Rights Watch a recueilli des informations sur au moins dix meurtres de cette sorte, dont un incident à Duékoué, le 20 décembre 2002 au cours duquel un groupe de jeunes Guéré, avec les forces armées, a participé à l’exécution sommaire de deux Burkinabé.

J’attendais pour traverser la rue pour rentrer chez moi et ils ont tué deux Burkinabé devant moi, dans la rue. Il y avait deux jeunes hommes guéré qui cherchaient des étrangers et ils ont capturé deux jeunes Burkinabé dans des maisons de Duékoué. Les deux hommes capturés avaient des cicatrices sur le côté du nez, qui montraient que c’était des Mossi.187 Ils étaient sur la rue que j’allais traverser alors je me suis caché et j’ai regardé.

Les jeunes Guéré appartenaient au FPI. Tout le monde était FPI à Duékoué. Ils affirmaient que les étrangers étaient venus pour attaquer le Président Gbagbo. Les hommes guéré qui ont détenu les deux Burkinabé ont appelé l’armée qui patrouillait en permanence dans la ville avec ses quatre-quatre. Ils poussaient des cris de guerre en patrouillant comme « Haut les cœurs » en français.

Un véhicule militaire s’est arrêté à la demande de la foule qui a dit aux militaires qu’ils avaient capturé deux étrangers. Deux militaires sont sortis de leur quatre-quatre et ont fait des gestes pour que la foule s’éloigne des deux étrangers. Les deux hommes ont continué de supplier pour sauver leur vie en disant : « Pardonne-moi, je ne suis pas un rebelle. » Les soldats ont dit aux deux hommes de courir. Quand ils ont commencé à courir, les militaires leur ont tiré dans le dos à tous les deux et dans la nuque ce qui a cassé leur tête et a fait sortir leur cerveau par morceaux. J’étais traumatisé. Je ne pouvais pas dormir. Je revoyais tout le temps la scène.188

Les forces gouvernementales appuyées par des milices civiles ont de plus en plus directement ciblé les Burkinabé alors que la dimension ethnique du conflit s’intensifiait dans l’Ouest. La manipulation de plus en plus fréquente de ce conflit ethnique par le biais des déclarations du gouvernement et des rapports de presse dans les médias centrés sur le soi-disant génocide contre les Wê (Guéré) n’a fait qu’aggraver la situation, incitant encore davantage à la violence. En avril 2003, tout semblant d’état de droit avait disparu dans certaines villes contrôlées par le gouvernement comme Duékoué et le règne des milices civiles était à son apogée.

Violence de bandes dans l’impunité la plus totale à Duékoué : mars-avril 2003

La collaboration entre les forces gouvernementales et les milices civiles a créé un climat de peur et d’impunité totale à Duékoué, en avril 2003 lorsque Human Rights Watch s’est rendu dans la ville. Etre accusé d’être un « assaillant » pouvait signifier une condamnation à mort, non seulement pour les Burkinabé mais pour tout individu appartenant à un groupe ethnique perçu comme allié des rebelles et de fait, pour tout individu malheureusement pris au mauvais endroit, au mauvais moment. Les autorités locales se sont complètement soustraites à leur responsabilité de maintien de l’ordre public. Au lieu de cela, elles ont permis une violence de bandes et laissé agir en toute impunité des milices civiles. Les forces de sécurité ont fait peu ou rien pour les contrôler et encore moins pour les tenir pour responsables de leurs actes.

Deux incidents rapportés à Human Rights Watch par des sources dignes de foi ont illustré cette tendance à la violence de bandes, complètement tolérée par les autorités locales. Dans un cas, début mars 2003 :

Un homme yacouba est allé à la mairie [à Duékoué] pour demander un laissez-passer. Quelqu’un dans la foule l’a accusé d’être un « assaillant ». La foule s’est jetée sur lui et l’a battu avec des briques, des chaussures et d’autres choses. Après avoir été transporté, sévèrement blessé, à l’hôpital local, certaines des personnes dans la foule sont allées à l’hôpital, l’ont tiré à l’extérieur, l’ont tué et ont brûlé son corps et l’ont laissé dans la cour. Finalement, le chirurgien de l’hôpital a demandé que le corps soit enterré parce que les infirmières dans l’hôpital refusaient de travailler.189

Dans un autre incident début mars, un jeune Guéré a été battu à mort par une foule, à vingt-cinq mètres d’un poste de gendarmerie après qu’un autre Guéré l’eut accusé d’être un « assaillant. »190

Meurtres de membres de comités d’autodéfense perpétrés en représailles

En réaction au rôle de plus en plus actif joué dans le conflit par les comités guéré d’autodéfense, les forces rebelles ont de plus en plus pris pour cibles des membres des comités guéré d’autodéfense, après avoir pris des zones auparavant tenues par le gouvernement, en particulier à Man et Bangolo et leurs environs. Human Rights Watch a recueilli des informations sur plusieurs cas où des membres de comités d’autodéfense ont été spécifiquement pris pour cibles, probablement en représailles pour leur collaboration avec les forces gouvernementales dans des abus commis contre des civils dioula et burkinabé.

Dans l’un de ces cas, les forces rebelles ont ciblé des villageois du coin dans les environs de Man :

Ils sont passés à Siabli vers 4 heures du matin, en allant vers Man. Le lendemain matin, on a trouvé les corps de trois villageois de Siabli. Ils avaient été attachés, y compris les mains puis attachés à un véhicule avec une corde puis tirés derrière le véhicule qui avait roulé à pleine vitesse pendant trois kilomètres. Puis, les rebelles ont égorgé l’un d’eux, ont découpé un autre et ont fusillé par balle le troisième. L’un des trois s’appelait Antonio, il appartenait à un comité d’autodéfense d’un village. Plus tard, on a trouvé trois autres corps, deux jeunes du village et une femme qui n’était pas du village.191



164 Voir Yacouba Konate, « Les enfants de la balle : de la FESCI aux mouvements de patriotes, » Politique Africaine : la Côte d’Ivoire en guerre, No. 89, mars 2003, pp. 49-70.

165 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 26 mars 2003.

166 « La multiplication des milices patriotiques inquiète le gouvernement ivoirien, » Agence France Presse, 27 avril 2003.

167 Jean-Roche Kouamé, « Des ‘patriotes’ battent un agent de police à mort, » Le Jour, 28 février 2003.

168 « Elections des conseils généraux Daloa : la campagne tourne à l'affrontement entre le FPI et le RDR, » Le Patriote, 26 juin 2002, à www.lepatriote.net/lepatriote2.asp

169 Timothé Dro, “Mosquée et église incendiées,” Soir Info, 26 juin 2002, p.5.

170 Le terme « tuteur » est utilisé pour décrire la relation traditionnelle entre le propriétaire originel de la terre et la personne qui achète ou utilise la terre. Cette relation, qui se transmet de génération en génération, exige des immigrés qu’ils versent régulièrement à leur tuteur des contributions en argent ou en nature.

171 Loi no. 98-750 du 23 décembre 1998 définit le droit sur la propriété foncière rurale. Ceci a été suivi par les décrets no. 99-594 et no. 99-595 du 13 octobre 1999, qui ont fourni la législation de mise en œuvre de la loi, y compris les procédures d’application et d’enregistrement de la propriété foncière.

172 Des affrontements entre des Burkinabé et des villageois krou autour de Tabou ont entraîné un certain nombre de morts et la fuite de plus de 12 000 Burkinabé, en novembre 1999. La cause première de ces affrontements fut des frictions sur la terre.

173 Entretien conduit par Human Rights Watch, Banfora, 7 février 2003.

174 Entretien conduit par Human Rights Watch, Duékoué, 2 avril 2003.

175 Nombre de Burkinabé ont cherché refuge dans l’église catholique de Duékoué, un schéma qui s’est répété plusieurs fois au cours des mois suivants.

176 Simplice Allard, « Les rois et les chefs traditionnels appellent les acteurs politiques au calme et à la retenue, » L’Inter, 29 juin 2002 à www.presseci.com/linter/archive/1243.html (consulté le 28 juin 2003).

177 Charles Trabi, « Gbagbo se réjouit du triomphe de la loi sur le désordre, » L'Inter, 13 juillet 2002 à www.presseci.com/linter/archive/2365.html (consulté le 28 juin 2003).

178 Compte-rendu d’une réunion de chefs traditionnels de Daloa, tenue le 30 août 2003, archivé à Human Rights Watch.

179 Déclaration par Jules Yao Yao, porte-parole des forces armées, transcrite de RTI et rapportée dans Notre Voie, 18 octobre 2002.

180 Iruzon est le village natal de Matthias Doué, un Guéré, chef d’état major pour le Président Gbagbo.

181 Entretien conduit par Human Rights Watch, Duékoué, 2 avril 2003.

182 Entretiens conduits par Human Rights Watch, Duékoué, 2 avril 2003.

183 Entretiens conduits par Human Rights Watch, Duékoué, 2 avril 2003.

184 Entretien conduit par Human Rights Watch, Duékoué, 2 avril 2003.

185 Entretien conduit par Human Rights Watch, Duékoué, 4 avril 2003.

186 Entretien conduit par Human Rights Watch, Duékoué, 3 avril 2003.

187 Les Mossi sont l’un des plus importants groupes ethniques du Burkina Faso et dominent la communauté burkinabé en Côte d'Ivoire.

188 Entretien conduit par Human Rights Watch, Bobo-Dioulasso, 8 février 2003.

189 Entretien conduit par Human Rights Watch, Duékoué, 4 avril 2003.

190 Entretien conduit par Human Rights Watch, Duékoué, 4 avril 2003.

191 Entretien conduit par Human Rights Watch, Duékoué, 2 avril 2003.


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Août 2003