14 avril 2003
Votre Excellence,
Human Rights Watch vous écrit pour informer les membres du Conseil de Sécurité de la détérioration de la situation des droits humains, dans l'Ouest de la Côte d'Ivoire et pour formuler des recommandations quant aux actions que le Conseil de Sécurité devrait initier pour traiter cette crise. Si des mesures immédiates ne sont pas prises pour contenir le conflit dans l'Ouest du pays et les atteintes contre les droits humains qui l'ont accompagné, la paix déjà fragile en Côte d'Ivoire pourrait s'effondrer et menacer encore davantage la stabilité régionale.
La situation dans l'Ouest de la Côte d'Ivoire requiert l'attention du Conseil de Sécurité à cause de l'urgent besoin de protection des civils mais également à cause du caractère transfrontalier de ce conflit. Comme décrit plus bas, les forces gouvernementales, comme celles des rebelles, ont introduit des combattants libériens dans les combats de l'Ouest de la Côte d'Ivoire et le conflit est en train de se transformer là-bas en une extension de la guerre du Libéria toute proche.
Au cours des deux derniers mois, Human Rights Watch a recueilli des informations auprès de réfugiés et de civils déplacés en Côte d'Ivoire, en Guinée, au Mali et au Burkina Faso qui ont donné des descriptions cohérentes et fortes sur la grave situation des droits humains. Il est clair que des abus considérables, y compris des tueries, des viols et des pillages systématiques de biens appartenant à des civils se produisent dans les zones dont l'accès est très limité, ce qui rend le recueil et la vérification indépendante de l'information très difficiles. Ceci met en évidence le besoin critique d'une investigation supplémentaire sur les abus qui ont été commis dans l'Ouest.
Contexte des combats actuels
La zone qui suscite actuellement des inquiétudes s'étend grossièrement entre Toulepleu et Danane, sur la frontière avec le Libéria, à l'est de Man et Guiglo.
Le 28 novembre 2002, deux nouveaux groupes rebelles, le Mouvement pour la Justice et la Paix (MJP) et le Mouvement Populaire Ivoirien du Grand Ouest (MPIGO) sont apparus et ont pris Danane et Man. Ils ont ensuite poursuivi en direction du sud pour prendre Toulepleu et Bloléquin, début décembre. Depuis décembre 2002, la zone est devenue le terrain principal du conflit ivoirien.
Un accord de cessez-le-feu a été signé par les groupes rebelles du MJP et du MPIGO et par le gouvernement, le 13 janvier 2003. Cependant, l'accord a été violé de nombreuses fois par les deux parties.
Jusqu'au 9 avril 2003, les forces rebelles contrôlaient le nord de Toulepleu et les forces du gouvernement contrôlaient la ville de Toulepleu et la route à l'ouest de Bloléquin. A la date du 11 avril 2003, une offensive du gouvernement se déplaçait vers le Nord et aurait permis la capture de Zouan-Hounien.
Abus contre les civils dans l'Ouest de la Côte d'Ivoire
Les forces du gouvernement et les forces rebelles sont responsables de violations du droit humanitaire international, notamment de viols, d'attaques contre des civils, de pillages systématiques de biens appartenant à des civils et d'exécutions de sympathisants présumés des forces ennemies. Au moins deux massacres ont été rapportés dans la zone, en mars 2003, à Bangolo et Dah. Ces deux incidents auraient fait au moins 100 victimes civiles. Selon des civils qui ont fui ces deux sites, des Libériens et des Ivoiriens luttant pour le gouvernement ivoirien sont responsables des tueries de Bangolo alors que les tueries de Dah sont imputables aux combattants rebelles. Human Rights Watch n'a pu se rendre sur ses deux sites et une investigation approfondie est nécessaire.
Les forces du gouvernement et celles des rebelles sont également responsables de tueries perpétrées en représailles, en particulier contre des villes ayant changé de camp. Ce fut le cas à Man, en décembre 2002 lorsqu'une contre-offensive loyaliste a permis la prise de la ville et sa tenue pendant environ dix jours et à Toulepleu, prise par les rebelles en décembre 2002 puis reprise par le gouvernement, en janvier 2003. Les tueries lancées en représailles par les forces du gouvernement se sont souvent basées sur des affiliations ethniques, nationales ou politiques alors que les forces rebelles ont pris pour cibles des responsables du gouvernement ou des sympathisants présumés du gouvernement. Il est essentiel que les deux parties en guerre protègent les civils et fassent tous les efforts pour minimiser les victimes civiles au cours de toute offensive future dans la zone.
Même lorsque le conflit au sol n'a pas pris pour cibles des civils, les hélicoptères de combat du gouvernement ont causé des victimes civiles. Human Rights Watch a recueilli des informations sur plusieurs incidents au cours desquels des civils ont été les victimes d'attaques lancées, à l'aveuglette, par des hélicoptères de combat. Une attaque survenue par exemple, en décembre 2002, à Mahapleu a entraîné la mort de neuf civils au moins lorsqu'un hélicoptère de combat a ouvert le feu sur une foule de civils, sur un marché local à une distance de soixante mètres, ce qui constitue une violation évidente du droit humanitaire international.
L'utilisation répétée par le gouvernement d'hélicoptères de combat à Bin-Houyé et Danane, au cours de la semaine du 7 avril 2003 peut susciter des inquiétudes bien qu'il ne soit pas encore clair si ces attaques ont été limitées à des cibles militaires. De plus, dans plusieurs incidents, les forces rebelles portent également la responsabilité de ne pas avoir clairement séparé cibles militaires et sites civils. Par exemple, le déploiement de forces militaires à proximité de civils a entraîné des morts civiles, lors d'une attaque par hélicoptère contre la ville de Vavua, en décembre 2002.
Des milliers d'Ivoiriens et de ressortissants de la CEDEAO ont fui la région de l'Ouest, via le Libéria, pour se voir ensuite refuser leur entrée à la frontière guinéenne. L'intensification récente de la guerre du Libéria a pris en tenailles des milliers de civils qui doivent maintenant choisir entre deux options, toutes deux intenables : rester au Libéria au cœur d'un conflit en pleine recrudescence ou retourner dans l'Ouest de la Côte d'Ivoire.
Implication du Libéria auprès des forces rebelles dans l'Ouest de la Côte d'Ivoire
L'un des développements alarmants, dans l'Ouest a été le recrutement et l'utilisation de combattants libériens par les forces rebelles et celles du gouvernement. Certains de ces combattants ont été impliqués dans de graves abus contre les droits humains au Libéria et en Sierra Leone.
Human Rights Watch a interrogé des civils qui ont fui, au cours des derniers mois, Danane, Zouan-Hounien ainsi que d'autres villes et villages contrôlés par les groupes rebelles. Selon ces récits, les forces rebelles de l'Ouest comportent des combattants ivoiriens, sierra léonais et libériens. Cependant, les Libériens représentent la proportion la plus importante des forces rebelles de l'Ouest. Les victimes interrogées par Human Rights Watch ont de façon cohérente affirmé que des Libériens anglophones étaient responsables des pillages systématiques de biens appartenant à des civils - quelle que soit l'appartenance ethnique de leurs victimes - accompagnés d'agressions et dans certains cas, de viols des femmes et des filles.
Des sources crédibles ont affirmé que parmi les Sierra Léonais combattant aux côtés des rebelles se trouvent d'anciens combattants du RUF, y compris Sam Bockarie ( " Mosquito ") récemment inculpé par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone.
Implication du Libéria auprès des forces gouvernementales dans l'Ouest de la Côte d'Ivoire
Plusieurs centaines de Libériens combattant aux côtés des forces gouvernementales sont d'anciens réfugiés qui soit ont été recrutés, soit se sont sentis contraints de rejoindre les forces du gouvernement afin de prouver leur loyauté, face à la montée d'un sentiment anti-libérien en Côte d'Ivoire.
Selon des civils ayant fui Toulepleu, Bloléquin et d'autres villages sous contrôle des forces du gouvernement, les forces armées, dans ses sites, sont en majorité composées de Libériens bien qu'il y ait également quelques Ivoiriens locaux parmi les combattants. Human Rights Watch a recueilli des informations sur des cas de pillages systématiques de biens et de viols de civils dans la zone.
Human Rights Watch a également recueilli des informations sur la présence d'enfants parmi les combattants libériens, dans les deux camps. Nombre de ces enfants ont neuf ans seulement et selon une description, " peuvent à peine porter leur fusil. "
Si les forces du gouvernement comme celles des rebelles sont responsables de l'introduction de combattants libériens dans le conflit ivoirien, il apparaît qu'aucun des deux côtés n'exerce un plein contrôle sur ses combattants libériens et que l'Ouest de la Côte d'Ivoire est devenu une extension de la guerre du Libéria toute proche.
Les abus font l'objet d'une manipulation tant par le gouvernement de Côte d'Ivoire que par les groupes rebelles, via la rhétorique politique et les médias locaux afin de faire avancer les revendications politiques de chaque camp. Cette tendance menace de mettre à mal les récentes avancées vers une résolution pacifique du conflit.
Recommandations
La gravité de la situation dans l'Ouest de la Côte d'Ivoire exige une action du Conseil de Sécurité. Human Rights Watch recommande que le Conseil de Sécurité prenne les mesures suivantes :
Appeler immédiatement toutes les parties dans le conflit en Côte d'Ivoire à respecter les droits humains et le droit humanitaire international concernant le traitement des civils et d'autres non-combattants et à tenir pour responsables de leurs actes les membres de leurs forces ayant commis ces abus ;
Constituer une mission d'observation des droits humains en Côte d'Ivoire, dotée de ressources humaines, financières et techniques appropriées, qui rendra compte de ses activités au Conseil de Sécurité. La mission d'observation devrait avoir pour mandat de rapporter les violations des droits humains et du droit humanitaire international commises par toutes les parties impliquées dans le conflit, y compris les combattants libériens. Elle devrait formuler des recommandations relatives aux mécanismes permettant de tenir pour responsables de leurs actes les auteurs de ces abus. La mission d'observation devrait être présente sur le terrain de façon aussi large que possible, notamment à Daloa, Bouaké, San Pedro et si la sécurité le permet, à Man. Les rapports de la mission devraient être rendus publics ;
Appeler tous les états de la région - y compris le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, la République Démocratique du Congo, la Gambie, le Ghana, le Libéria, la Libye, le Mali, le Nigeria, le Sénégal, l'Afrique du Sud, le Togo et la Zambie - à s'engager à renvoyer tout individu inculpé par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone qui aurait trouvé refuge sur leur territoire, à collaborer dans l'appréhension de ces individus et à coopérer de quelque manière que ce soit avec le Tribunal spécial.
Appeler tous les états voisins, en particulier la Guinée, à maintenir leurs frontières ouvertes à tous les civils fuyant le conflit dans l'Ouest de la Côte d'Ivoire, y compris les ressortissants des pays de la CEDEAO tentant d'entrer via le Libéria ;
Encourager les forces de la CEDEAO ainsi que les forces françaises qui les secondent à s'assurer que les civils sont protégés contre toute violence physique, selon la Résolution 1464 (2003) du Conseil de Sécurité.
Human Rights Watch met à votre disposition toute information supplémentaire que vous pourriez demander. Nous vous remercions de l'attention portée à notre courrier.
Nous vous prions d'agréer l'expression de notre très haute considération.
Joanna Weschler
Représentante auprès des Nations Unies
Peter Takirambudde
Directeur Exécutif
Division Afrique
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