Rapports de Human Rights Watch

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Introduction

Le 15 août dernier, le gouvernement algérien a publié dans le Journal Officiel1 le texte du “Projet de Charte pour la paix et la réconciliation nationale” promis depuis longtemps. Cette parution a eu lieu au lendemain d'un discours important du Président Abdelaziz Bouteflika annonçant que demande sera faite aux Algériens d'approuver ladite Charte lors d'un référendum prévu le 29 septembre.2 La Charte fait suite à l'engagement déjà pris par Bouteflika le 31 octobre 2004 de soumettre à l'électorat un nouveau plan d'amnistie destiné à favoriser ce qu'il décrit comme le processus de paix et de réconciliation nationale initié par sa Loi sur la Concorde Civile de 1999 (Loi 99-08).

La Charte en elle-même n'est pas un texte juridique mais il s'agit plutôt d'une déclaration de principes portant sur les causes et remèdes au conflit civil qui accable l'Algérie depuis 1992. Elle constitue aussi un cadre pour de nouvelles politiques. Selon le texte, l'approbation populaire de la Charte “mandaterait le Président de la République pour prendre toutes les mesures visant à en concrétiser les dispositions.” Ces mesures devraient encore être promulguées par des lois en vertu des procédures prévues dans la Constitution.3

Au cours des six semaines précédant le référendum, les Algériens ont l'occasion d'étudier le Projet et d'en débattre. Human Rights Watch est préoccupée à la fois par le contenu de la Charte et par le climat politique régnant en Algérie, lequel n'est pas propice à la discussion publique que devraient avoir les Algériens, librement et en toute connaissance de cause, sur le pour et le contre du texte. Le présent document d'information décrit les préoccupations de Human Rights Watch quant au contenu de la Charte et aux circonstances qui entourent le référendum.

La Charte renforce le climat d'impunité qui a aggravé la crise traversée par le pays sur le plan des droits humains depuis les années 1990. Elle renouvelle et étend l'amnistie partielle offerte par la Loi de 1999 sur la concorde civile aux membres des groupes armés qui se rendent volontairement et remettent leurs armes. Bien qu'elle ne mentionne pas explicitement d'amnistie pour les agents de l'Etat, rien ne suggère dans le texte que l'impunité dont ils jouissent de facto sera troublée. Au contraire, la formulation de la Charte soulève des inquiétudes quant au fait que si elle est approuvée par les électeurs, une loi d'amnistie pour les agents de l'Etat pourrait être introduite, qui ratifierait leur impunité.4

Le Projet aborde la question des personnes qui ont “disparu” du fait d'agents de l'Etat et qui sont toujours portées “disparues,” proposant d'indemniser leurs familles et d'aider celles-ci à “transcender dans la dignité” leur dure épreuve. Par ailleurs, il mandate le Président Bouteflika pour solliciter, “au nom de la nation,” le “pardon” de toutes les “victimes de la tragédie nationale.” Cette expression n'est pas définie dans le texte mais elle est communément considérée comme se référant aux victimes de la violence politique commise par les deux camps, à savoir les groupes armés et les forces de l'Etat, de façon endémique à partir de 1992 et qui a, depuis lors, coûté la vie à plus de 100.000 Algériens.5

La Charte ne mentionne nulle part le devoir qui incombe à l'Etat d'enquêter à propos des graves atteintes aux droits humains, de poursuivre les personnes trouvées responsables ou de respecter le droit des familles des “disparus” et autres victimes et de leurs survivants à connaître la vérité et à ce que justice soit rendue. Le document ne parle pas de la possibilité de mettre sur pied une commission sur la vérité de quelque type que ce soit.

D'une part, il offre aux victimes la possibilité d'un geste de pardon mais d'autre part, il cherche à réprimer le débat sur les événements traumatisants qui ont causé tant de souffrance. Il stipule qu' “en adoptant souverainement cette Charte, le Peuple algérien affirme que nul, en Algérie ou à l'étranger, n'est habilité à utiliser ou à instrumentaliser les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux Institutions de la République Algérienne Démocratique et Populaire, fragiliser l'Etat, nuire à l'honorabilité de tous ses agents qui l'ont dignement servie, ou ternir l'image de l'Algérie sur le plan international.” Ce passage flou et de mauvais augure pourrait ouvrir la voie à une loi pénalisant  l'expression d'opinions jugées critiques envers les pratiques de l'Etat en matière de droits humains.

En outre, la Charte rejette implicitement tout rôle politique pour le Front Islamique du Salut, un parti interdit, et pour ses dirigeants, limitant par là-même le droit des Algériens de choisir librement leurs représentants élus.

En principe, Human Rights Watch n'est pas opposée à des amnisties. L'organisation estime néanmoins que celles-ci ne devraient pas enfreindre les normes internationales en matière de droits humains. Ce qui signifie qu'elles ne doivent pas empêcher la divulgation de la vérité ni les poursuites en justice contre les personnes susceptibles de s'être rendues responsables de graves violations des droits humains. (Il est évident que les auteurs présumés doivent jouir de tous les droits relatifs à des procédures et audiences équitables.) Le gouvernement devrait réserver l'examen de mesures de clémence en faveur d'auteurs de graves violations des droits humains pour après leur traduction devant un tribunal et l'établissement de leurs responsabilités. De même, si les autorités en venaient à envisager une réduction de peines pour les auteurs de graves violations des droits humains, ces remises de peines devraient toutefois demeurer proportionnelles à la gravité des délits.

Le fait que le gouvernement soumette sa proposition à un référendum national ne le libère pas de ses obligations internationales en matière de droits humains. En réalité, le référendum sur la Charte demande aux Algériens de voter pour décider des droits des victimes – si elles connaîtront un jour la vérité, si elles auront l'occasion d'être entendues et si elles pourront s'assurer que justice est rendue. Bien que la façon dont les droits des victimes sont appliqués dans un contexte déterminé peut certes donner lieu à un vaste débat, les obligations d'un Etat en matière de droits humains internationalement reconnus sont non négociables et ne peuvent être niées par un vote majoritaire.



[1] Journal Officiel de la République Algérienne Démocratique et Populaire, no. 55, en ligne sur www.joradp.dz.

[2] Le discours se trouve en ligne sur http://www.algeria-us.org/VOTE%202005/Minist%C3%A8re%20des%20Affaires%20Etrang%C3%A8res%20-%20Algerie.htm (consulté le 22 août 2005).  Voir Décret présidentiel n° 05-278 du 14 août 2005 portant convocation du corps électoral pour le référendum du jeudi 29 septembre 2005 relatif à la réconciliation nationale. La Charte est annexée au décret.

[3] Abdelaziz Belkhadem, secrétaire général du Front de libération nationale et proche allié du Président Bouteflika, a expliqué à la télévision nationale que la Charte générerait de nouvelles lois: «Les Algériens doivent voter par conviction pour qu’ils soient à la hauteur des défis et de la responsabilité car la charte prévoit des mesures, lesquelles pourraient se traduire en des lois et des textes législatifs après son adoption». Cité dans Naïma Hamidache, « Belkhadem à propos de la Charte: ‘Le projet est appelé à devenir une loi’», l’Expression, 23 août 2005.

[4] Au moins un journal algérien a cité le Président Bouteflika comme ayant déclaré lors d'un discours prononcé le 20 août 2005 que «la charte de réconciliation nationale, proposée au peuple algérien constitue une immunité pour les institutions de l’Etat et à leur tête, l’ANP et les corps de sécurité.» Smail Rouha, « Terrorisme et Réconciliation Nationale : Nul n’est exonéré de sa responsabilité, » l’Expression, 21 août 2005.  La transcription du discours sur le site web de la Présidence, www.el-mouradia.dz, ne contient pas cette phrase.

[5] Le Premier Ministre Ahmed Ouyahia a introduit l'expression “victimes de la tragédie nationale” dans le discours officiel en 1998, lors d'un mandat antérieur au poste de premier ministre. En décembre de la même année, il avait signé un décret octroyant des indemnisations aux “victimes de la tragédie nationale,” notamment aux familles de personnes tuées lors d'affrontements avec les troupes gouvernementales. Ouyahia avait été remplacé dans ses fonctions peu de temps après avoir publié le décret et ce dernier n'a jamais été appliqué.


index  |  suivant>>Septembre 2005