LANGUAGE OPTIONS



Human Rights Watch - Français

Afrique: Grands Lacs

Etablir une Cour Criminelle Internationale Efficace

L'affaire Habré

A propos de Human Rights Watch

Recherche

Rapports de Human Rights Watch


Lettre au Président Idriss Déby

Communiqués de presse

New York/Paris, le 14 mai 2001


Monsieur le Président de la République
Palais Présidentiel
N'Djaména
Tchad


REF: Affaire Hissein Habré


Monsieur le Président,

Au nom du Comité International pour le jugement d'Hissein Habré, nous avons l'honneur de vous renouveler nos remerciements pour l'aide précieuse que les services de l'Etat tchadien nous ont apportée lors de notre séjour à N'Djaména au mois d'avril dernier, dans le cadre d'une mission officielle du Comité. Nous vous sommes particulièrement reconnaissant de nous avoir permis d'accéder aux locaux de l'ex-DDS et à la " Piscine. "

Au cours de cette mission, il nous a été donné de rencontrer le Premier Ministre, le premier vice-président de l'Assemblée Nationale, des victimes du régime Habré, le bureau de l'Association des Victimes de Crimes et Répressions Politiques au Tchad (AVCRP), des magistrats et des organisations de la société civile. Ces rencontres ont été fructueuses et nous ont permis d'aborder directement certains points importants relatifs à l'affaire Habré et aux plaintes déposées au Tchad par les victimes du régime Habré contre les anciens directeurs et agents de l'ex-DDS.

L'inculpation d'Hissein Habré par la justice sénégalaise au mois de janvier 2000 a fait naître de grands espoirs de justice pour ses victimes. Pour la première fois un ancien chef d'Etat africain était poursuivi pour violation massive des droits de l'homme dans le pays où il s'était réfugié. Dès le début, l'affaire Habré a pris une tournure historique dont les enjeux ont largement débordé les frontières du Sénégal et du Tchad pour atteindre une dimension internationale. C'est devenu maintenant un combat majeur de la lutte contre l'impunité et l'oubli, en Afrique et dans le monde.

Vous n'êtes pas sans savoir que la Cour de Cassation du Sénégal a estimé le 20 mars dernier que les juridictions sénégalaises n'étaient pas compétentes pour juger au Sénégal des faits commis au Tchad. Cette décision, prise en violation des engagements internationaux du Sénégal en vertu de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, a donc arrêté, temporairement, les poursuites engagées au Sénégal contre l'ex-dictateur. Les victimes ont immédiatement porté plainte contre le Sénégal devant le Comité des Nations Unies contre la Torture. En effet, le Sénégal aurait dû soit juger Habré, soit l'extrader. Le Comité des Nations Unies contre la torture a reçu formellement la plainte et a en outre invité le Sénégal à " prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher que M. Hissène Habré quitte le territoire du Sénégal autrement qu'en vertu d'une procédure d'extradition". Les avis du Comité sont toujours respectés par ses états-membres comme le Sénégal, qui devrait, en conséquence, prendre toute mesure nécessaire pour prévenir un éventuel départ d'Hissein Habré de son territoire.

Dans le même temps, une plainte contre Hissein Habré pour crime contre l'humanité et complicité de crime de torture, déposée en novembre 2000 en Belgique par un ressortissant belge d'origine tchadienne, commençait à être instruite par un juge d'instruction du tribunal de Bruxelles. Depuis, douze nouvelles plaintes ont été déposées contre l'ex-dictateur devant ce même juge d'instruction. L'instruction de ce dossier est donc en cours et les victimes attendent avec un grand espoir les développements futurs de cette procédure. Il n'est pas impossible d'envisager que le juge belge inculpe Hissein Habré et délivre un mandat d'arrêt international à son encontre. Dans ces conditions, les recommandations faites au Sénégal par le Comité des Nations Unies contre la torture prendraient tout leur sens. Le Sénégal devrait arrêter Hissein Habré et le livrer à la justice belge dans le cadre d'une procédure d'extradition.

C'est dans ce cadre que nous nous permettons de vous rappeler les cinq propositions que nous avons formulées à votre gouvernement lors de notre visite, propositions qui ont suscité un grand intérêt de sa part:

1 - Le gouvernement tchadien n'a pas, à notre connaissance, fait de déclaration officielle à la suite de la décision de la Cour de Cassation du Sénégal. Les victimes et plus largement la communauté internationale aimeraient connaître la position actuelle du Tchad en ce qui concerne la décision prise par le Comité des Nations Unies contre la torture demandant au Sénégal de ne pas laisser Hissein Habré quitter ce pays. Il serait très important que le gouvernement tchadien se félicite publiquement d'une telle décision et demande officiellement au Sénégal de retenir l'ex-dictateur en attendant une décision de la justice belge. Une telle prise de position aurait un effet dissuasif sur les autorités sénégalaises si celles-ci avaient l'intention de laisser partir Hissein Habré et montrerait la détermination et l'intérêt que le gouvernement tchadien porte à cette affaire;

2 - Les victimes, comme nous vous l'indiquions précédemment, sont confiantes et animées d'un grand espoir: elles comptent beaucoup sur la justice belge pour faire aboutir leurs plaintes. L'instruction ayant commencé à Bruxelles, le gouvernement tchadien devrait apporter une collaboration totale à la justice belge dans le cas d'une commission rogatoire ou d'une visite au Tchad du juge belge en charge des plaintes déposées en Belgique contre Hissein Habré. Sans une collaboration large et étendue de l'appareil judiciaire et administratif tchadien, le travail du juge d'instruction sera rendu beaucoup plus difficile;

3 - La procédure engagée à Bruxelles contre Hissein Habré est longue et difficile. Pour convaincre un futur tribunal du bien fondé des plaintes déposées par les victimes, leurs défenseurs auront besoin de produire de nombreux documents, témoignages et autres preuves. Prouver la responsabilité pénale d'Hissein Habré est un processus complexe qui demande beaucoup d'efforts et de travail de recherche notamment. C'est la raison pour laquelle nous nous vous demandons, une nouvelle fois, de bien vouloir accorder un accès total aux archives de la Commission d'Enquête sur les crimes et détournement d'Hissein Habré aux avocats des victimes et aux chercheurs du Comité International. Cet accès n'a toujours pas été obtenu malgré les engagements que vous aviez pris devant le bureau de l'Association des Victimes. Il doit sûrement s'agir d'un disfonctionnement administratif, le Premier Ministre nous ayant assuré qu'il avait donné, il y a plusieurs mois déjà, des instructions en ce sens. Il paraissait surpris du renouvellement de notre requête;

4 - Les poursuites déclenchées contre Hissein Habré au Sénégal et en Belgique ont permis aux victimes de prendre conscience que l'ex-dictateur et ses complices de la DDS n'étaient pas au-dessus des lois. En conséquence, les victimes et l'AVCRP ont déposé en octobre dernier, au Tchad, des plaintes individuelles et deux plaintes collectives contre les anciens directeurs, chefs de service et agents de l'ex-DDS. La Cour constitutionnelle vient de décider que les tribunaux tchadiens de droit commun ont compétence pour instruire et juger les officiers de la DDS. Ces plaintes sont fondamentales et permettront au Tchad d'en finir avec un passé douloureux. Vous avez d'ailleurs vous-même déclarer au bureau de l'AVCRP que " l'heure de la justice avait sonné ". Les cas du Chili et de l'Argentine où les anciens responsables des dictatures ont été jugés ou vont être jugés dans leurs pays respectifs, sur les lieux même de leurs crimes doivent servir d'exemple et d'inspiration au regard des procédures tchadiennes. Les procédures nationales permettent à des pays d'affronter leur passé et de construire une société juste et en paix. Pour que le Tchad puisse connaître une telle justice et une telle réconciliation, le gouvernement devrait soutenir très clairement les plaintes des victimes déposées contre les anciens directeurs et agents de l'ex-DDS et offrir au juge d'instruction en charge de ces plaintes les moyens matériels ainsi que la protection nécessaires à l'exécution de sa tâche. Le gouvernement tchadien devrait veiller strictement à ce que les anciens agents de l'ex-DDS travaillant toujours au sein de l'administration tchadienne se soumettent à la justice et répondent aux convocations que le juge d'instruction sera amené à délivrer. La Commission d'Enquête sur les crimes et détournements de l'ex-président Habré recommandait d'ailleurs dès 1992 d'" écarter de leurs fonctions, dès la publication de ce rapport, tous les anciens agents de la DDS réhabilités et engagés dans la DGCRCR (nouvel appareil sécuritaire de l'état) ". Ces anciens responsables de la DDS ne devraient pas user de leur pouvoir ou de leur influence pour refuser de s'expliquer devant un juge. La mise à sac dans les locaux même du palais de justice de N'Djaména du bureau du procureur en charge de ces plaintes en décembre 2000 est un exemple des moyens que ces personnes peuvent mettre en œuvre pour contrecarrer la marche de la justice. Il faudrait que le gouvernement veille à ce que de tels agissements ne puissent pas se renouveler;

5. - Les victimes souhaiteraient que le gouvernement tchadien leur vienne en aide et nous aimerions attirer votre attention sur certaines recommandations émises par la Commission d'Enquête. Un fond d'aide aux victimes et aux familles des victimes et des disparus du régime Habré pourrait être constitué afin de porter assistance rapidement aux plus démunis. La Commission d'Enquête préconisait d'" édifier un monument à la mémoire des victimes de la répression Habré, et décréter le deuxième dimanche du mois de décembre jour de prière et de recueillement pour lesdites victimes ". Les victimes attendent que leur souffrance et les épreuves endurées par elles-mêmes ou par leur familles soient reconnues officiellement par la société tchadienne. En complément des poursuites pénales engagées contre l'ex-dictateur et ses complices, de tels engagements auraient des effets très bénéfiques sur le processus de justice et de réconciliation nationale.

Le Comité International pour le jugement d'Hissein Habré ne peut que se réjouir de l'intérêt et de l'écoute qu'a reçu le dossier Habré/DDS de la part des autorités tchadiennes. Nous continuerons de soutenir à vos côtés les victimes de la dictature Habré dans leur quête de justice et nous sommes convaincus que l'Etat tchadien réussira à faire aboutir les différentes procédures engagées.

Veuillez croire, Monsieur le Président, en l'expression de notre haute considération.



Pour le Comité International

Reed Brody
Advocacy Director
Human Rights Watch


Sidiki Kaba
Président de la FIDH

tchadien Hissène Habré
© 2000 Corbis-Sygma
L'ancien Président tchadien Hissène Habré

Documents juridiques

Dans la presse

 

Le précédent Pinochet:
Comment les victimes peuvent poursuivre à l'étranger les criminels des droits de l'homme