Asie

Avril 2002


Vietnam

La répression des Montagnards :
Conflits fonciers et religieux dans les hauts plateaux du Vietnam



I. RESUME
II. RECOMMANDATIONS


I. RESUME

Depuis que Dieu a crée le monde, nous, minorités ethniques, avons toujours habité le même lieu. Depuis l'Antiquité, nos ancêtres nous ont toujours dit que c'était là notre terre. Les Vietnamiens n'y ont jamais vécu. Ce que nos grands-parents nous ont appris, c'est que le Vietnam commença à envahir notre terre en 1930... Depuis 1975 plus particulièrement, les Montagnards et les Vietnamiens n'ont pas été heureux ensemble…Les Vietnamiens et les Montagnards vivent ensemble comme des chiens qui se mordent les uns les autres, jamais avec facilité.

-Homme d'ethnie Mnong, originaire de la province de Dak Lak, Vietnam



En février 2001, le Vietnam a été le théâtre de protestations massives, parmi les plus larges depuis la réunification du pays en 1975. Plusieurs milliers de Montagnards - nom souvent attribué aux minorités indigènes des Hauts-Plateaux du Centre du pays - ont lancé une série de manifestations pacifiques, appelant à l'indépendance, au retour des terres ancestrales et à la liberté religieuse. Les autorités vietnamiennes, qui depuis longtemps surveillaient les développements politiques dans la région, ont répondu aggressivement. Annonçant qu'il tenait prêt son " plan de bataille ", le gouvernement a déployé des milliers de policiers et de soldats pour disperser les manifestants. Dans les semaines et mois qui ont suivi, les autorités ont procédé à l'arrestation de centaines de Montagnards, recourrant parfois à la torture pour obtenir la confession de ceux soupçonnés d'avoir participé à l'organisation des manifestations, ainsi que l'expression publique de leurs remords. Des dirigeants religieux et politiques locaux ont été condamnés à des peines de prison, certaines s'élevant jusqu'à 12 ans.

Plusieurs facteurs historiques, démographiques et politiques ont contribué au climat de grande frustration qui s'est installé au cours des années : les espoirs anciens d'indépendance des Montagnards, l'augmentation progressive du nombre d'habitants d'origine ethnique vietnamienne sur des terres qui, dans le passé, abritaient presque exclusivement les minorités montagnardes, et les conflits territoriaux qui en ont résulté, la croissance récente, au sein des minorités montagnardes, du nombre de conversion au christianisme des églises protestantes, ainsi que la position du gouvernement vietnamien, selon laquelle la volonté des Montagnards de se différencier sur un plan politique et religieux menace l'unité nationale.

Cette idée d'unité nationale menacée a été alimentée par les liens entretenus par certains militants indépendantistes montagnards avec d'anciens membres de l'armée de résistance montagnarde, qui historiquement s'est éteinte en 1992. Cette armée, pro-américaine, s'est faite connaître sous le nom de FULRO (Front Unifié de Lutte des Races Opprimées). D'anciens membres du FULRO, conduits par Kok Ksor, un homme jarai et américain qui vit aux Etats Unis, sont de ceux que le Parti communiste vietnamien accuse d'avoir organisé les manifestations de février 2001. S'il apparaît que des groupes installés aux Etats Unis ont encouragé les Montagnards à protester dans les Hauts-Plateaux du Centre, rien ne permet pourtant d'affirmer qu'ils ont prôné la violence. Avec ou sans soutien extérieur, les Hauts-Plateaux étaient une poudrière prête à exploser dès la fin des années 1990.

Les évènements de février 2001 dans les Hauts-Plateaux du Centre sont l'expression des multiples griefs des Montagnards: répression religieuse, persécution ethnique, un des plus hauts taux de pauvreté et d'analphabétisme du Vietnam, et surtout, la lutte pour des terres toujours plus rares. Conséquence des programmes de relocation mis en place par le gouvernement, auxquels s'est ajouté un mouvement migratoire spontané, la densité de la population d'origine ethnique vietnamienne et d'autres migrants a quadruplé dans certaines régions des Hauts-Plateaux depuis 1975, entraînant de lourdes répercussions sur l'exploitation des terres et des ressources naturelles. N'ayant pas de document officiel leur attribuant l'usage des terres, les Montagnards se sont vus progressivement privés de leurs terres. Parallèlement, la chute mondiale des cours du café a fortement pesé sur l'économie de la région qui est centrée sur la production de café, et ce, pendant les deux années précédant le début des troubles.

Dans ce rapport, Human Rights Watch analyse les différents facteurs qui ont conduit aux événements de février 2001, les manifestations elles-mêmes ainsi que leurs conséquences. De cette analyse, il ressort qu'au cours des opérations visant à mettre fin aux manifestations, le gouvernement vietnamien a violé certains droits humains fondamentaux et qu'au mois de février 2002, il continuait de bafouer ces droits. Parmi les violations les plus graves, HRW note:
  • L'arrestation, la détention et l'interrogation arbitraires de centaines de Montagnards soupçonnés d'avoir participé aux manifestations de février 2001 ou d'avoir contribué à leur organisation.
  • La torture par la police de personnes détenues ou interrogées, notamment le recours aux coups, passages à tabac et chocs à l'aide de matraques électriques.
  • La violation répétée du droit à la liberté religieuse, ce qui inclut la destruction et la fermeture des lieux de culte de la minorité ethnique protestante, et des pressions officielles menaçant les Chrétiens qui n'abandonneraient pas leur religion, d'action en justice ou d'emprisonnement.
  • L'usage excessif de force par les forces de sécurité lors d'affrontements avec des villageois d'ethnie jarai à Plei Lao, Gia Lai, le 10 mars 2001.
  • L'interdiction de tout rassemblement public, en violation du droit de réunion.
  • Les restrictions sur les voyages. Dans certaines régions, les autorités exigeaient l'obtention préalable d'une autorisation écrite pour toute personne désireuse de s'absenter temporairement du village, entravant les paysans appelés à se rendre aux champs.
  • L'arrestation et le mauvais traitement de Montagnards qui, ayant fui au Cambodge, ont été rapatriés de force au Vietnam.

Ce rapport se fonde sur les recherches conduites par HRW entre février 2001 et février 2002, notamment sur l'interview de plus de cent témoins présents lors des événements dans les Hauts-Plateaux du Centre, avant et après février 2001, sur des documents provenant de sources à Gia Lai et Dak Lak, sur les comptes-rendus des médias officiels vietnamiens et sur ceux des services de presse étrangers, ainsi que sur l'interview de réfugiés montagnards au Cambodge et aux Etats-Unis, de diplomates, de chercheurs et de représentants d'organisations non-gouvernementales (ONG) basées au Vietnam. Le champ de ce rapport est limité en raison des restrictions d'accès rigoureuses, imposées par les autorités vietnamiennes dans les Hauts-Plateaux du Centre, restrictions qui contrarient les enquêteurs indépendants, tels que les observateurs des droits humains ou les journalistes, dans leur travail de vérification des informations sur les conditions prévalant dans les Hauts-Plateaux.

Au cours de ses recherches, Human Rights Watch a constaté que les Montagnards se sentaient fréquemment discriminés par les agences gouvernementales, notamment dans les domaines de l'éducation, de la santé et des autres services sociaux. La confiscation de leurs terres par les autorités, sans compensation aucune ni avertissement préalable, consitue une autre des récriminations majeures des Montagnards. Pourtant, rares ont été les occasions de manifester leur mécontentement, en raison de l'interdiction par le Parti communiste vietnamien de toutes formes d'expression d'opposition politique.

Les troubles politiques dans les Hauts-Plateaux ont également une dimension internationale. Au mois de mars 2002, plus d'un millier de Montagnards qui, fuyant la sévérité des mesures du gouvernement vietnamien, s'étaient réfugiés de l'autre côté de la frontière, au Cambodge, demeuraient toujours dans un vide politique. Bien qu'en janvier 2002, le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR), en collaboration avec les gouvernements vietnamien et cambodgien, ait prévu de lancer un programme de rapatriement des réfugiés vers le Vietnam, il était évident que tant que la situation dans les Hauts-Plateaux du Centre ne se serait pas stabilisée, des habitants d'origine ethnique minoritaire continueraient de fuir vers le Cambodge et que ceux déjà réfugiés dans des camps refuseraient d'être rapatriés.

II. RECOMMENDATIONS

Au Gouvernement de la République socialiste du Vietnam
  • Libérer de façon inconditionnelle toute personne des Hauts-Plateaux du Centre détenue pour avoir exprimé pacifiquement ses croyances politiques ou religieuses, notamment les dirigeants de l'Eglise protestante, ceux qui militent pour le respect de leurs droits à la terre, et les partisans du mouvement d'indépendance montagnard. Recenser et publier en un document unique le nom de tous les Montagnards placés en détention préventive dans les postes de police ou en prison, ainsi que les charges retenues contre chacun d'eux, et rendre publique le nom de ceux qui ont été reconnus coupables et condamnés.
  • S'assurer que le procès de toute personne dont l'accusation est liée aux manifestations, soit conforme aux normes établies par l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (CCPR), dont le Vietnam est signataire. Aux termes de ce pacte et de la Constitution même du pays, les procès doivent être publics et les accusés doivent avoir accès au conseiller légal de leur choix ainsi qu'à la présence gratuite d'un interprète.
  • Mettre un terme à la détention arbitraire des Montagnards de retour du Cambodge, qu'ils soient rentrés volontairement au Vietnam ou qu'ils aient été rapatriés de force.
  • Respecter les droits fondamentaux que sont les libertés d'expression, d'association et de réunion, et amender les provisions du code pénal vietnamien qui limitent ces droits, particulièrement les provisions portant sur la sécurité nationale. Reconnaître le droit d'avoir et d'exprimer des opinions politiques qui divergent de la politique gouvernementale, et notamment la revendication pacifiste d'autonomie et d'indépendance. L'interdiction, dans certaines régions des Hauts-Plateaux du Centre, de tout rassemblement de plus de quatre personnes doit être levée.
  • Abolir la Directive administrative 31/CP de 1997 sur la détention, qui autorise jusqu'à deux ans d'emprisonnement sans procès pour les personnes soupçonnées d'avoir violé les lois relatives à la sécurité nationale.
  • Mettre fin à la répression exercée contre la minorité ethnique protestante, notamment à l'interdiction des assemblées religieuses et autres réunions, aux pressions exercées sur certains individus pour qu'ils renient leur foi, à la participation obligatoire à des rituels non-chrétiens, à la destruction d'églises par les autorités locales et les forces de sécurité, ainsi qu'à la surveillance policière abusive des dirigeants religieux. Se conformer à l'article 27 du CCPR, qui stipule que " [l]es minorités ethniques (…) ne peuvent être privées du droit d'avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion".
  • Inviter le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire, qui s'est rendu au Vietnam en 1994, et le Rapporteur spécial des Nations Unies sur l'intolérance religieuse, qui a visité le pays en 1998, à venir assurer le suivi de leur travail, en leur accordant total accès aux Hauts-Plateaux du Centre.
  • Soulever l'interdiction de se rendre dans les Hauts-Plateaux du Centre, interdiction qui frappe le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR), les journalistes, les diplomates et autres observateurs indépendants.
  • Appliquer la loi agraire vietnamienne de 1993 de façon plus conforme, particulièrement les articles stipulant qu'avant toute appropriation de terres par l'Etat, l'exploitant doit être notifié des raisons, du délai, du déroulement du transfert et des méthodes de compensation qui lui seront offertes en l'échange de ses terres. Ordonner aux autorités provinciales d'enquêter et de résoudre avec promptitude toute plainte déposée par des Montagnards, portant sur la confiscation discriminatoire et sans compensation de terres.
  • Réviser les procédures d'allocation des terres et délivrer des certificats d'exploitation aux familles montagnardes afin de leur garantir la possibilité de postuler et d'obtenir, de façon non-discriminatoire, une autorisation d'exploitation des terres à long terme. Participer aux efforts visant à assurer aux Montagnards la sécurité de leurs terres, lancer des programmes participatifs de planification et d'allocation des terres dans les quatre provinces des Hauts-Plateaux du Centre.
  • Soutenir les programmes de développement des ONG indépendantes travaillant dans les Hauts-Plateaux du Centre.
  • Prendre des mesures pour mettre un terme à toute forme de discrimination à l'encontre des minorités indigènes des Hauts-Plateaux du Centre, notamment dans les domaines de l'éducation et de l'emploi, en favorisant le dialogue et la participation des dirigeants montagnards et des communautés locales dans les processus de décision.

Au gouvernement du Royaume du Cambodge
  • Continuer d'offrir temporairement asile et protection aux réfugiés montagnards et aux requérants d'asile d'origine vietnamienne, conformément aux obligations qui incombent au Cambodge en tant qu'Etat partie à la Convention relative au statut des réfugiés de 1951.
  • Offrir protection aux réfugiés montagnards, qu'ils se trouvent à l'intérieur du Cambodge ou à la frontière. Refuser l'entrée dans le pays à des Montagnards à la frontière constitue une violation du principe fondamental de non-refoulement, -obligation qui incombe aux Etats parties à la Convention relative au statut des réfugiés, et usage du droit coutumier international -, de ne pas renvoyer une personne vers un pays, où sa vie ou sa liberté pourrait être menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social.
  • S'assurer que l'ensemble des fonctionnaires, à tous niveaux de l'administration, ont reçu ordre de protéger les réfugiés en provenance des Hauts-Plateaux du Centre, et veiller à ce que cet ordre soit suivi dans les faits.
Au Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR)
  • Suspendre les opérations de rapatriement tant que les conditions interdisent d'envisager le rapatriement volontaire des réfugiés et qu'elles ne leur garantissent pas sécurité et dignité, ni ne leur assurent le repect de leurs droits humains. En particulier, le HCR et les réfugiés doivent disposer de plus d'informations sur la situation des droits humains dans les Hauts-Plateaux du Centre, et le HCR doit être en mesure d'envoyer des observateurs dans la région. Le HCR doit également insister pour que le droit de visiter les foyers à l'intérieur des Hauts-Plateaux soit accordé à ses délégués, et ce, sans que des représentants du gouvernement vietnamien ne soient présents ni n'interviennent avant, pendant ou après le rapatriement d'un réfugié.
  • Interrompre le filtrage et le rejet des requérants d'asile au Cambodge, tant que des informations plus détaillées sur la situation dans les Hauts-Plateaux du Centre ne seront pas disponibles.
  • Obtenir la garantie du gouvernement cambodgien qu'aucun réfugié ne sera rapatrié en un lieu, où sa vie ou sa liberté est menacée.
  • Continuer d'insister pour que le Cambodge remplisse les obligations qui, en tant qu'Etat partie à la Convention relatif au statut des réfugiés de 1951, lui incombent, et intervenir en public ou en privé auprès du gouvernement si et chaque fois que les forces de sécurité cambodgiennes expulsent des réfugiés hors du pays - que ces derniers se trouvent à l'intérieur du Cambodge ou à la frontière -, en violation de ses obligations de non-refoulement.
  • Obtenir des gouvernements cambodgien et vietnamien la garantie écrite que tout programme de rapatriement sera respectueux de la volonté des réfugiés et des normes internationales, et conforme au droit des individus de continuer de demander asile au Cambodge.
  • Lorsque le rapatriement ne peut être envisagé, le HCR doit continuer de protéger le droit des Montagnards de demander et d'obtenir asile au Cambodge, et rechercher une solution durable à leur détresse, en considérant notamment les possibilités de relocation dans un pays-tiers.
A la Communauté internationale
  • Lors de leurs futures discussions bilatérales avec le Vietnam, les hauts fonctionnaires internationaux - surtout ceux qui sont originaires d'un pays membre de l'Association des nations du sud-est asiatique (ASEAN) -, doivent exprimer leurs inquiétudes quant aux violations continuelles des droits humains dans les Hauts-Plateaux du Centre du Vietnam.
  • Exhorter le gouvernement vietnamien à adopter les recommandations sus-mentionnées en partie A.
  • Encourager le Vietnam à faire preuve d'une plus grande transparence et à se porter garant de son système juridique et pénal, et l'inciter à établir un pouvoir judiciaire indépendant et impartial. Insister pour que l'accès aux procès soit accordé aux observateurs internationaux et aux enquêteurs indépendants.
  • Fournir l'assistance technique nécessaire à une réforme du système judiciaire, en portant une attention spéciale au système pénal.
  • Financer des programmes de développement mis en oeuvre dans les Hauts-Plateaux du Centre par des ONG indépendantes, notamment des programmes qui garantissent la participation totale des minorités ethniques.
  • Exhorter le gouvernement cambodgien à continuer de satisfaire aux obligations qui lui incombent en vertu de la Convention relative au statut des réfugiés de 1951, et intervenir, publiquement ou en privé, auprès du gouvernement cambodgien si et chaque fois que les forces de sécurité cambodgiennes rapatrient de force des réfugiés, du Cambodge vers le Vietnam.