(New York, 30 septembre 2003) Souleymane Guengueng, activiste tchadien lauréat
d'un prix pour les droits de l'homme et ancienne victime de la torture sous la dictature de
Hissène Habré, a brutalement perdu son emploi au sein de la Commission du Bassin du
Lac Tchad (CBLT), un organisme intergouvernemental financé en partie par la Banque
Mondiale et basé au Tchad, a annoncé Human Rights Watch aujourd'hui. Tout porte à
croire que cette mesure a été prise en représailles de la campagne menée par Monsieur
Guengueng pour faire juger Hissène Habré.
"Souleymane Guengueng devrait être honoré et non puni pour son noble combat en
faveur de la justice. Nous utiliserons tous les moyens légaux et politiques à notre
disposition pour aider Souleymane Guengueng à retrouver son emploi".
Reed Brody, directeur adjoint de Human Rights Watch
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Les négociations pour réintégrer Monsieur Guengueng dans son poste ayant échoué, les
organisations de défense des droits de l'homme tant internationales que tchadiennes ont
appelé la Banque Mondiale, le Programme des Nations Unies pour le Développement
(PNUD) et les gouvernements de la région du bassin du lac Tchad à dénoncer le
licenciement abusif de Monsieur Guengueng et à exiger sa réintégration immédiate dans
ses fonctions et dans ses droits.
"Souleymane Guengueng devrait être honoré et non puni pour son noble combat en
faveur de la justice ", a déclaré Reed Brody, Directeur Adjoint de Human Rights Watch.
L'organisation avait remis à Monsieur Guengueng sa plus prestigieuse distinction en
novembre 2002. " Nous utiliserons tous les moyens légaux et politiques à notre
disposition pour aider Souleymane Guengueng à retrouver son emploi".
"Souleymane Guengueng est un trésor national, " a déclaré Dobian Assingar, Président
de la Ligue tchadienne des Droits de l'Homme et Vice-Président de la Fédération
Internationale des Droits de l'Homme (FIDH). " Le gouvernement du Tchad se doit de le
défendre."
Souleymane Guengueng, qui a presque succombé à la fièvre dengue après deux années de
mauvais traitements dans les prisons de Habré, a fondé l'Association tchadienne des
Victimes de Crimes et Répressions Politiques (AVCRP), pour recenser et faire connaître
les atrocités du régime de Habré (1982-1990) dans l'espoir que l'ancien dictateur et ses
complices soient un jour traduits en justice. Habré vit aujourd'hui en exil au Sénégal, où
il a été inculpé il y a trois ans de crimes contre l'humanité et d'actes de torture. Ses
victimes tentent maintenant d'obtenir son extradition du Sénégal vers la Belgique, où un
procès équitable pourrait avoir lieu. Avec d'autres victimes, Souleymane Guengueng a
également déposé des plaintes contre des complices de Habré qui occupent toujours des
postes importants au Tchad. (Pour une biographie détaillée de Souleymane Guengueng en anglais, cliquez sur www.hrw.org/press/2002/11/hrdefender-chad1107.htm)
Depuis qu'un juge belge s'est rendu au Tchad en février et mars 2002 pour enquêter sur
les accusations qui pèsent contre Habré, la CBLT a multiplié les obstacles pour tenter d'empêcher le combat de Souleymane Guengueng pour la justice. En mars 2002, après la
visite du juge, la CBLT a suspendu M. Guengueng pour trente jours, sans salaire, en le
menaçant de sanctions plus sévères s'il ne renonçait pas à ses activités au sein de
l'AVCRP. Le 14 novembre 2002, le directeur de la CBLT a signé la lettre renvoyant
Guengueng de son poste de documentaliste. Toutefois, la CBLT s'est gardée de faire
acheminer la lettre à Monsieur Guengueng jusqu'à deux mois plus tard, seulement cinq
jours après que la Banque Mondiale eut approuvé une nouvelle contribution de 2,9
millions de dollars à la CBLT, soit le 22 janvier 2003. La Banque Mondiale s'est
informée de l'affaire auprès de la Commission, qui lui a répondu que Monsieur
Guengueng a été renvoyé à cause d'une dispute de travail.
" La Banque Mondiale ne devrait pas se laisser duper par la CBLT ", a affirmé Reed
Brody. " La Banque a le pouvoir nécessaire de faire revenir la CBLT sur sa décision et de
mettre un terme à l'intimidation et à la censure dont sont victimes les activistes des droits
de l'homme au vu et au su de la Banque. "
La Commission du Bassin du Lac Tchad, qui comprend cinq États voisins (le Cameroun,
le Niger, le Nigeria, la République Centrafricaine et le Tchad), a été créée en 1964 pour
encourager la coopération pour le développement dans la région du Lac Tchad et afin
d'attirer de l'assistance financière et technique pour la recherche. En plus de la Banque
Mondiale, la CBLT est financée par le Programme des Nations Unies pour le
Développement (PNUD), la Banque africaine de développement, le World Wildlife Fund
(WWF) et le Ramsar Convention Bureau.
Human Rights Watch a demandé à la Banque Mondiale d'intervenir dans cette affaire. La
Banque Mondiale a fait des demandes formelles et informelles à la CBLT avant de
conclure que " M. Guengueng a été averti officiellement par écrit à plusieurs reprises que
ses activités (qui incluent des déclarations publiques) étaient jugées incompatibles avec
son emploi au sein de la fonction publique internationale. " Toutefois, selon Human
Rights Watch, le droit international, les règles régissant les fonctionnaires internationaux,
les Règles personnelles de la CBLT et la Constitution du Tchad garantissent et protègent
l'exercice non-politique de la liberté d'expression et d'association, incluant la lutte de M.
Guengueng pour que justice lui soit rendue ainsi qu'aux autres victimes.
Souleymane Guengueng a déclaré qu'il ne se laisserait pas décourager par son
licenciement: " J'ai vécu l'enfer, j'ai été torturé et nombre de mes frères sont morts dans
mes bras! ", a témoigné M. Guengueng. " Que je sois licencié ne me fera certainement
pas abandonner ma lutte pour la justice ", a-t-il ajouté.
Contexte de l'affaire Hissène Habré
Hissène Habré a dirigé l'ancienne colonie française du Tchad de 1982 à 1990 jusqu'à ce
qu'il soit renversé par l'actuel président Idriss Déby et qu'il fuie vers le Sénégal. Son
régime de parti unique, marqué par une terreur permanente, était soutenu par les États-
Unis et par la France. Par périodes et en procédant à des arrestations collectives et à des
meurtres de masse, Habré a persécuté différents groupes ethniques et leurs chefs, qu'il
percevait comme des menaces à son régime, notamment les Sara et d'autres groupes
sudistes en 1984, les Hadjaraï en 1987 et les Zaghawa en 1989.
Habré a été inculpé et placé en résidence surveillée au Sénégal en février 2000 pour actes
de torture et crimes contre l'humanité. Les tribunaux sénégalais ont par la suite estimé
que Habré ne pouvait être poursuivi dans ce pays. Ses victimes tentent aujourd'hui
d'obtenir son extradition vers la Belgique afin qu'il y soit jugé, les autorités sénégalaises
ayant accepté de le retenir dans l'attente d'une demande d'extradition. Un juge belge
s'est rendu au Tchad en mars 2002 pour enquêter sur les accusations portées envers l'exdictateur. En octobre 2002, le gouvernement tchadien a officiellement levé l'immunité
d'Hissène Habré. Le 5 août dernier, le parlement belge a abrogé sa loi de compétence
universelle, mais grâce à des dispositions transitoires, ces modifications n'affectent pas le
cas Habré. Le juge d'instruction belge devrait donc rapidement demander au Sénégal
l'extradition de Habré vers la Belgique.
Avec d'autres victimes, Souleymane Guengueng a également déposé plusieurs plaintes
contre les complices de Habré restés au Tchad. Le combat de ces victimes ne les met pas
à l'abri de tout risque. En effet, leur avocate, Jacqueline Moudeïna, a été gravement
blessée lors d'une attaque à la grenade au mois de juin 2001.
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