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Requête des parties civiles au Ministre de la Justice concernant l'application de la loi de compétence universelle modifiée au cas Habré
A Monsieur le Ministre de la Justice du Royaume de Belgique

Exposent avec respect
  • Monsieur AGANAYE Ahmed, de nationalité belge, né le 4 décembre 1958, gérant de société, résidant chaussée de Waterloo, 572 à 1050 BRUXELLES ;
  • Monsieur DJIMADOUMADI N'Garketé Baïndé, de nationalité belge, né le 6 décembre 1957, employé, résidant rue de la Libération, 20/1 à 5580 Rochefort ;
  • Monsieur DRALTA Remy, de nationalité belge, agent de la poste, résidant rue Ferrer, 1896 à 7033 Cuesmes ;
Ci-après dénommés les trois premiers plaignants ;
  • Monsieur ADIMATCHO Djamal, de nationalité tchadienne, né en 1944, enseignant, résidant à N'Djamena ;
  • Madame ADAM HARIFA Aicha, de nationalité tchadienne, née en 1969, ménagère, résidant à N'Djamena ;
  • Monsieur ALDOUMNGAR MABAJAIE Boukar, de nationalité tchadienne, né en 1948, gendarme à la retraite, résidant à N'Djamena ;
  • Madame BASSOU ZENABA NGOLO, de nationalité tchadienne, de nationalité tchadienne, née en 1963, comptable, résidant à N'Djamena ;
  • Monsieur BECHIR BECHARA Dagachène, de nationalité tchadienne, né le 28 février 1963, assesseur à la justice coutumière du Sultanat ;
  • Monsieur BICHARA DJIBRINE Ahmat, de nationalité tchadienne, né en 1957, militaire, résidant à N'Djamena ;
  • Monsieur ABAIFOUTA Clément, de nationalité tchadienne, né le 15 avril 1958, administrateur, résidant à N'Djamena ;
  • Monsieur KOUMANDJE Gabin, de nationalité tchadienne, né le 18 février 1960, administrateur, résidant à N'Djamena ;
  • Madame HADJE KADIDJA Daka, de nationalité congolaise, née le 15 août 1958, commerçante, résidant à N'Djamena ;
  • Madame HAOUA BRAHIM Faradj, de nationalité tchadienne, née le 24 avril 1972, commerçante, résidant à N'Djamena ;
  • Madame IBRAHIM Kossi, de nationalité tchadienne, née en 1944, commerçante, résidant à N'Djamena ;
  • Monsieur ISMAEL HACHIM Abdallah, de nationalité tchadienne, né en 1959, administrateur, résidant à N'Djamena ;
  • Monsieur ABAKAR BOURJO Mahamat, de nationalité tchadienne, né en 1963, cultivateur, résidant à N'Djamena ;
  • Monsieur NOUR DADJI Mahamat, de nationalité tchadienne, né le 28 février 1970, ingénieur, résidant à N'Djamena ;
  • Madame ABDERAMANE Mariam, de nationalité tchadienne, née en 1969, agent des douanes, résidant à N'Djamena ;
  • Monsieur MASRANGAR Rimram, de nationalité tchadienne, né en 1954, policier résidant à N'Djamena ;
  • Monsieur SABADET Totodet, de nationalité tchadienne, né le 11 janvier 1961, enseignant, résidant à N'Djamena ;
  • Monsieur NDEM NGOIDI Saïnta, de nationalité tchadienne, né le 12 septembre 1961, employé, résidant à N'Djamena ;
  • Monsieur NDEM NGOIDO Emah, de nationalité tchadienne, né le 19 octobre 1967, employé, résidant à N'Djamena ;
  • Monsieur ABDULAYE TAHIR Souleymane, de nationalité tchadienne, né le 5 avril 1975, policier, résidant à N'Djamena ;
Ci-après dénommés les plaignants subséquents ;

Ayant pour conseils :
  • Me William BOURDON, avocat au Barreau de Paris, ayant ses bureaux rue de Rivoli, 156 à 75001 PARIS ;
  • Me Eric GILLET, ayant ses bureaux boulevard Brand Withlock, 30 à 1200 BRUXELLES.
  • MMes Georges-Henri BEAUTHIER et Karin ZIDELMAL, ayant leurs bureaux rue Berckmans, 89 à 1060 BRUXELLES ;
Les plaignants élisent, par la présente, domicile au cabinet de Me Georges-Henri BEAUTHIER, rue Berckmans, 89 à 1060 BRUXELLES ;

Qu'ils demandent à Monsieur le Ministre : de ne pas faire application des pouvoirs qui lui sont conférés par l'article 7 de la loi du 16 juin 1993, tel que modifié par l'article 5 de la loi du 23 avril 2003, publiée au Moniteur belge du 7 mai 2003, dans le dossier qui est actuellement à l'instruction chez Monsieur le Juge Daniel FRANSEN, dont le cabinet est sis au Palais de Justice (extension) à 1000 BRUXELLES, dossier rangé sous le numéro 2001/002, suite à la plainte avec constitution de partie civile déposée :

*  *  *

CONTRE :
  • Monsieur Hissène HABRE, résidant actuellement à DAKAR, rue R. France - Concession n°26 - Quartier OUAKAM, DAKAR (SENEGAL) ;
ET

de X ayant pu commettre les faits tels qu'énumérés ci-dessous ;

DU CHEF DE :
  • crimes contre l'humanité, tels que visés ou non par les lois du 16 juin 1993 relative à la répression des infractions graves aux Conventions internationales de Genève du 12 août 1949 et aux Protocoles I et II du 8 juin 1977 additionnels à ces Conventions, parue au Moniteur belge du 5 août 1993, et, du 10 février 1999 relative à la répression des violations graves au droit international humanitaire, publiée au Moniteur belge du 32 mars 1999 ;
  • crimes de tortures et actes de barbarie, tels que visés par la Convention contre la torture et les autres peines ou traitements inhumains ou dégradants, adopté par l'Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 39/46 du 10 décembre 1984 (notifiée par la loi belge du 9 juin 1999) ;
  • crimes d'arrestations arbitraires (article 147 du code pénal belge), acte arbitraire et attentatoire aux libertés et aux droits garantis par la Constitution (articles 151 et s. du Code pénal belge), meurtre (articles 393 et s. du Code pénal belge), d'attentat à la liberté individuelle et à l'inviolabilité du domicile (articles 434 et s. du Code pénal belge), d'enlèvement et de disparition forcée, ainsi que de séquestration ;
*  *  *

Que cette demande, formulée sous les plus expresses réserves et sans reconnaissance préjudiciable, a pour but que s'accomplissent, sans autres délais, les derniers devoirs d'instruction à charge de Monsieur Hissène HABRE afin que la procédure judiciaire puisse se poursuivre sereinement et équitablement en Belgique ;

Que les requérants réservent copie de la présente requête à Monsieur Daniel FRANSEN, juge d'instruction, et à Monsieur le Procureur Fédéral ;

Qu'après un exposé des faits succinct, ils développent les moyens qui fondent leur requête ;

I. EXPOSE DES FAITS
  • Monsieur Hissène HABRE a dirigé le TCHAD de 1982 à 1990, jusqu'à son renversement par l'actuel président Monsieur Idriss DEBY et sa fuite vers le SENEGAL.

    Son régime de parti unique fut marqué par d'implacables et constantes violations des droits de l'homme et des libertés individuelles, ainsi que par de vastes campagnes de violence à l'encontre de son propre peuple. Monsieur HABRE a persécuté, par périodes, en procédant à des arrestations collectives et des meurtres en masse, différents groupes ethniques dont il percevait les leaders comme des menaces à son régime, notamment les SARA et d'autres groupes sudistes en 1984, les HADJERAÏ en 1987 et les ZAGHAWA en 1989.

    Le nombre exact des victimes de Monsieur HABRE reste à ce jour inconnu. Une commission d'enquête du Ministère Tchadien de la Justice, établie par son successeur, a accusé en 1992 le gouvernement HABRE de 40.000 assassinats politiques et de tortures systématiques. La plupart des exactions furent perpétrées par son impitoyable police politique, la Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS), dont les directeurs ne rendaient des comptes qu'à Monsieur Hissène HABRE, exclusivement. Ils appartenaient tous à sa propre ethnie, les GORANES.

  • Monsieur HABRE a été inculpé et placé en résidence surveillée au SENEGAL le 3 février 2000, pour complicité de crimes contre l'humanité, d'actes de torture et de barbarie. Les tribunaux sénégalais ont, par la suite, estimé que Monsieur HABRE ne pouvait être poursuivi dans ce pays. Des victimes ont, en conséquence, déposé des plaintes avec constitution de partie civile devant un juge d'instruction belge contre Hissène HABRE en novembre 2000 et en décembre 2001, sur base de la loi du 16 juin 1993.

  • Les trois premiers plaignants, de nationalité belge, ont déposé leur plainte à Bruxelles augmentée d'un volumineux dossier de pièces le 30 novembre 2000. Une deuxième série de plaintes a été déposée en Belgique contre Hissène HABRE par des tchadiens, pour les mêmes chefs d'inculpation, l'année suivante.

    La plupart des plaignants, victimes directes de ces graves violations au droit international humanitaire, qui résidaient au TCHAD, ont tenu à venir à Bruxelles pour être individuellement entendus par le juge d'instruction belge, Monsieur Daniel FRANSEN, ainsi que par ses enquêteurs.

    Un ancien membre de cette sinistre Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS) a également été interrogé par les enquêteurs belges qui, avec le juge, ont pu réunir des témoignages ainsi que des rapports accablants d'organisations non gouvernementales. Un dossier de charges, lourd de plusieurs cartons, a pu ainsi être constitué.

  • A ce stade de l'instruction, le juge belge, Monsieur Daniel FRANSEN a souhaité se rendre au TCHAD avec ses enquêteurs. Avec l'appui de Votre Ministère et de celui des Affaires Etrangères, une commission rogatoire internationale a séjourné au TCHAD du 26 février au 7 mars 2002. Cette commission, qui a reçu le meilleur accueil des autorités tchadiennes, était composée, outre le juge d'instruction, de Monsieur Philippe MEIRE, actuellement magistrat fédéral, d'un membre du greffe et de 4 officiers belges. Des dizaines de témoins ont répondu aux questions du juge belge et de son homologue tchadien. Des pièces à conviction, les archives de la DDS, ont pu être consultées et acheminées à Bruxelles après la visite par cette commission, des lieux de tortures (voir annexe 4, notamment " Les archives de l'horreur ", Jeune Afrique-L'Intelligent du 2 mars 2003).

    Par lettre du 7 octobre 2002, jointe en annexe, Monsieur le Ministre de la Justice du TCHAD a confirmé que la république du TCHAD avait " levé toute immunité de juridiction à l'égard de Monsieur Hissène HABRE " et le fait que celui-ci " ne peut plus prétendre à une quelconque immunité de la part des autorités tchadiennes ".

  • Il convient de noter que suite à une procédure, intentée par les victimes de Monsieur HABRE devant le comité des Nations Unies contre la Torture, établi à Genève, le SENEGAL où Monsieur Hissène HABRE s'est réfugié, a été prié de " ne pas expulser Hissène HABRE et de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher qu'il ne quitte le territoire du SENEGAL autrement qu'en vertu d'une procédure d'extradition ". Faisant suite à une demande expresse du Secrétaire Général des Nations Unies, Monsieur Kofi ANNAN, le Président du SENEGAL, Monsieur WADE, a déclaré qu'il acceptait de garder Hissène HABRE sur le sol sénégalais le temps qu'un pays comme la Belgique, capable d'organiser un procès équitable, le réclame (Déclaration faite au journal " Le Temps ", à Genève, le 27 septembre 2001, reprise en page 9).

    Depuis l'arrêt de la 2ième chambre de la Cour de cassation de Belgique du 12 février 2003 (en cause SHARON / ABBAS & consorts), rien ne devrait plus s'opposer à la délivrance d'un mandat d'arrêt international permettant que s'ouvre en Belgique, le procès de Monsieur Hissène HABRE, toujours en résidence surveillée à DAKAR.
*  *  *

II. EXPOSE DES MOYENS

Premier moyen

Inapplication du paragraphe 2 de l'article 7 modifié par la loi du 23 avril 2003 en ce qu'il prévoit la possibilité pour le Ministre de la justice de porter les faits dont le Juge d'instruction belge est saisi, à l'encontre de M. HABRE, à la connaissance de la Cour Pénale Internationale.

Alors que :

a) le statut de la Cour Pénale Internationale, en son article 11 exclut la compétence de celle-ci pour des faits antérieurs au 1er juillet 2002, les faits commis par Monsieur Hissène HABRE se sont déroulés de 1982 à 1990.

b) Les faits dénoncés ont été commis à l'encontre d'un Belge, ledit paragraphe 2 excluant la possibilité de désaisissement puisqu'en l'occurrence la Cour Pénale Internationale n'est pas déjà saisie de faits connexes ou identiques déclarés recevables sur base de l'article 18 du statut.

A l'évidence, et a fortiori, comme à l'heure actuelle la République du Tchad n'a pas encore ratifié le statut de la Cour Pénale Internationale, il n'y a pas lieu à application du paragraphe 2 de l'article 7.

***

Deuxième moyen

Inapplication du paragraphe 3 de l'article 7 modifié par la loi du 23 avril 2003 en ce qu'il permet au Ministre de la justice de porter les faits allégués à la connaissance du Tchad (Etat sur lequel les graves violations au Droit international Humanitaire ont été commises) ou à la connaissance du Sénégal (Etat sur le territoire duquel l'auteur présumé se trouve), si ces états respectent le droit des parties à un procès équitable.

Alors que :

Hissène HABRE étant tchadien, ledit paragraphe 3 ne permettrait que le désaisissement en faveur du Tchad ou du Sénégal, pays qui ont clairement décidé de ne pas poursuivre Hissène HABRE.

A titre superfétatoire, d'emblée, outre que le Tchad ne pourrait manifestement respecter le droit des parties à un procès équitable pour les raisons ci-après détaillées, cet Etat applique encore la peine de mort.

Ce fait à lui seul empêcherait tout désaisissement vers le Tchad comme il a été dit à la Commission de la justice du Sénat lors de la discussion du projet de la loi du 23 avril 2003. Ainsi, la déclaration de M. VANDENBERGHE rappelant la jurisprudence établie de la Cour européenne des Droits de l'Homme depuis plus de dix ans, refusant l'extradition d'une personne au motif que le pays requérant appliquait encore la peine capitale (Doc. Parl. Sénat, session 2002-2003, n° 2-1256/12 du 3.4.2003, p. 12).

a) Le Tchad a décidé de ne pas poursuivre Hissène HABRE
  • Le gouvernement du Tchad, depuis la chute de Hissène HABRE en décembre 1990, n'a jamais engagé de poursuites contre lui ni demandé son extradition du Sénégal. Retracer au Tchad les abus perpétrés par Hissène Habré pourrait impliquer la mise à jour des responsabilités des collaborateurs de l'ancien régime qui conservent un pouvoir au sein de la haute administration tchadienne et notamment au sein de l'appareil sécuritaire de l'Etat. Ainsi, le seul retour de l'ex-dictateur tchadien s'avèrerait sans doute un facteur de déstabilisation politique importante. Dans ces conditions, et étant donné la situation des Droits de l'Homme au Tchad, sa sécurité physique serait menacée. Déjà, en 1992, de dizaines de compagnons d'Habré, remis contre leur gré aux autorités tchadiennes par le Nigeria ont été torturés et assassinés.1 D'après Hissène Habré lui-même, " extrader quelqu'un vers le Tchad de [l'actuel Président Idriss] Déby, cela revient tout simplement á signer son arrêt de mort " .2

    En effet, il faut insister sur les rapports entre Monsieur Hissène HABRE et son " ennemi juré " (pour reprendre la phrase du périodique Jeune Afrique l'Intelligent), Idriss Déby, l'actuel Chef d'Etat du Tchad. En 1989, Monsieur Déby (qui était à l'époque le conseiller d'Habré) chargé de la défense et de la sécurité), Mahamat Itno, le Ministre de l'Intérieur et Hassan Djamous, le Commandant en chef de l'armée, sont entrés en rébellion ouverte contre Monsieur Habré. Les deux derniers - amis intimes du Président Déby - sont arrêtés, torturés et exécutés. Seul Monsieur Déby parvient à échapper à ses poursuivants. Les trois hommes étant de l'ethnie Zaghawa, Monsieur Habré décide de se venger de manière systématique sur cette ethnie. Des centaines de personnes, liées ou non à la rébellion, sont prises dans des rafles, torturées et internées. Certains membres de la famille de Monsieur Déby meurent en détention, après d'atroces souffrances, ou sont exécutés.

  • Dans le contexte politique actuel du Tchad, le gouvernement n'a aucun intérêt à ce que des violations des droits de l'homme similaires à celles qui se produisent encore, soient dénoncées et punies. Selon une formule utilisé par Amnesty International " l'impunité de Habré devient l'impunité de Déby ". Laisser juger et condamner au Tchad les abus d'Habré pourrait constituer un dangereux précédent pour les dirigeants actuels (dont beaucoup étaient déjà des collaborateurs de Habré impliqués dans les crimes commis à l'époque, et qui ont échappé à la justice).

    Le manque de volonté du régime Déby de poursuivre les crimes commis sous le règne de Hissène Habré est d'ailleurs manifeste. En 1990, au moment où il a accédé au pouvoir, le Président Déby avait décidé de nommer une " Commission d'enquête sur les crimes et détournements commis par l'ex-président, ses co-auteurs et/ou coupables ". C'est cette Commission qui a estimé à plus de 40000 le nombre de victimes de la dictature Habré. Un rapport a été publié dans lequel la Commission recommande que les responsables de ces exactions soient traduits en justice. Il n'en a rien été. Un des ministres du gouvernement Déby actuel a expliqué à Amnesty International que le rapport de la Commission d'enquête " était très contesté au sein du gouvernement et que si des sanctions devaient être prises, ce serait tout le Tchad qui devrait être jugé. "3

  • Les pressions sur le système judiciaire sont illustrées par le traitement des plaintes déposées au Tchad en 2000 contre d'anciens complices d'Habré. Encouragées par les démarches entreprises contre l'ex-dictateur Habré lui-même au Sénégal puis en Belgique, 17 victimes ont porté plainte à N'Djamena pour torture, meurtre et " disparition " contre des anciens membres de la redoutable Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS), la police politique d'Habré, dont bon nombre travaillent toujours au sein de l'appareil sécuritaire tchadien. La mise à sac dans les locaux même du palais de justice de N'Djaména du bureau du procureur en charge de ces plaintes en décembre 2000 est un exemple des moyens que ces personnes peuvent mettre en œuvre pour contrecarrer la marche de la justice. Alors que ces procédures ont peu progressé depuis le dépôt des plaintes, les victimes et leur avocate, Jaqueline Moudeina, ont fait l'objet de menaces et d'actes hostiles. Ainsi, en juin 2001, Maitre Moudeina fut sévèrement blessée par les éclats d'une grenade lancée sur elle par les forces de sécurité commandées par l'un des ex responsables de la DDS toujours en activité et actuellement poursuivi devant les tribunaux du Tchad.4

    Dès lors qu'il est l'évidence que Hissène HABRE ne sera pas jugé au Tchad, resterait le Sénégal.
b) Le Sénégal a décidé de ne pas poursuivre Hissène HABRE

L'alternative offerte par le paragraphe 3 de l'article 7, à savoir la dénonciation des faits à l'Etat où l'accusé peut être trouvé, n'est pas non plus une option raisonnable. En effet, le Sénégal, où Habré vit actuellement en exil, ne dispose pas de loi de compétence universelle comme la Belgique et ses tribunaux, suite a de fortes pressions politiques, se sont déjà déclarés incompétents lorsque des plaintes ont été déposées à Dakar en 2000.

En effet, le 3 février 2000, l'ex-dictateur tchadien avait été inculpé au Sénégal pour avoir "aidé ou assisté X… dans la commission des faits de crimes contre l'humanité, d'actes de torture et de barbarie " et placé en résidence surveillée.5 Mais des pressions politiques faussèrent définitivement le cours de la justice sénégalaise dans cette affaire. Le Conseil supérieur de la Magistrature a décidé la mutation du juge d'instruction qui avait inculpé Hissène Habré, et donc son dessaisissement du dossier, et la promotion du Président de la Chambre d'accusation, devant laquelle une demande en annulation des poursuites était pendante. A plusieurs reprises, le président du Sénégal déclarait publiquement et très clairement que Habré ne serait jamais jugé au Sénégal. Le 4 juillet 2000, la Chambre d'accusation de Dakar a décidé d'abandonner les poursuites6 au motif que les tribunaux sénégalais ne peuvent connaître de crimes commis au Tchad par un tchadien contre des victimes tchadiennes dans la mesure où le Sénégal n'a pas incorporé en droit national l'article 7 de la Convention contre la Torture.7

L'opinion publique internationale s'est interrogée sur cette décision particulièrement décevante. Les Rapporteurs spéciaux de la Commission des droits de l'homme de l'ONU sur la torture et sur l'indépendance des juges sont parmi les nombreuses personnalités et organisations qui ont exprimé un trouble par rapport à cette décision et aux circonstances qui l'ont précédée. Dans un communiqué de presse du 2 août 2000, " [l]e Rapporteur spécial sur l'indépendance des juges et des avocats, M. Dato Param Cumaraswamy, et le Rapporteur spécial sur la torture, Sir Nigel Rodley, ont fait part de leur préoccupation au Gouvernement du Sénégal s'agissant des circonstances dans lesquelles a été prononcé le non-lieu dans le cas de M. Hissène Habré, ancien Président du Tchad. …..Les Rapporteurs spéciaux rappellent au Gouvernement du Sénégal ses obligations en tant qu'État partie à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. "

Néanmoins, le 20 mars 2001, la Cour de cassation du Sénégal confirmait l'arrêt de la Chambre d'accusation et enterrait définitivement les poursuites dans ce pays.8 Il est regrettable que les juridictions sénégalaises n'aient pas considéré la Convention contre la Torture comme une base juridique suffisante pour se déclarer compétentes. Le déroulement de l'affaire traduit certainement un manque de volonté politique de juger Habré au Sénégal.

En avril 2001, le président sénégalais déclarait publiquement qu'il avait donné un mois à Habré pour quitter le Sénégal. Les victimes, comme déjà dit dans l'exposé des faits, ont alors déposé un recours devant le Comité des Nations Unies contre la torture et le Comité a prié le Sénégal de "ne pas expulser Hissène Habré et de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher que Hissène Habré ne quitte le territoire du Sénégal autrement qu'en vertu d'une procédure d'extradition."9 Et donc, après une demande de M. Kofi Annan, le président du Sénégal a accepté de garder Hissène Habré sur le sol sénégalais le temps que la Belgique en demande l'extradition et a déclaré publiquement " J'étais prêt à envoyer Hissène Habré n'importe où, y compris dans son propre pays, le Tchad, mais Kofi Annan est intervenu pour que je garde Hissène Habré sur mon sol, le temps qu'une justice le réclame. Je l'ai fait, mais je ne souhaite pas que cette situation perdure. Le Sénégal n'a ni la compétence ni les moyens de le juger. Le Tchad ne veut pas le juger. Si un pays, capable d'organiser un procès équitable - on parle de la Belgique - le veut, je n'y verrai aucun obstacle. "10

Le 23 février 2003, le président du Sénégal a confirmé que :

"M. Habré ne sera pas jugé au Sénégal parce que les faits ont été commis ailleurs et parce que les victimes se trouvent, elles aussi, ailleurs qu'au Sénégal. Je ne veux pas me retrouver avec un procès où les parties civiles et la défense produiront deux mille à trois mille témoins. Cela ridiculisera la justice sénégalaise…Tout Etat qui le souhaite peut introduire auprès de la justice sénégalaise une demande d'extradition qui recevra, si cela ne tient qu'à moi, une suite favorable. Je note simplement que pour l'instant aucun pays, même pas le Tchad, ne m'a demandé cette extradition".11

c) Le Tchad ne garantit pas un procès équitable :
  • Si, par impossible, toutes les éventualités détaillées ci-avant devaient aboutir à un complet retournement de la situation, en manière telle qu'après plus de 12 ans, le Tchad décide de juger Hissène HABRE, encore faudrait-il pour que la Cour de cassation belge prononce le désaisissement, que les parties aient droit, au Tchad, à un procès équitable comme le requiert le paragraphe 3, alinéa 2 dudit article 7.

    Or, le Tchad, état dont M. Hissène Habré est ressortissant, ne peut garantir aux parties le droit à un procès équitable.

  • La constitution du Tchad prévoit l'organisation et le fonctionnement d'un système judiciaire efficace et indépendant. Toutefois, les organisations internationales de défense des Droits de l'Homme ou encore le Département d'Etat des Etats Unis qui ont enquêté sur l'état actuel du système judiciaire tchadien, ont démontré qu'il n'existe pas au Tchad de justice impartiale et indépendante, capable de garantir la tenue d'un procès équitable. Le rapport 2002/03 du Département d'Etat Américain résume la situation de la justice au Tchad en une phrase "la justice est inefficace, insuffisamment financée, surchargée de travail et soumise aux pressions de l'Exécutif ".12 Dans son dernier rapport sur la situation des Droits de l'Homme au Tchad en 1988, l'expert indépendant de la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU a dénoncé " l'impunité, la partialité de la magistrature et la manque considérable de ressources humaines et matérielles [qui] continuent, malheureusement de caractériser la justice du Tchad ".13 Et Amnesty International en 1996 a parlé de " l'absence d'indépendance de la justice. Les magistrats tchadiens ont fait l'objet de multiples tentatives d'intimidation de la part des autorités politiques ".14

  • Des autorités tchadiennes refusent de se soumettre à la loi et interviennent régulièrement dans la conduite des affaires judiciaires. Les juges siégeant à la Cour Suprême, au Conseil Constitutionnel et à la Haute Cour de Justice ont été nommés par le Président Déby alors qu'une loi prévoit leur élection.15 Cette pratique de nomination crée un risque réel d'allégeance des juges à l'exécutif et démontre le manque de volonté des autorités politiques de garantir l'indépendance de la magistrature au Tchad. Les autorités ne font rien pour garantir la sécurité des magistrats qui tentent d'exécuter leur mandat avec efficacité et indépendance.16 Les services de sécurité eux-mêmes se livrent à des actes d'intimidation envers les juges qui auraient la témérité de se pencher sur des affaires impliquant les forces de l'ordre. Il est arrivé que des magistrats soient arrêtés et détenus arbitrairement ou même assassinés. Le déroulement des procès et l'exécution des décisions judiciaires sont également soumis au bon vouloir de l'Exécutif. Les opposants au régime sont maintenus en détention provisoire pendant de longues années, soumis à la torture pour " avouer " ou condamnés à des peines sans proportion avec les faits qui leur sont reprochés. Parallèlement, les autorités s'opposent systématiquement au jugement des abus et atrocités commis par les forces de l'ordre, l'armée ou les services de sécurité.17 Actuellement, l'impunité règne pour les violations graves des droits de l'homme. Le fonctionnement chaotique de la justice au Tchad (détention arbitraire, torture) illustre son manque d'indépendance et son instrumentalisation par le pouvoir.18

    Dans ces conditions, il apparaît que la tenue d'un procès visant à juger Hissène Habré pour les crimes horribles commis sous son règne dépendrait en pratique du bon vouloir des autorités politiques actuelles. Et même, il n'existe aucune garantie que le système judiciaire au Tchad ait les moyens d'organiser un procès équitable, surtout si les autorités politiques s'y opposent.
Troisième moyen

Inapplication du paragraphe 4 de l'article 7 modifié par la loi du 23 avril 2003 en ce qu'il prévoit en son dernier alinéa que pour les faits qui, comme ceux dirigés contre Hissène HABRE, sont pendants auprès d'un juge d'instruction, il existe la possibilité pour le Ministre de la justice de porter les faits à la connaissance du Tchad après avis de la Chambre des mises en accusation.

Alors que :

a) trois des victimes, personnellement lésées, sont belges, ce qui exclut de facto l'application dudit paragraphe 4 en l'espèce, comme le précise son premier alinéa.

b) A supposer contre l'évidence que ledit paragraphe 4 puisse trouver à s'appliquer, il est à noter que la législation du Tchad n'incrimine pas les violations graves du droit international humanitaire telles que visées par les plaignants et énumérées aux articles 1er, 1bis, 1ter de la loi du 16 juin 1993 modifiée par la loi du 23 avril 2003, condition posée par ledit paragraphe 4 pour un désaisissement.

c) Tout rapport de Monsieur le Procureur fédéral - tel quel la procédure le prévoit pour des affaires en cours où des belges ne sont pas victimes - nécessairement devra conclure en référence au § 1er de l'article 7 de la loi du 16 juin 1993 modifiée par la loi du 23 avril 2003, que :
  • la plainte est manifestement fondée
  • les faits relevés correspondent à une qualification retenue par la loi
  • l'action publique est recevable
  • les circonstances concrètes de l'affaire qui ne peut être portée ailleurs devant une juridiction compétente et impartiale, garantissant un procès équitable.
En effet, M. le Procureur du Roi et M. le Procureur général du Parquet de Bruxelles, et ensuite M. le Procureur fédéral, n'ont pas ménagé leurs peines depuis le dépôt des plaintes pour faire progresser celles-ci par des réquisitions qui ne laissent aucun doute sur la recevabilité de l'action publique.

Qu'il s'agisse de M. l'avocat général WYNANTS, ou de M. MEIRE, substitut du Procureur du Roi et actuellement magistrat fédéral, tous deux ont permis que s'organise la commission rogatoire internationale à laquelle M. Philippe MEIRE a d'ailleurs lui-même participé en février-mars 2002 à D'jamena. Ils savent que le Tchad, ni le Sénégal ne pourraient organiser un tel procès équitable devant une juridiction indépendante et impartiale.

*   * : *

Monsieur le Ministre,

Est-il encore utile de rappeler vos précisions lors du vote de la loi du 23 avril 2003 ? Vous avez tenu à dire que " tout le monde souscrit au principe de la loi de 1993, à savoir la lutte contre l'impunité … (et) … qu'il faut qu'il soit clair que la réglementation prévue par le paragraphe 4 ne doit être appliquée que si les paragraphes 1 à 3 ne conduisent pas à une solution. Cette solution doit donc être l'exception absolue lorsque aucune issue n'est possible ".

Pour les victimes dont tous les acteurs du pouvoir judiciaire, et dont votre gouvernement, depuis 2 ans 1/2 , ont entretenu l'espoir que justice sera faite, et, l'insoutenable impunité vaincue, il n'y a d'autre issue qu'un procès équitable devant les juridictions belges.

PAR CES MOTIFS

QU'IL VOUS PLAISE, MONSIEUR LE MINISTRE

De dire, sur base des faits et moyens soutenus par les requérants et tous autres qui seraient à faire valoir, que vous n'userez pas, dans la présente cause, des pouvoirs qui vous sont conférés par l'article 7 de la loi du 16 juin 1993, modifiée par la loi du 23 avril 2003, publiée au Moniteur belge du 7 mai 2003.

Bruxelles, le 8 mai 2003
Pour les requérants et leurs conseils


Annexes

  • Lettre de M. le Ministre de la justice du Tchad à M. le juge d'instruction FRANSEN confirmant l'absence d'immunité de M. Hissène HABRE
  • Déclaration de M. WADE, chef de l'Etat du Sénégal au magazine " Le temps " du 27.9.2001 sur la volonté de remettre Hissène HABRE aux autorités belges
  • Article de Walf Fadjri l'Aurore Sénégal du 24 février 2003 : " Ce procès indésirable au Sénégal "
  • Revue de presse réalisée par Human Rights Watch


1. Voir Amnesty International, " Tchad, le cauchemar continue, " Avril 1993.

2. " Hissein Habré, Un dictateur face á la justice, " Jeune Afrique l'Intelligent 15-21 février 2000.

3. Amnesty International, "Tchad: l'héritage Habré", Index AI AFR 20/004/2001, Octobre 2001, p. 8.

4. Voir, Human Rights Watch, " L'avocate des victimes de la dictature Habré objet d'un attentat au Tchad, " http://www.hrw.org/french/press/2001/habre0612-fr.htm Voir aussi, Indépendance des juges et des avocats, rapport du Rapporteur spécial (E/CN.4/2002/72, par. 16; annexe, par. 23-24) " Le Rapporteur spécial a adressé une communication au Gouvernement [tchadien]concernant une avocate qui représentaient un groupe de victimes dans le procès intenté contre l'ancien Président Habré. Elle a été blessée à la jambe lorsque les forces de sécurité auraient délibérément lancé une grenade dans sa direction au cours d'une manifestation pacifique en juin 2001. D'après l'information reçue, les forces de sécurité en question étaient placées sous le commandement d'un ancien officier de sécurité accusé d'actes de torture par les clients de l'avocate. Le Gouvernement n'a pas répondu à cette communication. "

5. Une copie du Procès - verbal d'interrogatoire de première comparution peut être trouvé à http://www.hrw.org/french/themes/habre-inculpation.html

6. République du Sénégal ,Cour d'appel de Dakar, Chambre d'accusation, Arrêt n' 135 du 04-07-2000, http://www.hrw.org/french/themes/habre-decision.html

7. L'article 7 de la Convention contre la Torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée en 1984, dispose : " L'Etat partie sur le territoire sous la juridiction duquel l'auteur présumé d'une infraction visée à l'article 4 est découvert, s'il n'extrade pas ce dernier, soumet l'affaire, dans les cas visés à l'article 5, à ses autorités compétentes pour l'exercice de l'action pénale ".

8. République du Sénégal, Cour de Cassation, Première chambre statuant en matière pénale, Arrêt n' 14 du 20-3-2001 Pénal , Souleymane GUENGUENG ET AUTRES Contre Hissène HABRE, http://www.hrw.org/french/themes/habre-cour_de_cass.html

9. Voir http://www.hrw.org/french/themes/images/guengueng_small.jpg

10. Abdulaye Wade, Président du Sénégal dans "Le Temps"(Genève) , le 27 septembre 2001. Voir http://www.hrw.org/french/press/2001/habre0927.htm

11. Walf FADJRI, L'aurore Sénéga, " Ce procès indésirable au Sénégal ", 24 février 2003

12. "The judiciary was ineffective, underfunded, overburdened, and subject to executive interference", Country Reports on Human Rights Practices in 2002, Released by the Bureau of Democracy, Human Rights and Labor, Département d'Etat Américain, 31 mars 2003.

13. E/CN.4/1999/R.3 (13 décembre 1998)

14. Rapport d'Amnesty International du 10 octobre 1996, " Tchad, un pays soumis à l'arbitraire des forces de sécurité avec la complaisance de pays étrangers. "

15. Country Reports on Human Rights Practices in 2002, Released by the Bureau of Democracy, Human Rights and Labor, Département d'Etat Américain, 31 mars 2003.

16. FIDH, "Tchad: une justice au point mort?", rapport nº340, juillet 2002, p 15.

17. Amnesty International, "Tchad: l'héritage Habré", Index AI AFR 20/004/2001, Octobre 2001.

18. Toujours selon le Département d'Etat Américain, " The Government's human rights record remained poor, and it committed serious human rights abuses. …Security forces committed extrajudicial killings, abductions, and continued to torture, beat, rape, and abuse persons. Prison conditions remained harsh and life threatening. Security forces continued to use arbitrary arrest and detention; the authorities arrested opposition leaders. The Government rarely prosecuted or punished members of the security forces who committed human rights abuses."