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Algérie : punir les abus policiers
En Kabylie, l'impunité alimente les troubles
le 18 avril 2002

Abdelaziz Bouteflika
Président de la Republique
El-Mouradia, Alger, Algérie


Monsieur le Président de la République,

A l'occasion du premier anniversaire des événements de Kabylie, nous vous adressons cette lettre afin de vous exprimer notre inquiétude quant aux suites limitées données à votre promesse de traduire en justice les membres des forces de sécurité ayant usé abusivement de leur autorité.

Comme vous le savez, certains comptages non-officiels évaluent à plus de 100 le nombre de personnes tuées depuis le 18 avril 2001, au cours des événements. La plupart d'entre-elles ont succombé aux blessures que leur avaient causées les tirs à balles réelles des membres de la gendarmerie et d'autres services de police. Sept civils auraient été tués le mois dernier seulement.

Les manifestations ont été parfois pacifiques, parfois violentes. Dans plusieurs cas, les manifestants ont lancé des pierres et des cocktails Molotov et ont détruit des biens publics. Des membres des forces de sécurité ont été blessés. Nous n'excusons pas ces actes de violence et reconnaissons que les forces de sécurité ont le devoir de protéger la population et les biens ainsi que celui de rétablir l'ordre. Cependant, leur réaction se doit d'être en accord avec la loi ainsi qu'avec les normes énumérées dans le Code de conduite des Nations Unies pour les responsables de l'application des lois et avec les Principes de base sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois. Ces principes affirment que les responsables " ne recourront intentionnellement à l'usage meurtrier d'armes à feu que si cela est absolument inévitable pour protéger des vies humaines. "

De nombreux reportages de presse, des récits de témoins oculaires ainsi que la respectée commission d'enquête nommée par vos soins en mai 2001 semblent unanimement indiquer qu'au cours des manifestations en Kabylie, les forces de sécurité ont usé, de façon répétée, de moyens mortels contre des manifestants pacifiques, ainsi que dans d'autres situations où leur vie n'était pas mise en danger, ont battu des civils non-armés et intentionnellement endommagé des maisons privées et des commerces. La commission d'enquête présidentielle a relevé que durant la première semaine de perturbations - qui fut également la plus sanglante - les gendarmes avaient "nourri et entretenu la situation [par des] tirs à balles réelles, pillages, saccages, provocations de toutes sortes, propos obscènes et passages à tabac." La commission a conclu que l'argument de l'autodéfense ne pouvait justifier les tirs des gendarmes qui ont tué cinquante civils et en ont blessé 218 autres, entre le 22 avril et le 28 avril 2001.

Le sentiment que les gendarmes peuvent tuer et saccager dans l'impunité est l'un des griefs alimentant le mouvement de protestation, qui s'est par ailleurs intensifié au cours des cinq dernières semaines. Les manifestants et les comités politiques Berbères (les ârchs) ont systématiquement demandé que ces abus soient punis.

Vous avez à plusieurs reprises apporté votre appui à cette revendication. Récemment, dans votre discours du 12 mars 2002, vous avez affirmé que : Tous les responsables d'abus et principalement ceux impliqués dans des morts d'hommes, sont et seront poursuivis en justice. Des poursuites sont déjà engagées contre vingt-quatre membres du corps de la Gendarmerie nationale, dont cinq officiers. Ils sont accusés d'homicide ou d'usage illégal d'armes à feu. Le gendarme responsable de la mort du jeune Guermah Massinissa a été arrêté dès le 19 avril 2001. Tous ont droit à un procès en bonne et due forme, mais aucun n'échappera à la rigueur de la loi. Le déroulement des procès se fera en toute transparence, sans équivoque, sans zone d'ombre….En tout état de cause, l'Etat est déterminé à ne pas laisser place à l'impunité.

Malgré cette déclaration ferme et bien accueillie, très peu de documents fiables ont été produits attestant que ces membres des forces de sécurité vont en effet devoir répondre publiquement et légalement des abus qui leur sont attribués.

L'organisation indépendante qu'est la Ligue Algérienne de Défense des Droits de l'Homme (LADDH) a publié ce mois-ci un rapport faisant état à ce jour et à sa connaissance, d'un seul procès arrivé à son terme. L'inculpé était un policier reconnu coupable d'avoir renversé et tué un motocycliste du nom de Serraye Hafnaoui, à Bejaia, le 15 juin 2001. Bien que des témoins aient accusé le policier d'avoir délibérément renversé Hafnaoui, le policier a reçu une peine de deux mois de prison motivée par une accusation moins lourde.

Dans votre discours du 12 mars, vous faites référence au gendarme qui a mortellement tiré sur Massinissa Guermah, le 18 avril 2001 alors que ce dernier était détenu au poste de gendarmerie de Beni Douala, incident qui a déclenché les manifestations de l'année écoulée. Vous avez déclaré que l'agent est sous mandat d'arrêt depuis le lendemain de l'incident. Pourtant, des membres de sa famille proche nous ont déclaré, lorsque nous les avons contactés par téléphone, à Beni Douala, le 13 avril, qu'ils n'avaient reçu aucune information sur un quelconque procès ou sur un quelconque verdict. Selon le rapport de la LADDH, l'agent Mestari Merabet serait sous mandat d'investigation par le Tribunal Militaire de Blida pour " infraction aux consignes " et " homicide involontaire ", mais son procès n'a pas encore eu lieu. Merabet aurait déclaré avoir actionné sa Kalachnikov par accident.

Nous vous avons déjà mentionné dans le passé que des membres des forces de sécurité algérienne semblent jouir d'impunité pour des actes de torture, des " disparitions " et des exécutions sommaires menés dans le cadre de la " lutte anti-terroriste ". Nous avons également relevé que les affirmations officielles selon lesquelles des membres des forces de sécurité sont traduits en justice ne sont jamais allées de pair avec des détails permettant de vérifier ces affirmations.

Nous vous appelons à honorer votre promesse d'une justice transparente en divulguant des informations sur tous les cas impliquant des membres des forces de sécurité suspectés d'abus en lien avec les événements de Kabylie, y compris leur nom et leur rang, les détails des accusations pesant contre eux et leur statut dans le processus judiciaire. Ceci permettra au peuple algérien de juger si les membres des forces de sécurité sont tenus pour responsables de leur conduite.

Alors que l'Algérie se prépare aux élections parlementaires prévues pour le 30 mai, peu de gestes refléteraient mieux une volonté de rompre avec le passé qu'une investigation rigoureuse et transparente de ces événements.

Nous vous remercions pour l'attention que vous voudrez bien porter à nos arguments et restons ouverts à tout commentaire de votre part.

Je vous prie d'agréer, Monsieur le Président de la République, l'expression de ma très haute considération.

Hanny Megally
Directeur executive
Division Proche Orient et Afrique du Nord
Human Rights Watch


cc: Ambassadeur Idriss Jazairy
Ministre de la justice Ahmed Ouyahia