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La Turquie n’enregistre plus les demandeurs d’asile syriens

Les nouveaux arrivants sont expulsés voire forcés à retourner en Syrie

Deux Syriens marchent le long d'une clôture près de la frontière turco-syrienne dans la province de Gaziantep, en Turquie, le 30 novembre 2016. Les Syriens arrivés en Turquie depuis fin 2017 n'ont pas pu obtenir l’enregistrement requis pour bénéficier d’une protection temporaire et de services de base. © 2016 Umit Bektas / Reuters
(Istanbul) – Les autorités turques d’Istanbul et de neuf provinces situées à la frontière syrienne ou à proximité ont cessé d’enregistrer les demandeurs d’asile syriens récemment arrivés, sauf dans de rares cas, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Cette suspension entraîne des expulsions illégales, des retours forcés en Syrie et le déni du droit à la santé et à l’éducation.

La Commission européenne a récemment fait l’éloge du système d’asile de la Turquie et compte débloquer bientôt le second volet du financement de 3 milliards USD prévu par leur accord sur les migrations de mars 2016, qui inclut le soutien aux personnes réfugiées en Turquie. Les institutions et les gouvernements de l’Union européenne ont gardé publiquement le silence sur cette suspension et sur les autres abus commis à l’encontre des réfugiés en Turquie, ce qui suggère que leur préoccupation première est de faire cesser le mouvement de demandeurs d’asile et de migrants de la Turquie vers l’Europe.

« Tout en soutenant la Turquie afin de dissuader les demandeurs d’asile de parvenir en Europe, l’UE détourne le regard des récentes mesures de ce pays visant à bloquer et décourager les gens fuyant la Syrie », a déclaré Gerry Simpson, directeur adjoint du programme Droits des réfugiés à Human Rights Watch. « Mais forcer les Syriens qui réussissent à franchir la frontière turque à vivre dans une situation de flou juridique risque de les pousser à passer en clandestinité pour partir vers l’UE. »

Des réfugiés syriens font la queue devant un centre de distribution d’aide alimentaire à Gaziantep, en Turquie, le 20 mai 2016. Toutefois la suspension ultérieure par les autorités turques des procédures d’enregistrement de nouveaux réfugiés syriens empêche ces personnes de recevoir une telle aide. © 2016 Kyodo / AP Images
La suspension des enregistrements représente la dernière tentative en date de la Turquie pour refuser la protection aux nouveaux demandeurs d’asile. Lors des trois dernières années, la Turquie a bouclé ses frontières avec la Syrie et les gardes-frontière turcs continuent à  repousser massivement, voire tuer ou blesser des Syriens, lorsqu’ils essaient de les franchir.

Entre début 2011 et fin mai 2018, la Turquie a enregistré presque 3,6 millions de Syriens, ce qui en fait le premier pays d’accueil de réfugiés dans le monde. Cette générosité n’exonère pas la Turquie, ni ses partenaires internationaux, du devoir d’aider les demandeurs d’asile nouvellement arrivés, a déclaré Human Rights Watch.

Mi-mai 2018, Human Rights Watch a mené 32 entretiens avec des Syriens dans la province turque du Hatay pour évoquer leurs tentatives d’obtenir une carte de protection temporaire dans les provinces du Hatay, de Gaziantep et d’Istanbul. Ce document protège les Syriens de l’arrestation et du risque d’expulsion. Il leur permet également d’avoir accès aux soins médicaux et à l’éducation, de travailler et de demander une assistance sociale – y compris, pour les personnes syriennes les plus vulnérables, celle du filet de sécurité sociale d’urgence financé par l’Union européenne.

Ces Syriens ont déclaré que les policiers turcs les avaient expulsés en groupes de jusqu’à vingt personnes parce qu’ils n’avaient pas la carte de protection, et que sans ce document, les hôpitaux et établissements scolaires refusaient de les accepter. Certains ont déclaré qu’ils avaient dû retourner en Syrie pour recevoir des soins médicaux urgents, pour eux-mêmes ou leurs proches. D’autres ont témoigné qu’ils avaient décidé de retourner en Syrie parce que seuls certains membres de leur famille avaient pu être inscrits. En un mot, ils vivaient dans la crainte permanente d’être arrêtés et expulsés et limitaient leurs déplacements au strict minimum afin d’éviter la police. 

La Turquie est liée par la règle de non-refoulement du droit international coutumier, qui interdit de renvoyer toute personne, de quelque manière que ce soit, vers un endroit où elle serait exposée à un risque avéré de persécution, de torture ou d’autres mauvais traitements, voire au risque de perdre la vie. Cette règle s’applique aux demandeurs d’asile, qui ont le droit de voir leur requête étudiée de façon juste et de ne pas être expulsés sommairement là où ils craignent d’être maltraités. La Turquie n’a pas non plus le droit de forcer les gens à retourner dans les régions où ils sont exposés à des préjudices en leur refusant un statut légal ou un accès aux services fondamentaux.

Le 30 octobre 2017, les services du gouverneur du Hatay ont déclaré qu’afin de décourager les passeurs d’aider les Syriens à pénétrer en Turquie par le Hatay, la province n’enregistrerait plus les Syriens nouvellement arrivés en vue de la délivrance de cartes temporaires de protection. De même, début février 2018, le ministère de l’Intérieur turc a déclaré que la province d’Istanbul n’enregistrerait plus de Syriens.

Huit autres provinces situées à la frontière syrienne ou à proximité ont également suspendu l’enregistrement des Syriens qui venaient d’arriver, depuis fin 2017 ou début 2018, d’après les informations fournies par des organisations travaillant sur le terrain avec les réfugiés syriens, mais aussi par un responsable de la Commission européenne et un fonctionnaire turc ayant travaillé sur les questions de migration. Il s’agit des provinces d’Adana, Gaziantep, Kahramanmaraş, Kilis, Mardin, Mersin, Osmaniye et Şanlıurfa.

Depuis fin août 2015, seuls les Syriens enregistrés qui obtiennent un permis de voyage spécial ont le droit de se déplacer à l’intérieur de la Turquie. En pratique, l’immense majorité des demandeurs d’asile syriens entrent en Turquie de façon illégale, à travers les quelques ouvertures qui existent encore dans la barrière marquant la frontière dans la province du Hatay. Comme l’enregistrement y est bloqué, ils sont incapables de quitter le Hatay de façon légale et de se rendre dans d’autres provinces où on peut encore être enregistré. Ils sont donc forcés de vivre en clandestinité dans la province du Hatay ou d’utiliser les services de passeurs pour se rendre dans d’autres zones de Turquie, avec le risque d’être arrêtés et expulsés.

D’après trois sources confidentielles, la Turquie a rejeté des propositions portant sur un nouveau système qui permettrait aux Syriens arrivant au Hatay, et dans une moindre mesure dans les autres provinces frontalières, de s’enregistrer dans d’autres parties de Turquie, où vivent moins de réfugiés.

Les réfugiés ont déclaré à Human Rights Watch que le contrôle strict que maintient la Turquie sur les organisations internationales et locales d’aide aux réfugiés les empêchent de trouver et d’aider les Syriens non enregistrés. Du fait de ce manque de suivi par les organisations, il n’existe pas de statistiques ou d’estimations du nombre de Syriens qui ont été expulsés ou à qui on a refusé l’enregistrement ou l’accès aux services d’urgence.

En réponse à une lettre du 13 juin présentant les conclusions de Human Rights Watch, les autorités migratoires d’Ankara ont affirmé qu’aucune des 81 provinces du pays, y compris le Hatay et Istanbul, n’avait suspendu l’enregistrement des Syriens. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a déclaré à Human Rights Watch que mi-mai, les autorités lui avaient encore assuré que l’enregistrement des Syriens se poursuivait, y compris au Hatay et à Istanbul. Mais d’autres institutions humanitaires qui assistent les réfugiés affirment que les autorités des dix provinces ont seulement continué à enregistrer les Syriens qui étaient pré-enregistrés au moment de la suspension, ainsi que les cas médicaux urgents signalés depuis la Syrie et les bébés nés en Turquie de parents syriens déjà enregistrés. Deux organisations d’aide aux réfugiés ont également précisé que dans certains cas elles avaient réussi à convaincre les autorités des provinces du Hatay et d’Osmaniye d’inscrire des Syriens non enregistrés particulièrement vulnérables.

Début 2018, les autorités du Hatay ont ouvert un nouveau centre d’enregistrement à Antioche. Les représentants de trois organisations humanitaires, ainsi que deux agents de sécurité travaillant à Antioche, ont déclaré que ce centre était dédié exclusivement aux Syriens non enregistrés qui demandaient de l’aide pour repartir en Syrie, tandis que les Syriens enregistrés pouvaient postuler à cette même assistance au retour auprès des autres centres officiels pour les migrants.

La Turquie n’autorise à effectuer aucun suivi indépendant pour déterminer si les Syriens non enregistrés s’inscrivant pour un retour ont réellement l’intention de repartir ou bien si en réalité on les force à le faire. Par contre, la Turquie autorise un suivi indépendant de la décision de certains Syriens enregistrés de retourner en Syrie.

La Turquie devrait protéger les droits fondamentaux des Syriens nouvellement arrivés, qu’ils soient enregistrés ou non, et procéder à l’enregistrement de ceux qui se le voient refuser depuis fin 2017. La Commission européenne et les États membres de l’UE qui ont des ambassades en Turquie devraient appuyer le pays pour enregistrer et protéger les Syriens. Ils devraient aussi pousser la Turquie à permettre à toutes les organisations travaillant avec les réfugiés d’assister et d’aider librement tous les Syriens, y compris ceux qui ne sont pas enregistrés. 

« Les Syriens non enregistrés en Turquie sont peut-être loin des yeux de la communauté internationale – ce qui arrange beaucoup de monde –, mais ils ne doivent pas pour autant être loin du cœur », a conclu Gerry Simpson. « Les États de l’UE et la Commission européenne devraient soutenir à voix haute tous les Syriens présents en Turquie, pas seulement ceux qui ont réussi à entrer dans le pays avant que les autorités ne commencent à les pousser vers la clandestinité. »

Informations complémentaires

Enregistrement des demandeurs d’asile

Les premiers réfugiés syriens ont fui vers la Turquie début 2011. Lors des trois ans et demi qui ont suivi, la Turquie a adopté une approche ad hoc de leur enregistrement, sans leur accorder de statut légal qui leur conférerait des droits. Bien que la Turquie ait ratifié la convention de 1951 sur les réfugiés et son protocole de 1967, le pays maintient une restriction à critère géographique, excluant toute personne non originaire d’un pays européen de la pleine reconnaissance du statut de réfugié. Autrement dit, il n’accorde pas véritablement l’asile aux personnes qui fuient les violences et les persécutions de Syrie ou de tout autre pays non européen.

En 2013, la Turquie a adopté son propre cadre légal sur la protection des demandeurs d’asile et des réfugiés. En octobre 2014, le pays a également adopté une réglementation pour accorder aux Syriens une protection temporaire. Jusqu’au 28 janvier 2018, la Turquie a annoncé qu’elle avait enregistré 3 562 523 personnes dans le cadre de cette réglementation. Les Syriens enregistrés ont droit à l’assistance. Bien que la réglementation affirme que les Syriens qui ne s’enregistrent pas ne seront pas expulsés vers la Syrie, mais simplement soumis à une « amende administrative », Human Rights Watch a constaté que les Syriens non enregistrés étaient expulsés parce qu’ils n’avaient pas de cartes de protection temporaire.

Les services du gouverneur du Hatay et le ministre de l’Intérieur ont déclaré que l’enregistrement était suspendu pour les Syriens nouvellement arrivés au Hatay et à Istanbul. Des organisations d’aide aux réfugiés et des Syriens vivant dans la plus grande ville du Hatay, Antioche, ont rapporté à Human Rights Watch que la police avait effectué des arrestations collectives de Syriens en novembre et début décembre, juste après la suspension des enregistrements.

Cinq sources différentes ont signalé à Human Rights Watch que depuis fin 2017 ou début 2018, les autorités migratoires de huit autres provinces frontalières avaient suivi le mouvement, repoussant tous les nouveaux arrivants syriens cherchant à s’inscrire.

À la date du 28 juin, sept de ces provinces ayant suspendu l’enregistrement faisaient partie des dix provinces accueillant le plus de Syriens : Adana, Gaziantep, Hatay, Istanbul, Kilis, Mersin et Şanlıurfa. Réunies, ces sept provinces accueillaient 2 422 804 Syriens, soit 68 % de tous ceux présents en Turquie. Les trois autres – Kahramanmaraş, Mardin et Osmaniye – en accueillaient 235 549, soit un peu moins de 7 %.

Les organisations humanitaires affirment qu’en pratique, les autorités des provinces affectées ont continué à effectuer l’inscription des Syriens qui étaient pré-enregistrés au moment de la suspension et à enregistrer les personnes ayant des besoins médicaux urgents signalés depuis la Syrie. Elles ont également continué à enregistrer des bébés nés en Turquie de parents syriens enregistrés, au rythme de 306 par jour en moyenne. Les organisations disposant d’informations de première main sur la suspension de l’enregistrement dans les dix provinces sont d’avis que c’est l’enregistrement de ces Syriens qui explique que les autorités aient pu affirmer à Human Rights Watch que huit des provinces situées à la frontière ou à proximité avaient enregistré 116 059 Syriens au total entre le 1er novembre et le 20 juin.

Une organisation d’aide aux réfugiés bien au courant des procédures d’enregistrement dans toutes les provinces turques a déclaré à Human Rights Watch que dans quelques cas exceptionnels, les autorités des provinces du Hatay et d’Osmaniye avaient enregistré des enfants nécessitant des soins médicaux urgents, ainsi qu’une personne qui s’en occupait. Une autre organisation d’assistance aux réfugiés qui s’occupe parfois de Syriens non enregistrés a déclaré qu’entre fin 2017 et fin avril 2018, elle avait convaincu les autorités du Hatay d’enregistrer quelques dizaines de nouveaux arrivants syriens, à titre exceptionnel et en raison de leurs besoins spécifiques, mais que même dans ce cas, cela avait été un casse-tête que de leur faire passer les points de contrôle policiers pour parvenir aux services d’enregistrement. Les organisations estiment qu’à la mi-mai, le nombre total de ce type de cas de Syriens non enregistrés vulnérables, que les autorités ont enregistrés à titre exceptionnel, ne dépassait pas quelques centaines.

Le système turc de permis de voyager attribué aux Syriens enregistrés empêche les Syriens non enregistrés de se déplacer depuis les provinces frontalières jusqu’aux endroits où ils pourraient être enregistrés. Sept Syriens ont rapporté à Human Rights Watch qu’ils avaient payé des passeurs pour les emmener d’Antioche, dans la province du Hatay, jusqu’à Istambul, pour s’enregistrer. Mais des agents de sécurité des bureaux des autorités migratoires d’Istanbul leur avaient appris que l’enregistrement était suspendu pour les Syriens nouvellement arrivés.

Le HCR et certains diplomates présents en Turquie ont déclaré à Human Rights Watch qu’ils avaient encouragé la direction générale turque chargée de la gestion des migrations à adopter un système de « renvoi » selon lequel les autorités du Hatay, ou des autres provinces frontalières où les Syriens entrent en premier lieu, pré-enregistreraient les Syriens, avant de les renvoyer vers d’autres provinces où vivent moins de Syriens afin de s’enregistrer. Certains États membres de l’UE ont avancé que si un tel système était adopté, l’Union européenne pourrait aider à soutenir la création d’emplois pour les citoyens syriens et turcs dans les provinces vers lesquelles les Syriens seraient renvoyés. Mais toutes les tentatives de convaincre la Turquie de mettre en place un système de renvoi ont échoué.

Conséquences de la suspension des procédures d’enregistrement

Mi-mai 2018, Human Rights Watch a mené des entretiens avec 32 demandeurs d’asile syriens à Antioche, qui est le chef-lieu de la province du Hatay et la première ville où débarquent la plupart des Syriens après que des passeurs leur font franchir la frontière verrouillée pour pénétrer en Turquie. Ces personnes ont rapporté que les autorités d’Antioche, de la ville proche de Reyhanli et de la province de Gaziantep avaient refusé de les enregistrer au cours des premiers mois de 2018. Ils ont aussi décrit en quoi cela les avait affectés de ne pas avoir de carte de protection temporaire – ou kimlik, selon l’appellation populaire (abréviation turque désignant une carte d’identification). Human Rights Watch a expliqué aux personnes interrogées l’objectif des entretiens, leur a fourni des garanties d’anonymat et obtenu leur consentement pour décrire leurs expériences.

Toutes ont déclaré qu’elles avaient été refoulées par les services d’enregistrement au moins à deux reprises. Seules trois personnes ont rapporté qu’elles avaient réussi à être enregistrées grâce à des intermédiaires qui avaient versé aux fonctionnaires des pots de vins de 300 à 500 USD.

Selon la plupart des témoignages, les agents leur avaient simplement répété « plus de kimlik ici » ou « personne n’aura de kimlik » et leur avaient intimé de s’en aller. Deux personnes ont déclaré qu’elles avaient aussi tenté de s’inscrire à Gaziantep en avril, mais qu’un écriteau dans le bureau annonçait : « pas de kimlik ».

Quatre autres ont déclaré que seuls certains membres de leur famille avaient été inscrits, les autres restant dans un flou juridique. Par conséquent, la famille toute entière pensait repartir en Syrie. Un homme a relaté que sa femme, malade, avait été autorisée à entrer en Turquie pour recevoir un traitement médical d’urgence à Antioche, et avait pu s’enregistrer là-bas, avec leur nouveau-né. Mais lorsqu’il a réussi à entrer en Turquie, avec leurs cinq autres enfants âgés de 6 à 14 ans, et essayé de s’enregistrer à Antioche, ils ont été refoulés.

Trois Syriens ont déclaré que la police turque les avait déjà expulsés une fois vers la Syrie car ils n’avaient pas de carte de protection temporaire. L’un d’eux, un homme de 22 ans du gouvernorat d’Alep, a rapporté qu’il était entré en Turquie début avril et s’était vu refuser l’enregistrement à Antioche. Début mai, a-t-il déclaré, les policiers l’avaient arrêté à 8 heures du matin près de la station de bus d’Antioche et lui avaient demandé sa carte. Comme il leur avait répondu qu’il avait essayé de l’obtenir, mais avait été refoulé, les policiers l’avaient conduit dans un poste de police local et avaient enregistré ses données personnelles. Puis ils l’avaient emmené, avec une vingtaine d’autres Syriens non enregistrés, au poste-frontière de Bab al-Hawa, avant de les expulser. Il a ajouté que 15 des 20 autres personnes expulsées lui avaient raconté qu’elles avaient été arrêtées sans carte de protection temporaire à Istanbul. Quant aux cinq personnes restantes, elles avaient dit qu’elles venaient juste d’arriver en Turquie et qu’elles avaient été arrêtées en arrivant chez un passeur à Antioche. Quelques jours plus tard, cet homme a réussi à repartir en Turquie grâce à des passeurs.

Un autre ancien expulsé, un homme de 28 ans originaire d’Idlib, a déclaré que lui et son frère étaient entrés en Turquie ensemble en janvier et s’étaient vu refuser l’enregistrement à Antioche. D’après son récit, son frère s’était rendu à Istanbul grâce à un passeur pour y trouver du travail, mais les policiers turcs l’avaient arrêté le 17 mai, et le jour suivant, l’avaient emmené au poste-frontière de Bab al-Hawa pour l’expulser.

Le 22 mai, Human Rights Watch a parlé à un homme de 31 ans de Hama qui a déclaré que les autorités d’Antioche avaient arrêté son frère quelques heures avant, le détenaient dans le nouveau centre pour Syriens non enregistrés, pour qu’il s’inscrive au retour en Syrie, et étaient sur le point de l’expulser. Human Rights Watch a alerté le HCR, qui est intervenu et a empêché l’expulsion.

Human Rights Watch a interrogé quatre Syriens dans le nouveau centre destiné aux Syriens non enregistrés qui veulent s’inscrire pour le retour en Syrie. Ils avaient décidé de rentrer car leurs proches s’étaient vu refuser des soins médicaux urgents ou parce que certains membres de leur famille arrivés après la suspension de l’enregistrement ne pouvaient pas être inscrits.

Deux personnes syriennes ont déclaré qu’ils avaient entendu parler, par d’autres Syriens d’Antioche, de nombreux cas où les épouses d’hommes qui avaient été expulsés déclaraient aux autorités turques qu’elles voulaient retourner en Syrie car elles ne pouvaient pas s’en sortir, seules en Turquie avec leurs enfants.

La totalité des 29 Syriens non enregistrés sondés ont déclaré qu’ils vivaient dans la crainte permanente d’être arrêtés et expulsés et qu’ils avaient entendu parler de nombreux cas d’expulsion de Syriens non enregistrés. Huit d’entre eux ont raconté qu’ils réduisaient leurs déplacements au minimum, restant souvent cloîtrés chez eux pendant des jours. Un garçon de 17 ans, qui a déclaré qu’il ne quittait jamais le domicile de son oncle à Antioche de peur d’être arrêté, estimait que c’était « comme être en prison ».

Trois Syriens non enregistrés ont déclaré qu’ils utilisaient souvent les services de taxis syriens qui empruntent des petites routes pour éviter les contrôles policiers ou les patrouilles informelles qui arrêtent les véhicules et les fouillent à Antioche.

Neuf personnes ont déclaré qu’elles avaient tenté de se faire soigner dans des cliniques et hôpitaux d’Antioche, mais qu’on le leur avait refusé car elles n’étaient pas enregistrées. Quatre autres ont rapporté qu’elles n’avaient même pas essayé d’accéder aux soins médicaux car elles avaient entendu dire que d’autres avaient été refoulés et parce qu’elles craignaient que les hôpitaux locaux n’appellent la police pour les arrêter puisqu’elles n’avaient pas de carte.

Une femme de 27 ans de la province d’Idlib, qui a besoin d’un traitement pour un cancer, a déclaré que deux hôpitaux d’Antioche avaient refusé de la traiter parce qu’elle n’avait pas de carte.

Une femme de 34 ans originaire d’Alep, enceinte de huit mois et mère de quatre enfants tous nés par césarienne, a déclaré qu’elle avait trop peur de se rendre à l’hôpital local pour demander un bilan et préparer l’accouchement, parce qu’on lui avait dit que les hôpitaux refusaient les Syriens non enregistrés et qu’elle avait trop peur de se faire arrêter et renvoyer en Syrie.

De même, une femme de 31 ans dont toute la famille s’est vu refuser l’enregistrement a déclaré que son mari était très malade, avec un grave problème pulmonaire, mais qu’il ne voulait pas aller à l’hôpital de crainte d’être arrêté et expulsé. Elle a ajouté qu’il ne quittait jamais leur domicile et vivait dans la peur d’être découvert.

Une organisation non gouvernementale travaillant avec les Syriens de la province du Hatay a déclaré qu’au cours des premiers mois de 2018, elle avait entendu parler de dizaines de cas de Syriens d’Antioche ayant besoin de soins médicaux d’urgence – dont beaucoup de femmes enceintes – qui avaient été refusés par des hôpitaux car ils n’avaient pu s’enregistrer.

Six Syriens interrogés par Human Rights Watch ont déclaré que leurs enfants ne pouvaient pas aller à l’école car les établissements n’acceptaient que les enfants syriens enregistrés.

Personne vers qui se tourner

Les autorités turques considèrent que les Syriens à qui on a refusé l’enregistrement résident illégalement dans le pays. Les groupes non gouvernementaux travaillant avec les réfugiés ont déclaré que le gouvernement ne les autorisait à travailler qu’avec les demandeurs d’asile et réfugiés présents légalement dans le pays. 

Six organisations aidant les réfugiés dans les provinces turques frontalières – qui ont demandé à rester anonymes pour la sécurité de leur personnel – ont déclaré que l’État turc contrôlait et surveillait leur travail strictement et de plusieurs façons. 

Certaines ont déclaré qu’elles devaient obtenir une autorisation spéciale pour évaluer les besoins d’assistance des Syriens enregistrés ou pour leur rendre visite, et parfois même devaient le faire en présence d’agents du ministère de la Famille et des politiques sociales. Ces ONG ont rapporté par ailleurs que les règles étaient appliquées au coup par coup et de façon imprévisible, en fonction des autorités locales, et qu’elles ne savaient jamais exactement quelles activités auprès des réfugiés leur étaient permises.

Le résultat, ont-elles déclaré, c’est qu’elles avaient du mal à identifier les Syriens qui avaient été refoulés des procédures d’enregistrement, y compris les plus vulnérables, par exemple ceux qui avaient un besoin urgent de soins médicaux. Elles ont également déclaré que la situation était particulièrement sensible dans la province du Hatay – par laquelle entrent la plupart des nouveaux arrivants syriens, en utilisant des passeurs pour pénétrer dans le pays par les ouvertures qui existent toujours dans la barrière marquant la frontière.

À cause des restrictions imposées par les autorités turques, ont expliqué les organisations humanitaires, elles ne peuvent pas identifier activement les réfugiés syriens non enregistrés.  Au mieux, elles ne peuvent que réagir si on leur parle de Syriens non enregistrés qui ont besoin d’aide, ou si elles les croisent par hasard. Elles ont déclaré qu’elles évoquaient parfois le cas des personnes les plus vulnérables auprès des autorités, dans l’espoir qu’elles autorisent celles qui sont dans une situation désespérée à s’enregistrer.

Une ONG travaillant à la frontière nous a déclaré : « C’est très simple, nous ne pouvons pas aller voir spontanément des Syriens, enregistrés ou non. Nous avons besoin d’autorisation pour tout, et pour aider des Syriens non enregistrés, jamais nous n’aurons le feu vert. » Un autre travailleur humanitaire a témoigné : « Nous avons sans cesse demandé aux autorités de nous laisser travailler sur la protection, mais elles ont toujours refusé. »

Les organisations ont déclaré qu’en raison de leur contact extrêmement limité avec les Syriens non enregistrés, elles ne pouvaient pas estimer combien d’entre eux vivent actuellement dans le Hatay et les autres provinces, ni combien ont été expulsés ou se sont vu refuser des services en raison de la suspension de l’enregistrement. Par conséquent, les États membres de l’UE et les autres donateurs finançant l’assistance aux réfugiés syriens et les projets de protection en Turquie ne savent pas dans quelle mesure la suspension de l’enregistrement par la Turquie est en train d’exclure les Syriens de l’aide dont ils ont besoin.

L’Union européenne garde le silence

Les États membres de l’UE et la Commission européenne ont publiquement gardé le silence sur la suspension de l’enregistrement par la Turquie, comme ils l’avaient déjà fait pour les abus que le pays commet depuis longtemps à l’encontre des demandeurs d’asile à la frontière.

La suspension de l’enregistrement par la Turquie pourrait pousser de nombreux Syriens à passer en clandestinité pour partir vers l’Europe, ou les forcer à retourner en Syrie. La suspension décidée par la Turquie, les abus qu’elle continue à commettre à la frontière, ainsi que ceux qu’elle a récemment commis contre des demandeurs d’asile afghans, impliquent que toute tentative de renvoyer des Syriens de Grèce vers la Turquie aura des chances de se heurter à beaucoup de résistance de la part des avocats, qui contesteront ces retours au motif que la Turquie n’est pas un pays tiers sûr vers lequel on peut envoyer les demandeurs d’asile.

Le 17 avril, la Commission européenne a publié sa dernière mise à jour déterminant si la Turquie remplit les critères européens pour devenir un État membre de l’UE. Dans le cadre de son évaluation du système d’asile de la Turquie, la commission écrit : « On a rapporté des expulsions, retours et déportations de ressortissants syriens, en contradiction du principe de non-refoulement », sans entrer dans le détail ni citer de sources.

En mars, la Commission européenne a pourtant promis de débloquer le second volet d’un financement de 3 milliards USD dans le cadre de son accord de mars 2016 avec la Turquie. Dans le cadre de cet accord, l’UE maintient que la Turquie est un pays sûr vers lequel renvoyer des demandeurs d’asile syriens. En réalité, la Turquie ne remplit pas les critères européens définissant un pays tiers sûr.

Recommandations

La Turquie devrait reprendre l’enregistrement relatif à la protection temporaire pour tous les nouveaux arrivants syriens et enregistrer ceux qu’on a refusé d’inscrire depuis fin 2017. Si nécessaire, la Turquie devrait pré-enregistrer les Syriens dans ses provinces proches de la frontière syrienne et leur demander de déménager et de s’installer vers d’autres provinces où vivent moins de Syriens. En attendant, la Turquie devrait ordonner à tous les établissements médicaux de fournir un traitement d’urgence à tous les Syriens qui en ont besoin, qu’ils soient enregistrés ou non. Quant aux écoles, elles devraient également accepter les enfants syriens en attendant qu’ils soient enregistrés. Tous les fonctionnaires turcs devraient envoyer les Syriens non enregistrés vers le centre d’inscription le plus proche.

Par ailleurs la Turquie devrait autoriser les organisations d’aide aux réfugiés travaillant avec les Syriens à œuvrer activement pour identifier les Syriens non enregistrés, à les aider à accéder aux procédures d’enregistrement et à signaler aux autorités le cas de ceux qui ont été expulsés vers la Syrie ou à qui on a refusé l’accès aux soins médicaux et à l’éducation.

Afin d’aider à assurer la protection des Syriens se trouvant en Turquie, la Commission européenne et les États membres de l’UE disposant d’ambassades en Turquie devraient exhorter ce pays à reprendre l’enregistrement de tous les Syriens récemment arrivés, et à garantir qu’ils aient accès aux soins médicaux et à l’éducation, conformément aux politiques en place. Si la Turquie a besoin d’aide pour reprendre les enregistrements, ils devraient la fournir avec générosité. Ils devraient également pousser la Turquie à autoriser toutes les organisations d’aide aux réfugiés à mettre en œuvre librement des projets de suivi de la protection dans tout le pays, afin d’identifier et d’assister les Syriens non enregistrés et de publier des rapports sur tous les abus qu’elles constateraient, y compris les retours forcés vers la Syrie et les refus d’assistance.

Enfin, la Commission européenne devrait activement rechercher des informations, et publier des rapports, sur les récits crédibles de Syriens assassinés, blessés et expulsés massivement par les forces de sécurité turques à la frontière syrienne, y compris dans ses rapports réguliers sur le processus d’intégration de la Turquie à l’UE et sur l’agenda européen en matière de migration.

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