Human Rights News
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Lettre envoyée au Président Jacques Chirac demandant l’ouverture d’une enquête sur les crimes de guerre

New York, le 14 mai 2001

Monsieur le Président de la République
Palais de l'Elysée
Paris, France

Monsieur le Président de la République,

Human Rights Watch voudrait très respectueusement en appeler à votre autorité afin qu'il soit immédiatement ordonné une enquête complète et indépendante au sujet des allégations formulées par le Général Paul Aussaresses d'après lesquelles le gouvernement français a ordonné ou toléré le recours à la torture et aux exécutions sommaires à l'encontre des militants indépendantistes en Algérie au milieu des années 1950. Le Général Aussaresses ayant révélé sa propre implication dans la commission de ces actes, nous vous invitons également à ordonner l'ouverture, à son encontre, d'une procédure judiciaire.

Dans le livre " Services spéciaux, Algérie 1955-1957 " récemment publié, le Général Aussaresses révèle avoir personnellement pris part dans nombre d'actes de tortures ayant pour la plupart conduit à la mort des victimes. Il expose sa participation directe dans nombre d'exécutions extrajudiciaires des militants indépendantistes, parmi lesquels le dirigeant du FLN Larbi Ben M'Hidi.

Toutes ces activités, d'après les déclarations constantes du Général Aussaresses, recevaient l'approbation des responsables au plus haut niveau du gouvernement français. Dans une lettre adressée au quotidien le Monde, le Général écrit :

" J'ai rendu compte tous les jours de mon activité à mon supérieur direct, le Général Massu, lequel informait…le commandant en chef. Il aurait été loisible à toute autorité politique ou militaire responsable d'y mettre fin. "

Il a également écrit dans son livre ce qui suit :

" Quant à l'utilisation de la torture, elle était tolérée, sinon recommandée. François Mitterrand, le ministre de la Justice, avait, de fait, un émissaire auprès de [Général] Massu en la personne du juge Jean Bérard qui nous couvrait et qui avait une exacte connaissance de ce qui se passait la nuit. "

Si elles étaient avérées, les allégations du Général Aussaresses impliqueraient directement les responsables du gouvernement français dans la violation de l'article 3 commun aux conventions de Genève de 1949 ratifiées par la France en 1951. Cet article se lit comme suit :

" En cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de l'une des Hautes Parties contractantes, chacune des Parties au conflit sera tenue d'appliquer au moins les dispositions suivantes:

1) Les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, y compris les membres de forces armées qui ont déposé les armes et les personnes qui ont été mises hors de combat par maladie, blessure, détention, ou pour toute autre cause, seront, en toutes circonstances, traitées avec humanité, sans aucune distinction de caractère défavorable basée sur la race, la couleur, la religion ou la croyance, le sexe, la naissance ou la fortune, ou tout autre critère analogue.

A cet effet, sont et demeurent prohibés, en tout temps et en tout lieu, à l'égard des personnes mentionnées ci-dessus:

a) les atteintes portées à la vie et à l'intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices;
b) les prises d'otages;
c) les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants;
d) les condamnations prononcées et les exécutions effectuées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés. "

Le fait que les forces indépendantistes algériennes aient régulièrement violé ces mêmes règles auxquelles elles étaient tenues, notamment en s'attaquant systématiquement à la population civile, n'a pas pu valablement justifier la pratique de la torture et des exécutions sommaires, pas plus qu'il ne doive constituer aujourd'hui, aux yeux des autorités françaises, un prétexte pour ne pas ordonner une enquête sur ces faits.

Les actes allégués pourraient constituer des crimes contre l'humanité. Ainsi que cela est généralement admis en droit international coutumier, les crimes contre l'humanité sont des actes spécifiques de violence commis dans le cadre d'attaques contre des personnes appartenant à un groupe déterminé, national ou non. De tels crimes sont considérés comme relevant du droit impératif général. En tant que tels, ces crimes sont régis par les règles de la compétence universelle. Ils ne peuvent être couverts par l'amnistie, ni par toute autre forme d'immunité de poursuites, même pour les Chefs d'Etat. Ils sont imprescriptibles et n'admettent pas de cause de justification tirée du " commandement de l'autorité " ni de " l'ordre du supérieur ".

A la lumière des révélations du Général Aussaresses, nous vous prions d'ordonner qu'une enquête complète et indépendante soit immédiatement ouverte pour déterminer si certaines politiques, règles de conduite ou pratiques suivies par l'armée française durant le conflit d'Algérie ont pu constituer -ou conduit directement à la commission par les forces françaises- des crimes de guerre ou crimes contre l'humanité. L'enquête devrait déterminer la responsabilité des autorités civiles et militaires dans la commission de ces crimes. Elle devrait également s'assurer que des mesures soient désormais en place pour prévenir la répétition de telles pratiques, mesures qui pourraient consister en l'enseignement des règles du droit humanitaire et en l'établissement d'un système rigoureux de responsabilité individuelle pour violation de telles règles. Une telle enquête serait conduite par un organe regroupant civils et militaires et ses conclusions devraient être entièrement mises à la disposition du public.

Human Rights Watch est d'avis que les faits décrits par le Général Aussaresses doivent faire l'objet d'une investigation complète et indépendante, et que toute personne convaincue d'avoir commis de graves violations du droit humanitaire, comme des crimes contre l'humanité, devra être déférée en justice. Ces crimes étant imprescriptibles et ne pouvant être couverts par amnistie, les lois françaises d'amnistie adoptées dans le cadre des événements d'Algérie ne peuvent ériger un obstacle aux poursuites judiciaires.

Monsieur le Président de la République,

La France honore une constante politique de promotion des conventions de Genève et de l'ensemble du droit international humanitaire. Or, comme vous le savez, la force des normes du droit humanitaire dépend de leur mise en application. Ayant été, à bon droit, " horrifié " par les révélations du Général Aussaresses, vous avez exigé que des sanctions disciplinaires lui soient imposées et qu'il soit suspendu de la Légion d'Honneur. La gravité des atrocités commises par le Général Aussaresses exige cependant bien plus que ces mesures. Si la France choisit de laisser sans conséquence les allégations de crimes de guerre telles qu'elles ont été faites dans cette affaire, les efforts observés aujourd'hui de par le monde pour la mise en application des normes protégeant contre ces crimes pourraient être très sérieusement compromis.

C'est pour ces mêmes raisons que Human Rights Watch a récemment adressé des recommandations similaires au gouvernement des Etats-Unis après des revelations de l'ancien sénateur Bob Kerrey suggérant que les troupes de ce pays a vaient commis des violations du droit international humanitaire pendant la guerre du Vietnam.

Nous sommes conscients de la difficulté du débat qu'a suscité cette affaire au sujet de l'engagement de la France en Algérie il y a près de 50 ans. Mais l'obligation qu'a la France de poursuivre la vérité à tout prix est bien plus profonde que la plus profonde des traces laissées par le souvenir de la guerre. Dans pareilles circonstances un Etat de droit a l'obligation de déterminer si ses actions ont été conformes aux lois qui régissent la conduite de la guerre. Il a ensuite l'obligation de retenir les leçons pour sa participation future dans d'autres conflits armés. Nous formulons l'espoir que vous prendrez l'initiative de faire retenir pour le futur les leçons qui découlent des révélations du Général Aussaresses.

Vueillez croire, Monsieur le Président de la République, à l'expression de notre profond respect.

Kenneth Roth