HRW News


Alerte lancée par Human Rights Watch

Avocats et défenseurs des droits humains sous forte pression en Tunisie

le 17 mars 2003

Les avocats tunisiens qui sont de plus en plus déterminés à défendre les droits humains et à soulever ouvertement la question de l’absence d’indépendance de l’appareil judiciaire se trouvent aujourd’hui harcelés par les autorités tunisiennes. Ce nouvel état d’esprit qui anime les avocats est caractérisé par le nouveau Conseil de l’Ordre du barreau de Tunisie ainsi que par la création de nouvelles associations de défense des droits humains créées depuis quinze mois.

Le 13 mars 2003, le conseil de l’Ordre National des Avocats de Tunisie (ci-après le conseil de l’Ordre), après avoir été reçu la veille par le Ministre de la Justice, M. Béchir Tekkari, a annoncé le report d’une série d’actions, ce pour donner le temps à l’Ordre de se rendre compte de la volonté réelle du gouvernement de prendre en compte les préoccupations de la profession. Ces préoccupations incluent les agressions physiques commises par des agents de la police en civil et qui se sont déroulées en décembre 2002 ainsi que le refus des tribunaux tunisiens d’examiner la plainte déposée par le Conseil de l’Ordre au nom des avocats agressés.  Le 10 mars 2003, l’Ordre National des Avocats de Tunisie (ci-après l’Ordre) avait annoncé que les actions de protestation commenceraient le 13 mars et prendraient par la suite la forme de manifestations publiques, arrêts de travail et d’une journée de grève.

L’Ordre lui-même fait face en tant qu’association à une plainte en justice déposée à son encontre pour des raisons motivées politiquement. Cette plainte a fait suite à une journée de grève en février 2002 largement suivie, consécutive à l’appel lancé par l’Ordre pour protester contre les violations des droits des accusés à un procès équitable. La dernière audience concernant cette procédure diligentée à l’encontre de l’Ordre s’est déroulée le 25 février 2003 et a été suivie par de nombreux observateurs internationaux dont un observateur envoyé par Human Rights Watch.

Par ailleurs, plusieurs avocats font partie des défenseurs des droits humains qui sont soumis à une constante surveillance policière, pratique qui viole le droit fondamental au respect de la vie privée. Cette surveillance porte également atteinte à l’autonomie financière des avocats dont certains clients, intimidés, s’adressent à d’autres confrères.

La plupart des avocats qui ont été récemment la cible des violences décrites ci-dessus sont actifs dans deux nouvelles associations auxquelles les autorités ont refusé toute reconnaissance juridique, le Centre Tunisien pour l’Indépendance de la Justice (CTIJ) et l’Association Internationale de Soutien aux Prisonniers Politiques (AISPP).

Agressions physiques contre les avocats

La récente vague d’agressions physiques dirigée contre les avocats actifs dans la défense des droits humains a commencé le 11 décembre 2002 à 13h30 lorsque le fondateur de la CTIJ, le juge Mokhtar Yahyaoui s’apprêtait à rentrer dans l’immeuble rue Charles de Gaulle au centre de Tunis, immeuble dans lequel est situé le cabinet d’avocat de Me Noureddine Bhiri et de sa femme Me Saïda Akremi. Me Bhiri est un membre du bureau exécutif de la CTIJ, Me Akremi étant quant à elle la secrétaire générale de l’AISPP.

L’agresseur, un homme de forte carrure en civil, a saisi M. Yahyaoui et, tout en l’insultant, l’a traîné au coin de la rue où deux autres hommes attendaient. M. Yahyaoui a alors saisi les grillages d’un magasin et s’est mis à hurler tandis que les trois hommes lui assenaient des coups de pied et des coups de poing.  Les trois agresseurs ont pris la fuite aussitôt qu’un attroupement a commencé à se former. Les blessures du M. Yahyaoui, telles qu’elles ont été décrites dans un certificat médical établi à la suite de cette agression, incluent épistaxis et contusions des membres et des chevilles.

Cette agression n’est pas la première dont est victime M. Yahyaoui. Le 5 avril 2002, après avoir quitté une manifestation de soutien au peuple palestinien organisée à Tunis, les forces de police l’obligèrent sans autre explication à rentrer dans une voiture qui le déposa au bord de la route à 20 kilomètres de Tunis1.

Les ennuis de M. Yahyaoui ont commencé peu après qu’il soit devenu le premier juge en exercice à dénoncer l’absence d’indépendance de l’appareil judiciaire en Tunisie. Par une lettre ouverte datée du 6 juillet 2001, M. Yahyaoui, alors Président de la dixième chambre civil du Tribunal de Première Instance de Tunis, s’adressait en ces termes au Président Zine el-Abidine Ben Ali:

[Les juges rendent] des verdicts qui leur sont dictés par l’autorité politique et qui ne sont susceptibles de faire l’objet d’aucune prise de distances ou de critique.… La justice tunisienne est soumise à l’implacable tutelle d’une catégorie d’opportunistes et de courtisans qui sont parvenus à constituer une véritable justice parallèle qui se situe hors de toutes les normes de la légalité…. Monsieur le Président, vos responsabilités constitutionnelles vous font obligation de prendre les décisions que nécessite la levée de toute tutelle sur la justice et sur toutes les institutions de l’Etat.2

Après cette lettre ouverte, M. Yahyaoui fut l’objet de menaces anonymes, de mesures de surveillance, d’interdiction de voyager, de coupures de sa ligne téléphonique et d’autres formes de harcèlement qui se sont intensifiées après qu’il ait annoncé la création du CTIJ en décembre 2001. Le 29 décembre 2001, le Conseil de Discipline de la Magistrature démettait M. Yahyaoui de ses fonctions pour « atteinte à l'honneur de la magistrature », pour « manquement au devoir professionnel» et pour « manquement à l'obligation de réserve ». M. Yahyaoui a fait appel de cette décision devant un tribunal administratif.

Le 10 décembre 2002, la veille de la dernière agression en date commise à son encontre, M. Yahyaoui rédigeait un communiqué appellant de manière urgente à la fin des mesures d’isolement dirigées à l’encontre de 23 prisonniers politiques, certains d’entre eux étant à l’isolement depuis plus de 10 ans. M. Yahyaoui a signé le communiqué au nom de l’AISPP, organisation dont il avait été l’un des co-fondateurs un mois plus tôt.

Le 13 décembre, des policiers en civil ont agressé plusieurs avocats devant l’entrée du bâtiment dans lequel se trouve le cabinet d’avocat Bhiri-Akremi. L’identité des agresseurs peut être déterminée par la manière dont l’agression s’est déroulée, les policiers agissant en grand nombre, choisissant d’agresser certains avocats déterminés et bloquant l’entrée du bâtiment aux autres. Cette agression dura près de deux heures, en milieu de journée, un jour ouvrable, dans une rue fréquentée du centre ville, ce sans provoquer l’intervention de la police en uniforme.

Mes Bhiri et Akremi furent eux-mêmes battus alors qu’ils sortaient avec leurs enfants de leur véhicule garé en face de leur cabinet. Leur fils cadet, âgé de 13 ans, reçut un coup de poing en pleine figure. Me Akremi fut emmenée dans un véhicule banalisé à un poste de police où elle fut retenue plusieurs heures pour interrogatoire et relâchée.

Des policiers en civil ont également agressé Lassad Jouhri, membre de l’AISPP qui se trouvait dans le même bâtiment. Il a dû être traité à l’hôpital Habib Thameur pour ses blessures plus tard dans la journée, comme le prouve le certificat médical fait à l’hôpital. Jouhri, anciennement incarcéré, aujourd’hui handicapé, a également été agressé le 28 août 2002 par 5 hommes qui cassèrent en deux l’une de ses béquilles et le frappèrent avec. Les hommes refusèrent de s’identifier comme des policiers auprès de Jouhri. Toutefois, lorsqu’ils ordonnèrent à un policier en uniforme de ne pas intervenir, ils s’identifièrent comme des agents de la sécurité.

Le 13 décembre 2002, peu de temps après la détention de Me Akremi, des policiers en civil agressèrent également d’autres avocats qui se dirigeaient vers le bâtiment dans lequel se trouve le cabinet Me Akremi. Parmi les avocats agressés se trouve Me Abderraouf Ayadi, secrétaire général du Conseil National pour les Libertés en Tunisie (CNLT). Ces policiers en civil plus tard dispersèrent les avocats qui tentaient de se rendre au même cabinet, ayant eu vent des événements de la matinée. Parmi les avocats dispersés se trouvaient Me Mokhtar Trifi, président de la Ligue Tunisienne de défense des Droits de l’Homme (LTDH), et Me Youssef Rezgui, président de l’Association Tunisienne des Jeunes Avocats (ATJA). Me Rezgui reçu un coup de poing et une gifle en pleine figure, cela engendrant, selon le certificat médical établit, la perforation d’un tympan, une baisse d’acuité auditive et des coupures au visage.

Le même jour, lors d’incidents séparés, deux autres membres fondateurs de l’AISPP, Mes Samir Ben Amor et Samir Dilou, furent détenus pendant plusieurs heures et interrogés. M. Dilou fut battu lors de son arrestation et obtint plus tard dans la journée un certificat médical confirmant que les blessures constatées provenaient bien de coups reçus à la tête.

Le lendemain, la police arrêta M. Yahyaoui et l’emmena dans les locaux du ministère de l’Intérieur, où il y fut détenu pendant cinq heures pour y être interrogé. M. Yahyaoui déclarera plus tard que les questions qui lui furent posées portaient sur ses activités au sein de l’AISPP. Cette association demeure légalement « non reconnue », les autorités ayant empêché ses fondateurs de remplir les formulaires requis par la Loi sur les Associations pour obtenir la reconnaissance légale de l’association. M. Yahyaoui, Me Akremi et d’autres membres fondateurs tentèrent le 14 novembre 2002 de remplir les formulaires adéquats mais le fonctionnaire compétent au siège du Gouvernorat de Tunis (qui fait partie du Ministère de l’Intérieur) refusa d’accepter ou d’accuser réception de ces documents, ce en violation de la Loi sur les Associations3.

Le 22 novembre 2002, la police arrêta pendant plusieurs heures le président de l’AISPP, Me Mohamed Nouri, ainsi que Me Noureddine Bhiri et leur posèrent des questions sur les activités de l’AISPP.

Le CTIJ quant à lui demeure « non reconnu » 15 mois après que les fonctionnaires du gouvernorat de Tunis aient refusé le 26 décembre 2001 d’accepter les formulaires nécessaires à la création du CTIJ et de remettre un récépissé à M. Yahyaoui et aux autres co-fondateurs de cette organisation.

Par ailleurs, deux des plus éminentes organisations de défense des droits humains de Tunisie, la LTDH et le CNLT, se trouvent aujourd’hui sous pression juridique. Le 2 mars 1999, le Ministre de l’intérieur rejetait les tentatives du CNLT d’obtenir une reconnaissance légale, justifiant cette décision uniquement en déclarant que le CNLT ne remplissait pas certaines des conditions spécifiées par la Loi sur les Associations. Cela sans autres détails et sans spécifier quelles conditions en particulier n’avaient pas été remplies.

Le CNLT, le 1999, a fait appel de cette décision devant un tribunal administratif, comme le lui permet l’article 5 de la Loi sur les Associations. Le CNLT a poursuivi ses activités après avoir affirmé « sa détermination à exercer ouvertement et sereinement la liberté que lui garantit la constitution de la République » et les instruments internationaux sur les droits humains.4

Dans un entretien publié par le quotidien Le Monde daté du 6 avril 2001, le ministre chargé alors des Droits de l’Homme, M. Slaheddine Maâoui, déclara, « Le CNLT s'est présenté en 1999 comme une association, alors que ses objectifs sont plutôt ceux d'un parti politique. Il a donc reçu un refus justifié ». Pourtant, trois ans après que le CNLT ait fait appel devant le tribunal administratif, l’organisation attend toujours que son appel soit examiné.

Selon l’article 30 de la Loi sur les Associations, les personnes reconnues coupables d’avoir collaboré avec une association « non reconnue » sont passibles de peines de prison allant d’un à cinq ans de prison et d’une amende allant de 100 à 1000 dinars (l’équivalent de 60 à 600 dollars américains). Le 30 décembre 2000, Moncef Marzouki, ancien porte-parole du CNLT, était reconnu coupable uniquement de ce délit ainsi que d’avoir diffusé de « fausses » informations. Il fut condamné à une peine d’une année de prison, peine réduite ensuite en appel à une peine avec sursis.

La LTDH a, pour sa part, décidé de ne pas respecter l’arrêt rendu par la Cour d’Appel au mois de juin 2001 qui ordonnait la nullité de l’élection de son comité exécutif dynamique et indépendant ainsi que la tenue de nouvelles élections dans un délai de douze mois à compter de la date du jugement. L’arrêt fut rendu à la suite d’une plainte qui fut déposée pour des questions procédurales à l’initiative de membres de cette association, de la même façon que la procédure initiée contre le Conseil de l’Ordre. Les circonstances dans lesquelles ces procédures sont initiées démontrent que le gouvernement tunisien les considère comme des moyens d’entraver les organes dirigeants tant de la LTDH que de l’Ordre, organes dirigeants nouvellement élus et faisant preuve d’indépendance de vue.5 Tandis que les autorités n’ont pris aucune mesure pour faire appliquer le jugement de juin 2001 à l’encontre du comité exécutif de la LTDH, cet arrêt continue toutefois de constituer une épée de Damoclès pour cette organisation.

Le Conseil de l’Ordre des Avocats est attaqué en justice et dépose lui-même plainte

Le 26 décembre 2002, le conseil de l’Ordre déposait une plainte pénale au nom des avocats victimes des agressions physiques du 13 décembre 2002, ainsi qu’au nom de Mes Bhiri, Akremi, Nouri et Nasraoui dont les études font constamment l’objet de surveillances policières, ce qui nuit à la marche financière de leur cabinet. A ce jour, aucune suite n’a été donnée à cette plainte pénale déposée sous le numéro de procédure 7061799/2002.

Le 16 février 2003, le conseil de l’Ordre se réunissait en assemblée extraordinaire pour faire le point. Le Conseil adopta une résolution dénonçant « vigoureusement les agressions physiques et morales émanant d’agents de la police sur les consœurs et confrères» et protestant « contre le refus du Ministère public (…) d’examiner la plainte déposée depuis le 26/12/2002 au nom des avocats victimes des dites agressions». La résolution du conseil de l’Ordre appelle ensuite de ses vœux « la constitution d’une commission regroupant le Ministère de la Justice, le Conseil de l’Ordre et la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme pour mener une enquête et établir la vérité sur ces agressions». Enfin le Conseil annonce son intention de mettre sur pied une série graduelle de mesures de protestations, commençant par le port du brassard rouge et allant jusqu’à une manifestation de l’ensemble des avocats devant le ministère de la Justice, ainsi qu’une journée entière d’arrêt de travail.

Les relations entre le gouvernement et l’Ordre se sont tendues depuis l’élection de Me Béchir Essid, figure éminente de l’opposition et ancien prisonnier politique, au poste de bâtonnier de l’Ordre le 17 juin 2001. Sous son impulsion, l’habituelle déférence observée par l’Ordre envers la politique du gouvernement s’est transformée en dénonciations fréquentes des obstacles imposés par le gouvernement à la possibilité pour les avocats de défendre efficacement leurs clients dans les procès à connotation politique.

Après que la police ait utilisé des moyens de répression sans précédent à l’intérieur même de la salle d’audience pendant le procès du dissident Hamma Hammami et de deux co-défendants le 2 février 2002, le conseil de l’Ordre a appelé à une grève nationale d’une journée le 7 février 2002. Cet appel à la grève a été suivi par la plupart des 3500 avocats membres de l’Ordre.

Le gouvernement a réagi de façon hostile à cette grève. Lors d’une conférence de presse tenue le 7 février 2002, le Ministre de la Justice Béchir Tekkari a déclaré que la grève était « illégale » et a indiqué qu’un certain nombre d’avocats étaient en train de préparer une plainte pour contester sa légalité.

Au moment où le Ministre de la justice faisait sa déclaration, six membres de l’Ordre déposaient une plainte civile demandant que la Cour déclare illégal l’appel à la grève décrétée par le conseil de l’Ordre au motif que cet appel violait la loi no. 89-87 du 7 septembre 1989 portant sur l’organisation de la profession d’avocat.

Les plaignants, pour la plupart membres du RCD (Rassemblement Constitutionnel Démocratique), le parti au pouvoir, considèrent que cette grève représente une violation de leurs libertés fondamentales, dont celle du droit au travail. Ils prétendent par ailleurs que l’un de leur intérêt à la procédure réside dans le fait d’éviter les sanctions que l’Ordre pourrait imposer à ses membres qui n’avaient pas suivi l’appel à la grève.

Le Bâtonnier Béchir Essid a indiqué publiquement que l’Ordre n’avait pas l’intention de prendre des mesures disciplinaires à l’encontre des avocats qui avaient décidé de ne pas faire grève. Malgré cela, les avocats plaignants refusèrent de retirer leur plainte civile. Ces avocats maintiennent que l’article 62 de la Loi 89-87 fournit une liste des pouvoirs dont est investit le conseil de l’Ordre, cette liste étant exhaustive. La capacité de décréter une grève n’étant pas expressément mentionnée, cette faculté serait du seul ressort de l’Assemblée générale. Les plaignants demandent donc que la Cour juge que le Conseil de l’Ordre était dépourvu du pouvoir légal de décréter une grève de la profession. Un tel jugement pourrait affaiblir le pouvoir du Bâtonnat.

Le Conseil de l’Ordre a répondu en soulignant que les pouvoirs énumérés par l’Article 62 ne sont pas exhaustifs et que le droit de grève a toujours été reconnu comme une prérogative appartenant au Conseil de l’Ordre, preuve étant le fait qu’aucune plainte n’avait été déposée lors des précédentes grèves décrétées par le Conseil de l’Ordre en application de ce même Article 62. Le Conseil de l’Ordre souligne enfin que les poursuites intentées à son encontre sont motivées politiquement comme le démontre le fait que le Ministre de la Justice ait déclaré que le dépôt des plaintes était imminent.

Le cas a été présenté devant la Cour d’Appel à Tunis le 2 avril 2002.6 Lors de cette audience, les défendants ont obtenu un report afin de pouvoir préparer leur défense. Depuis, la procédure a été reportée à six reprises, la plupart du temps, si ce n’est à chaque fois, sur la demande des plaignants. Le 25 février 2003, l’audience fut à nouveau reportée au 22 avril 2003.

Des observateurs internationaux ont assisté à chacune des audiences de cette procédure. Des observateurs étaient donc également présents le 22 février 2003. Parmi ces observateurs se trouvaient Pierre Lyon-Caen, Avocat général auprès de la Cour de Cassation de Paris et représentant la Commission Internationale de Juristes (ICJ), la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme (FIDH) et Avocats sans Frontières, Me Thomas Braun représentant le Barreau de Bruxelles et Me Vincent Asselineau représentant le Barreau de Paris. Des diplomates des ambassades des Etats-Unis, de la Grande Bretagne, de Suisse et des Pays-Bas étaient également présents. L’observateur de Human Rights Watch, l’avocat suisse Alain Werner, passa deux jours à Tunis et assista à l’audience sans rencontrer d’obstacles.

Pourtant, tous les observateurs étrangers n’eurent pas accès au tribunal. Le jour précédent l’audience, les autorités de l’aéroport international de Tunis-Carthage refusèrent l’entrée à deux avocats néerlandais, Mes Jan Hofdÿk et Willem Van Manem. Ces deux membres du Barreau d’Amsterdam étaient venus assister à l’audience. Une troisième avocate néerlandaise, Me Bernadette Ficq, fut quant à elle autorisée à rentrer dans le pays mais pris la décision par solidarité de rentrer aux Pays-Bas avec ses deux confrères. Au mois de septembre 2002, quelques 50 avocats hollandais avaient décidé de venir ensemble par avion à Tunis dans le but de suivre l’une des audiences de la procédure intentée contre l’Ordre. Les autorités refusèrent de laisser l’avion atterrir en Tunisie.

Mokhtar Yahyaoui, quant à lui, se voit toujours refuser le droit de sortir de Tunisie. Le 21 février 2002, les autorités lui ont refusé le droit de se rendre au Caire pour participer à la Conférence organisée du 21 au 24 février par le Centre arabe pour l'indépendance de la justice et des professions légales. M. Yahyaoui, dont le passeport est parfaitement en règle, s’est vu refusé le droit de voyager depuis que le ministre de la Justice a signé au mois de novembre 2001 un ordre décrétant que, vu sa charge de magistrat, il ne pouvait s’absenter de son poste et voyager à l’étranger. M. Yahyaoui s’est vu depuis interdit à plusieurs reprises de voyager à l’étranger, ce alors que depuis le mois de décembre 2001 il a été relevé de ses fonctions de magistrat.

Recommandations

Human Rights Watch demande instamment au gouvernement tunisien de :

  • mettre un terme aux agressions physiques à l’encontre des avocats et défenseurs des droits humains et instruire vigoureusement la plainte déposée par l’Ordre auprès du Procureur de la République le 26 décembre 2002, ce avec comme objectif d’identifier et de traduire en justice les responsables des agressions physiques qui eurent lieu les 11 et 13 décembre 2002.

  • accorder un statut légal à toutes les organisations de défense des droits humains dont les démarches pour être reconnues sont pendantes, y compris au Conseil National pour les Libertés en Tunisie (CNLT), au Centre Tunisien pour l’Indépendance de la Justice (CTIJ) et à l’Association Internationale de Soutien aux Prisonniers Politiques (AISPP).

  • lever l’interdiction arbitraire de voyager qui frappe Mokhtar Yahyaoui et lui permettre, à lui comme à tous les autres tunisiens, de pouvoir exercer librement leur droit de voyager.

  • respecter la Déclaration sur le droit et la responsabilité des individus, groupes et organes de la société de promouvoir et protéger les droits de l'homme et les libertés fondamentales universellement reconnus, adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies le 8 décembre 1998, qui prévoit en son Article 5 :

      Afin de promouvoir et protéger les droits humains et les libertés fondamentales, chacun a le droit, individuellement ou en association avec d'autres, aux niveaux national et international:

      a) de se réunir et de se rassembler pacifiquement;

      b) de former des organisations, associations ou groupes non gouvernementaux, de s'y affilier et d'y participer;

      c) de communiquer avec des organisations non gouvernementales ou intergouvernementales.

  • respecter les Principes de base relatifs au rôle du barreau, adoptés par le huitième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, La Havane (Cuba), du 27 août au 7 septembre 1990,7 notamment les articles:

      16. Les pouvoirs publics veillent à ce que les avocats a) puissent s'acquitter de toutes leurs fonctions professionnelles sans entrave, intimidation, harcèlement ni ingérence indue; b) puissent voyager et consulter leurs clients librement, dans le pays comme à l'étranger; et c) ne fassent pas l'objet, ni ne soient menacés de poursuites ou de sanctions économiques ou autres pour toutes mesures prises conformément à leurs obligations et normes professionnelles reconnues et à leur déontologie.

      23. Les avocats, comme tous les autres citoyens, doivent jouir de la liberté

      d'expression, de croyance, d'association et de réunion. En particulier, ils ont le droit de prendre part à des discussions publiques portant sur le droit, l'administration de la justice et la promotion et la protection des droits humains et d'adhérer à des organisations locales, nationales ou internationales, ou d'en constituer, et d'assister à leurs réunions sans subir de restrictions professionnelles du fait de leurs actes légitimes ou de leur adhésion à une organisation légitime. Dans l'exercice de ces droits, des avocats doivent avoir une conduite conforme à la loi et aux normes reconnues et à la déontologie de la profession d'avocat.

      24. Les avocats peuvent constituer des associations professionnelles autonomes, ou adhérer à de telles associations ayant pour objet de représenter leurs intérêts, de promouvoir leur éducation et leur formation continues et de protéger leur intégrité professionnelle. Les membres de ces associations élisent leur organe directeur, lequel exerce ses fonctions sans ingérence extérieure.



1 Des agents de police en civil se sont déjà rendus coupables dans le passé de tels enlèvements à l’encontre de défenseurs des droits humains. Le 15 décembre 2000, ils ont arrêtés Omar Mestiri du Conseil National pour les libertés en Tunisie (CNLT) alors que ce dernier, avec d’autres, tentaient de remettre une pétition au Ministre de la Santé Publique. Ils l’obligèrent à monter dans une voiture et le déposèrent à l’extérieur du village de Mejaz el-Bab, à 50 kilomètres de Tunis.

2 Selon la loi tunisienne, M. Ben Ali dans sa capacité du Président de la République, préside sur le conseil supérieur de la magistrature. Une traduction française de la lettre que M. Yahyaoui lui a adressée (rédigée en arabe) peut être consultée dans le rapport rédigé par Avocats sans frontières et l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme (programme conjoint de la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme et l’Organisation Mondiale contre la Torture), « Tunisie : l’affaire Yahyaoui, le combat d’un homme pour l’indépendance de la justice », mai 2002. Sur le web à l’adresse suivante : http://www.fidh.org/magmoyen/rapport/2002/tnobs04f.pdf [au 14 mars 2003].

3 L’Article 3 de la Loi No 59-154 du 7 novembre 1959, relative aux associations prévoit que les personnes désirant former une association doivent déposer au siège du gouvernorat une déclaration contenant diverses informations sur l’association et ses fondateurs. En retour, un récépissé sera fourni. Après le dépôt de ces documents, la nouvelle association est considérée comme jouissant d’un statut légal à moins que le Ministère de l’Intérieur refuse ce statut à l’association, ce qu’il peut faire dans les trois mois en indiquant le motif de son refus. Ainsi, réception du récépissé daté fait foi du dépôt des documents et fait partir le délai légal de trois mois.

4 Voir le communiqué du CNLT du 31 mai 1999 : « Pour l’abrogation de la loi sur les associations ».

5 Voir Human Rights Watch et l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme (programme conjoint de la Fédération Internationale des ligues des droits de l’Homme et de l’Organisation mondial contre la torture), « Tunisie : le procès contre la ligue des droits de l’Homme : un affront fait à tous les militants », 2002. Sur le web à l’adresse suivante : http://www.hrw.org/french/reports/tunisia/tun308fr.pdf [au 14 mars 2003].

6 L’article 71 de la Loi 89-87 prévoit que les décisions non disciplinaires du Conseil de l’ordre peuvent faire l’objet de recours en appel devant la cour d’appel dans le ressort de laquelle se situe le siège de l’ordre.

7 Sur le web à l’adresse suivante : http://193.194.138.190/french/html/menu3/b/h_comp44_fr.htm [au 14 mars 2003].