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Maroc / Sahara Occidental : la liberté de rassemblement en process
Informations générales
21 novembre 2001
Human Rights Watch et Amnesty International

Table des matières




Le 21 novembre 2001, la Cour d'appel de Rabat a acquitté 36 défenseurs des droits humains qui avaient été condamnés quelques mois plus tôt à trois mois de prison pour "participation à l'organisation d'une manifestation interdite" le 9 décembre 2000. Ce rassemblement avait été appelé pour exiger que soit mis un terme à l'impunité dont bénéficient les auteurs de violations des droits humains dans le pays. Bien que l'annulation de leur condamnation ait permis aux militants d'échapper à l'incarcération, leur procès et leur inculpation confirmaient que les autorités marocaines doivent encore faire la preuve que le droit à la liberté de réunion est garanti. A l'heure où nous écrivons, le jugement écrit de la Cour d'appel n'a toujours pas été publié.

Cette affaire a attiré l'attention sur la situation des droits humains au Maroc sous le règne du roi Mohamed VI. Depuis son accession au trône en juillet 1999, le souverain a pris une série de mesures opportunes, parmi lesquelles l'établissement d'une commission d'arbitrage chargée de statuer sur l'indemnisation d'un certain nombre de victimes de "disparitions" et de détentions arbitraires au cours des décennies précédentes, et la libération de plusieurs prisonniers politiques détenus pour avoir exprimé pacifiquement leurs convictions politiques. Ces mesures sont venues s'ajouter aux progrès notables réalisés dans le pays en matière de droits humains depuis le début des années 90.

Le droit de rassemblement pacifique est néanmoins resté extrêmement limité. Or, il est essentiel que ce droit soit protégé à l'heure où le Maroc prépare, pour septembre 2002, des élections législatives dont le roi Mohamed VI s'est engagé à assurer l'impartialité. Dans cette affaire, c'était également le droit de contester l'impunité des auteurs de violations des droits humains qui était en jeu. D'un côté, il s'agit du droit d'exiger que l'État identifie et invoque la responsabilité des auteurs présumés des centaines de cas de "disparitions", tortures, et détentions illégales prolongées, qui ont eu lieu au cours des décennies précédentes ; d'un autre côté, cela concerne l'impunité dont bénéficient les policiers qui brutalisent les manifestants avant de les arrêter, et l'absence d'enquête sur le recours abusif à la force dont use la police marocaine pour disperser des rassemblements publics pacifiques.

Arrestations et procès

Le soir de 9 décembre 2000, des policiers en civil et en uniforme ont assailli des gens qui s'apprêtaient à se réunir devant le parlement, au centre de Rabat. Ce rassemblement avait été organisé par l'Association marocaine des droits humains (AMDH), à la veille de la Journée internationale des Droits de l'Homme, pour demander la fin de l'impunité des auteurs de violations de droits humains. Les militants envisageaient de manifester sous le mot d'ordre : "Nous demandons de dévoiler la vérité et de poursuivre les responsables des enlèvements et arrestations illégales et des actes de torture."

Il s'agissait là de l'une des nombreuses manifestations organisées depuis deux ans à l'initiative d'organisations de la société civile. Les appels à la création d'une commission pour la vérité et la justice, à la reconnaissance par l'État de son rôle dans les "disparitions" et autres graves abus commis au cours des dernières décennies, et à l'indemnisation des victimes et de leurs familles se sont multipliés à la faveur de l'élargissement des marges d'exercice de la liberté d'expression, et de la volonté des autorités d'améliorer la situation des droits humains dans le pays.

Le 9 décembre, la police a arrêté 46 personnes, dont beaucoup n'avaient pas encore atteint le lieu du rassemblement prévu. Elle a également confisqué les banderoles, affiches et photographies que portaient les manifestants.

Elle en a relâché quatre le soir même, mais a maintenu les 42 autres en garde à vue jusqu'au lendemain matin. Le 10 décembre, celles-ci ont été présentées au procureur du roi, qui en a relaxé six sans retenir aucune charge contre elles. Les 36 autres ont été citées à comparaître devant le Tribunal de première instance de Rabat. Toutes ont été inculpées de "participation à l'organisation d'une manifestation interdite", au titre des Articles 11 et 15 du Code de 1958 sur les rassemblements publics, et de "participation à un attroupement non-armé sur la voie publique", au titre des Articles 17 et 21 du même Code. Les prévenus risquaient une peine maximale de trois ans de prison et 7 000 dirhams (US $630) d'amende pour le premier chef d'accusation, et d'un mois de prison pour le second. Le tribunal avait fixé la date du procès au 28 février 2001.

La plupart des prévenus étaient des militants des droits humains, parmi lesquels le président de l'époque de l'AMDH, Abderrahmane Benameur, son vice-président, Amine Abdelhamid (qui a par la suite été élu président en remplacement de Benameur), le trésorier de l'association, Lahcen Khattar, et de nombreux adhérents de l'AMDH venus de tout le pays. Ont également été arrêtés Khedija Rouissi, secrétaire générale du Forum pour la vérité et la justice, Lahcen Moutik, membre du bureau exécutif du Forum, ainsi que Brahim Sebbar et Seddik Ballahi, du Comité de coordination du groupe des Sahraouis victimes de la disparition forcée et de la détention arbitraire.

Bien avant le rassemblement prévu, l'AMDH avait soulevé une polémique en nommant publiquement des hauts fonctionnaires, présumés avoir participé à de graves violations des droits humains au cours des décennies précédentes, et en exigeant qu'ils aient à répondre de leurs actes. Le 23 octobre 2000, l'association avait envoyé une lettre ouverte au ministre de la Justice Omar Azzimane, le pressant d'engager des poursuites contre 14 hauts fonctionnaires, parmi lesquels Hosni Benslimane, le chef de la gendarmerie, et Hamid Laanigri, directeur de la Direction de la sécurité du terrritoire, service de renseignements intérieurs, et le député Mahmoud Archane. La plupart des autres personnes dont la responsabilité était invoquée étaient à la retraite. Ni Benslimane ni Laanigri n'ont officiellement réagi à ces accusations ; dans des déclarations à la presse, Archane a quant à lui affirmé avoir toujours servi son pays et respecté les lois.

Le 4 décembre 2000, l'AMDH a adressé une lettre ouverte au Parlement, lui demandant de créer une commission d'enquête, conformément à l'Article 42 de la Constitution, afin d'ouvrir une enquête sur 16 personnalités désignées dans la lettre comme responsables de "disparitions" et de tortures. Cette lettre ajoutait deux noms à ceux des 14 personnes désignées dans le précédent courrier adressé en octobre au ministre de la Justice. L'AMDH déclarait que des victimes étaient disposées à témoigner contre les accusés devant une commission parlementaire. Ni le gouvernement ni le Parlement n'ont officiellement répondu aux lettres de l'AMDH.

Dans une lettre datée du 6 décembre 2000, l'AMDH a informé le wali (gouverneur) de Rabat-Salé de son intention d'organiser un sit-in pacifique de 20h00 à 20h30, le 9 décembre devant le parlement. Le wali a répondu à l'AMDH dans une lettre datée du 8 décembre qu'il interdisait le sit-in pour des raisons de sécurité non précisées.

L'AMDH a maintenu son projet de sit-in. Comme devaient par la suite l'expliquer les prévenus devant le tribunal, ils étaient persuadés qu'au regard de la loi marocaine, un sit-in pacifique qui ne gêne pas la circulation ne fait l'objet d'aucune autorisation préalable. Ce n'était pas pour lui demander une autorisation mais simplement par courtoisie qu'ils avaient informé le wali de leur projet, expliquent-ils.

Le Tribunal de première instance a rejeté cette interprétation de la loi. Le 16 mai, il a rendu son verdict, condamnant chacun des 36 prévenus à trois mois de prison et à une amende de 3 000 dirhams pour "participation à l'organisation d'une manifestation interdite". Le second chef d'inculpation n'a été retenu contre aucun des prévenus. Tous ont fait appel de cette décision et sont restés en liberté dans l'attente d'un jugement définitif de leur dossier.

Le 11 juin, première date devant la Cour d'appel, le procès fut reporté au 11 septembre. A l'issue des audiences de ce jour-là et du 16 octobre, le tribunal a rendu son verdict le 21 novembre.

Amnesty International et Human Rights Watch ont envoyé des observateurs au procès en première instance et au procès en appel. Hachemi Jegham, avocat des droits humains et président de la Section tunisienne d'Amnesty International, a assisté à l'audience du 28 février 2001 pour le compte d'Amnesty International, tout comme Mokhtar Trifi, président de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l'Homme, qui avait été envoyé conjointement par Human Rights Watch et la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme. Pendant le procès en appel, l'avocat égyptien des droits humains Mahmoud Kandil a assisté à l'audience du 17 septembre 2001 au nom d'Amnesty International et de Human Rights Watch.

Brutalités policières pendant l'arrestation

Dans le contexte marocain, le terme de "sit-in" ne revêt pas la même acception que celle communément admise dans certains autres pays. En règle générale, les participants se rassemblent et restent debout ou s'assoient dans un lieu en brandissant des panneaux et en scandant des slogans. Au Maroc, les sit-in ne sont généralement pas des actions visant à gêner ou intimider les passants. Le sit-in auquel a appelé l'AMDH en est un exemple caractéristique. Le rassemblement était prévu sur l'espace vert s'étirant au milieu de la large avenue passant devant le parlement.

Selon l'accusation, la police locale a été informée qu'une manifestation interdite devait se tenir et, après être arrivée sur les lieux, a ordonné par haut-parleur à la foule de se disperser. Voyant que les manifestants ignoraient son ordre de dispersion et scandaient des slogans contre l'impunité, les membres des forces de sécurité ont reçu l'ordre de procéder à des arrestations, affirme le ministère public.

Les prévenus ont démenti cette version des faits, et ils ont refusé de signer les procès-verbaux de police reflétant cette version officielle des événements. Au lieu de quoi, le 11 décembre, ils ont soutenu devant le tribunal que les membres des forces de sécurité les attendaient alors qu'ils se dirigeaient vers le lieu de rassemblement à huit heures du soir et ont commencé à les disperser brutalement sans avoir émis préalablement d'ordre audible. D'autres militants ont été pourchassés et arrêtés alors qu'ils convergeaient depuis différentes directions vers le lieu de rassemblement. De plus, lorsqu'un petit nombre d'entre eux s'est regroupé sur le trottoir à quelques pâtés de maison de là, près du siège de l'AMDH, la police a chargé et en a brutalisé certains, et a procédé à d'autres arrestations. Lorsqu'au cours du procès, les avocats de la défense ont tenté de citer des témoins pour confirmer le récit des accusés, ils se sont vus opposer un refus du juge, qui a fait valoir que la version de l'accusation se fondait sur des procès-verbaux établis à partir du témoignage d'un officier de police qui avait assisté aux événements en question. Or, a-t-il ajouté, la loi ne permet de récuser ces procès-verbaux qu'en invoquant une inscription en faux.

L'Article 294 du Code de procédure pénale déclare :
    "Nul n'est admis, à peine de nullité, à faire preuve par témoins, outre ou contre le contenu aux procès-verbaux ou rapports des fonctionnaires ou agents dont les contestations, aux termes de la loi, font foi jusqu'à inscription de faux."
Toutes les personnes arrêtées affirment avoir été brutalisées par les membres des forces de sécurité dans les rues. Certaines prétendent avoir reçu des coups de poings, des coups de pieds et été insultées, d'autres avoir été battues avec des matraques ou des bâtons. L'un des accusés, Abdelilah Benabdessalam, a subi un examen médical indépendant après sa remise en liberté. Le rapport médical, daté du 11 décembre 2000, constatait des contusions à la tête, dans le dos et à la cheville et lui délivrait un arrêt de travail de 25 jours.

Interrogés les 9 et 10 décembre, les personnes arrêtées ont montré à la police et au procureur du roi les blessures qu'ils avaient subies. Pourtant, malgré leurs demandes, aucun examen médical ne leur a été accordé. Ces demandes, réitérées le lendemain devant le tribunal, leur ont à nouveau été refusées. La défense a fait valoir que ces refus répétés constituaient une infraction au Code de procédure pénale, qui stipule à l'Article 127 : "...le juge d'instruction doit soumettre la personne inculpée à un examen médical qui sera effectué par un médecin expert lorsque la demande lui en est faite ou de sa propre initiative lorsqu'il a lui-même constaté des indices qui justifient cet examen."

La décision écrite du tribunal, publiée après que le verdict eut été rendu le 16 mai, déclarait que le procureur du roi avait constaté des coupures et des ecchymoses sur certains des accusés. Aucun examen médical n'avait toutefois été jugé nécessaire, dans la mesure où ces blessures avaient été infligées avant la période de détention. Le tribunal dressait apparemment une distinction entre le recours à la force pendant la détention, qui aurait pu entacher les déclarations des prévenus retenues comme preuves, et le recours à la force avant la garde à vue des prévenus. Les blessures, a écrit le tribunal, "sont imputables à la situation et aux circonstances des faits qui ont exigé l'intervention des forces de sécurité pour les arrêter et pour les empêcher de tenir ce qu'ils appellent un sit-in. Ceci ne justifie en rien qu'elles fassent l'objet d'un examen médical."

L'Ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d'emprisonnement impose dans tous les cas un examen médical rapide. Adopté par l'Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1988, cet Ensemble de principes précise en effet, dans son Principe 24 :
    "Toute personne détenue ou emprisonnée se verra offrir un examen médical approprié dans un délai aussi bref que possible après son entrée dans le lieu de détention ou d'emprisonnement ; par la suite, elle bénéficiera de soins et traitements médicaux chaque fois que le besoin s'en fera sentir."
Bien que des éléments prouvant le recours excessif à la force par la police dans les rues contre les accusés leur aient été fournies, ni le procureur du roi ni le juge d'instruction chargé de l'affaire n'ont cru bon d'ordonner une enquête. A ce jour, la brutalité de la police à l'égard des participants n'a fait l'objet d'aucune enquête.

"Sit-in" ou "manifestation : le débat juridique

Pendant le procès, l'accusation s'est attachée à souligner qu'elle considérait le rassemblement organisé devant le parlement le soir du 9 décembre 2001 comme une "manifestation". La défense affirmait pour sa part qu'il ne s'agissait pas d'une "manifestation" mais d'un "sit-in pacifique" devant durer une demi-heure. La défense a fait valoir que l'arrêté du wali interdisant un "sit-in" était illégal. Dans la mesure où la Loi sur les rassemblements publics ne mentionne pas le terme "sit-in", ni pour le pénaliser ni pour l'autoriser expressément, un "sit-in pacifique" peut être organisé et tenu sans autorisation ou notification préalable. La défense a avancé qu'un "sit-in" était un rassemblement dans un lieu donné, alors qu'une "manifestation" impliquait un déplacement sur une voie publique. Elle a invoqué une décision de 1999 de la Cour suprême marocaine , qualifiant le regroupement de personnes en un lieu de simple "rassemblement", par opposition à une "manifestation", qui impliquait le déplacement collectif des gens dans les rues. Dans cette affaire, la Cour suprême avait annulé le verdict de la Cour d'appel d'el-Jadida, qui, en 1995, avait inculpé un groupe de personnes qui s'étaient apparemment réunis devant les locaux d'une administration publique en scandant des slogans. Les accusés avaient été inculpés de participation à une manifestation interdite et d'attroupement sur la voie publique.

Le magistrat chargé de juger les 36 militants des droits humains a refusé d'admettre le distinguo de la Cour suprême et a décidé que, dans le cadre législatif, un "sit-in pacifique" relevait davantage de la catégorie des "manifestations". Dans le procès-verbal de son jugement, le tribunal expliquait qu'il n'était pas légalement tenu d'appliquer aux faits concernés une décision de la Cour suprême, puisqu'il n'était pas convaincu par le raisonnement de cette instance supérieure.

Quelle que soit la façon dont le terme "manifestation" est interprété dans le cadre de la législation intérieure marocaine, les autorités marocaines ont enfreint le droit à la liberté de rassemblement garanti par l'Article 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, que le Maroc a ratifié. L'Article 21 de ce Pacte stipule :
    "Le droit de réunion pacifique est reconnu. L'exercice de ce droit ne peut faire l'objet que des seules restrictions imposées conformément à la loi et qui sont nécessaires dans une société démocratique, dans l'intérêt de la sécurité nationale et de la sûreté publique, de l'ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et les libertés d'autrui."
Les autorités ont invoqué des "raisons de sécurité" pour interdire le sit-in de l'AMDH, mais ne les ont aucunement précisées. Étant donnée la tradition de non-violence de l'AMDH et la nature envisagée de l'action de l'AMDH, on voit mal en quoi son interdiction pouvait être jugée "nécessaire dans une société démocratique" pour protéger la sécurité nationale, l'ordre public ou tout autre intérêt prévu aux termes du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Amnesty International et Human Rights Watch pensent par ailleurs que la police a fait un usage excessif de la force pour empêcher la tenue du sit-in, et devrait être tenue responsable de ses actes.

Les Principes de base sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois, adoptés par les Nations Unies en 1990 prévoient les dispositions suivantes :
    "12. Comme chacun a le droit de participer à des réunions licites et pacifiques, conformément aux principes énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l'Homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, les pouvoirs publics et les services et agents responsables de l'application des lois doivent reconnaître que la force et les armes à feu ne peuvent être employées que conformément aux principes 13 et 14.

    13. Les responsables de l'application des lois doivent s'efforcer de disperser les rassemblements illégaux mais non violents sans recourir à la force et, lorsque cela n'est pas possible, limiter l'emploi de la force au minimum nécessaire."
Le droit de manifester au Maroc

Les restrictions imposées aux rassemblements publics au Maroc dépassent largement la définition limitative des raisons prévues dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Conformément à l'Article 13 du Code de 1958 sur les rassemblements publics, les organisateurs d'une manifestation doivent obtenir une autorisation préalable des autorités, qui peuvent leur interdire d'organiser la manifestation s'ils "estiment que la manifestation projetée est de nature à troubler l'ordre public". Les rassemblements armés ou non armés sur la voie publique "qui pourraient troubler l'ordre public" peuvent être interdits et dispersés, en vertu des Articles 17 et 19 du même Code. Or, la législation marocaine ne définit nulle part ce qui constitue un trouble à l'ordre public, laissant son interprétation aux mains des pouvoirs publics. Ce vaste pouvoir discrétionnaire est souvent utilisé pour interdire ou disperser des manifestations politiques, bien que des rassemblements, dont certains de grande ampleur, soient parfois autorisés.

Les rassemblements pacifiques comme celui qui a réuni des militants des droits humains le 9 décembre 2000 sont souvent dispersés par la police, particulièrement lorsque les revendications exprimées touchent des questions sensibles. Dans bien des cas, les participants sont passés à tabac et arrêtés par les forces de sécurité, puis poursuivis en justice pour des chefs d'inculpation liés à la participation à des rassemblements "non autorisés".

Le 14 novembre, la police a ainsi dispersé par la force un sit-in d'enseignants réuni devant le ministère des Finances à Rabat pour exiger que les autorités respectent les accords conclus avec leurs syndicats. Le 18 octobre 2001, le ministère de l'Intérieur a interdit une manifestation prévue pour le 21 octobre à Rabat pour protester contre les frappes américaines en Afghanistan. En juin et juillet, il a empêché des groupes luttant pour les droits des Berbères de tenir une réunion et une conférence. Le 12 janvier, il a interdit une manifestation à l'appel des organisations de droits humains devant Dar al-Mokri, ancien centre de détention clandestin à Rabat. Tout au long de l'année, la police a tantôt toléré, tantôt dispersé les fréquents sit-in et rassemblements organisés par des groupes représentant des chômeurs en quête d'emploi.

Le 10 décembre 2001, le lendemain du rassemblement contre l'impunité organisé devant le parlement, des membres et des sympathisants de l'organisation islamiste al-'Adl wa'l-Ihsan (Justice et Bienfaisance) ont manifesté dans plusieurs villes du pays pour protester contre le harcèlement policier et les restrictions dont faisaient l'objet les organes de presse de l'organisation, al-'Adl wa'l-Ihsan et Risalat al-Futouwa (Le Message de la Jeunesse). Les organisateurs de la manifestation affirment que, conformément à l'Article 12 du Code sur les rassemblements publics, ils avaient demandé une autorisation préalable, mais ne l'avaient pas obtenue. Al-'Adl wa'l-Ihsan est une association à laquelle le gouvernement a refusé de délivrer une autorisation légale mais qu'il tolère en règle générale.

La police a dispersé les manifestations et arrêté des participants dans au moins sept villes. Bien que la présence de centaines de manifestants dans les rues ait provoqué des gênes considérables dans beaucoup de ces villes, les manifestations étaient non-violentes avant d'être dispersées.

A Rabat, où la police a été filmée en train de battre les participants, quelque 200 manifestants ont été placés en garde à vue et une centaine d'autres ont été blessés, selon al-'Adl wa'l-Ihsan. Certaines séquences de la bande vidéo montrent de petits groupes de policiers assénant à plusieurs reprises des coups des matraque sur la tête et sur d'autres parties du corps à des manifestants qui avaient déjà été appréhendés. A Casablanca, quelque 400 personnes ont été placées en garde à vue et plus de 300 auraient été blessées. A Fès, el-Jadida, Marrakech, Oujda et Agadir, selon certaines sources, un total d'environ 500 manifestants auraient été arrêtés et plus de 300 auraient été blessés.

Quelque 130 participants à ces manifestations ont été inculpés et traduits en justice. La plupart ont été inculpés d'organisation de manifestations interdites. Certains prévenus ont été reconnus coupables d'avoir résisté aux membres des forces de sécurité et de les avoir agressés, et quelques autres ont également été accusés de port d'arme. Ils ont été condamnés à des peines allant jusqu'à un an de prison, mais tous sont actuellement en liberté, soit parce qu'ils ont fait appel de leur jugement, soit parce qu'une cour d'appel a ramené leur condamnation à une peine d'emprisonnement avec sursis.

L'impunité

Au Maroc et au Sahara Occidental, la société civile et les institutions étatiques ont engagé un débat animé sur la façon de gérer l'héritage des graves violations des droits humains commises sous le règne de feu le roi Hassan II, notamment lors des campagnes de répression des dissidents gauchistes et des partisans de l'autodétermination du territoire contesté du Sahara Occidental entre les années 60 et les années 80. Ces exactions comprennent des centaines de cas de "disparitions" restées irrésolues à ce jour, de détention arbitraire prolongée, de torture et d'emprisonnement à long terme pour chefs d'accusation politiques.

Bien que le thème de l'impunité ne soit plus tabou, comme il le fut pendant la majeure partie du règne de Hassan II, il constitue toujours un sujet sensible. En témoigne la réaction des autorités marocaines au rassemblement du 9 décembre 2000 organisé à l'initiative de l'AMDH, qui appelait explicitement à traduire en justice les responsables de graves violations des droits humains.

Dans les années 90, le roi Hassan II avait pris une série de mesures pour améliorer la situation des droits humains. En 1998, sur instructions du roi, l'officiel Conseil consultatif des droits de l'Homme (CCDH) avait publié une liste de 112 personnes portées "disparues", dont 56 seraient mortes en détention. En août 1999, un mois après avoir succédé à son père sur le trône, Mohamed VI reconnaissait, en des termes très généraux, la responsabilité de l'État dans les "disparitions" et établissait une commission d'arbitrage pour indemniser les victimes de "disparition" et de détention arbitraire prolongée et leurs survivants.

Le fait que le Maroc ait reconnu la responsabilité de l'État dans des graves violations des droits humains et se soit engagé à indemniser certaines victimes, témoigne certes d'une volonté de gérer l'héritage du passé. Ces mesures ont néanmoins soulevé des polémiques et des critiques, y compris de la part de victimes susceptibles d'être indemnisées, qui ont annoncé qu'elles boycotteraient le processus. Entre autres reproches, d'aucuns déplorent que la commission d'arbitrage ait été créée sans qu'aucun effort d'accompagnement n'ait été entrepris pour enquêter et faire toute la lumière sur les graves violations des droits humains ou pour identifier leurs auteurs ou invoquer leur responsabilité. A ce jour, aucun responsable n'a été traduit devant les tribunaux pour avoir participé à la répression des années 60, 70 ou 80.

Le CCDH a assuré que les personnes indemnisées ne renonceront pas à leur droit à chercher compensation par d'autres biais, tels que les tribunaux. Les candidats à l'indemnisation doivent pourtant signer une décharge par laquelle ils reconnaissent que la décision de la commission d'arbitrage sur leur revendication est définitive et ne saurait faire l'objet d'un appel.

Craignant que le gouvernement ne tente de "fermer de dossier" sur les violations du passé en offrant une compensation financière à une petite catégorie de victimes, fin 1999, d'anciens prisonniers, des parents de victimes et des militants des droits humains se sont regroupés pour former le Forum pour la vérité et la justice. Ce groupe constitue depuis la figure de proue du mouvement exigeant que tout examen du passé prévoie l'établissement d'une commission indépendante pour la vérité et adopte une approche cohérente pour invoquer la responsabilité des personnes impliquées dans les exactions.

En 2000, l'AMDH a mené une campagne énergique pour que les auteurs des exactions aient à répondre de leurs actes. Les militants sont même allés jusqu'à désigner nommément plusieurs individus qu'ils tenaient pour responsable de tortures et de "disparitions", et à demander expressément qu'elles soient traduites en justice.

Du 9 au 11 novembre 2001, l'AMDH, le Forum pour la vérité et la justice et l'Organisation marocaine des droits humains ont organisé un symposium national sur les violations graves des droits humains. Dans leur déclaration finale, les organisations soulignaient :
    "Nous réaffirmons que le règlement objectif et sain des dossiers des violations graves demande (...) la reconnaissance des vérités, et que tourner la page du passé, ne peut se faire sans la satisfaction des victimes et le dévoilement de la vérité."
Recommandations

Amnesty International et Human Rights Watch engagent les autorités marocaines à :

  • Respecter dans la pratique la Déclaration sur le droit et la responsabilité des individus, groupes et organes de la société de promouvoir et protéger les droits humains et les libertés fondamentales universellement reconnus, des Nations Unies (Déclaration des défenseurs des droits de l'Homme), adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies le 8 mars 1999, qui affirme le droit des individus à signaler les violations des droits humains et l'obligation de l'État d'enquêter sur de telles allégations ;

  • Ouvrir une enquête sur les plaintes selon lesquelles la police aurait fait un usage excessif de la force et de la brutalité pour disperser les manifestants pacifiques le 9 décembre 2000 ;

  • Garantir le respect du droit des détenus en garde à vue à obtenir un examen médical, sans exclure les détenus dont les allégations de brutalités policières concernes la période précédant leur arrestation ;

  • Lancer une procédure d'audit pour s'assurer que les pratiques des forces de sécurité dans l'encadrement des manifestations sont conformes aux règles internationales relatives aux droits humains et que les membres des forces de sécurité sont tenues pour pleinement responsables de leurs actes ;

  • Revoir et réviser la politique étatique afin de réduire les restrictions existantes portant sur les réunions et rassemblements publics, et de garantir les droits à la liberté d'expression et de rassemblement pacifique, conformément aux obligations du Maroc au regard de l'Article 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; et

  • Assurer le respect du droit à la liberté d'expression et de rassemblement pacifique dans le cadre des prochaines campagnes électorales, et notamment de celle des législatives prévues pour septembre 2002.