Commentaires sur la proposition sénégalaiseHuman Rights Watch a examiné le rapport Sow, et le Rapport Financier sur lesquels la demande sénégalaise se fonde. Ces rapports représentent une étape très positive et contribuent à une bonne compréhension des défis auxquels le Sénégal doit faire face. En particulier, le rapport Sow souligne que :
Il faut néanmoins rappeler que le rapport Sow et le Rapport Financier et leurs auteurs ladmettent ont tous les deux été rédigés sans une connaissance approfondie des faits de laffaire, des preuves réunies ou du travail déjà réalisé par les autorités belges, ne permettant donc pas de se prononcer sur létendue des poursuites ou sur la stratégie à retenir. Le Rapport Financier souligne dailleurs le problème en considérant quil est difficile de proposer un projet précis en présence de tant d« incertitudes », notamment concernant le nombre de témoins, laccessibilité des preuves, etc. La suite de cette note se penche sur les éléments clés du procès Habré : la stratégie et létendue des poursuites, le travail de sensibilisation de la population tchadienne et le contrôle indépendant du procès. La stratégie : des poursuites circonscrites étayées par des preuvesLe Sénégal doit prendre des décisions cruciales sur la portée et la nature des investigations et du procès. Létendue de laffaire et plus particulièrement la stratégie pour instruire laffaire doivent être précisées au plus tôt puisquelles détermineront la suite qui sera donnée au dossier. Par exemple, concernant le TSSL, la décision selon laquelle ce tribunal est compétent pour juger exclusivement « les personnes qui portent la responsabilité la plus lourde des violations graves du droit international humanitaire » (article 1 du Statut du TSSL) ce qui signifiait quenviron une douzaine de personnes allaient être jugées a été prise avant ladoption dun budget de travail pour cette juridiction. Si loption retenue est de poursuivre Hissène Habré pour tous les crimes qui lui sont reprochés (comme ce fut le cas devant le Tribunal Pénal International pour lEx-Yougoslavie dans la procédure menée contre Slobodan Milosevic), cela aura une répercussion certaine sur la durée du procès et sur le budget nécessaire pour le mener à terme. A contrario, une stratégie visant à le poursuivre pour certains crimes reconnus comme étant les plus graves et pour lesquels il existe des preuves solides option que recommande Human Rights Watch aura des conséquences différentes. Tant quaucune décision sur ce point naura pas été prise, il sera difficile de déterminer létendue de laide nécessaire pour le bon déroulement du procès. Le Rapport Financier se fonde sur le postulat que 500 victimes seront appelées à témoigner et que chaque témoignage pourrait durer plusieurs jours. Certes, il est essentiel que les victimes témoignent, mais ce postulat traduit une méconnaissance de ce qui sera demandé au procès pour établir la culpabilité dHissène Habré. En loccurrence, pour démontrer la responsabilité de Hissène Habré, il sera plus pertinent dapporter la preuve de sa participation et de son implication personnelle ou comme responsable hiérarchique dans la perpétration des crimes retenus que détablir une longue liste de témoignages redondants. Par exemple, pour établir la culpabilité des principaux responsables du génocide commis au Rwanda, tant la justice internationale (le TPIR) que la justice belge nont eu recours quà quelques dizaines de témoins, exceptionnellement à plus dune centaine dans le cas de procès collectifs mettant en cause plus dun accusé. Une analyse préliminaire des documents existants et des éléments de preuves déjà recueillis par dautres organisations pourrait savérer précieuse dans le but détablir une stratégie de poursuite précise et efficace qui maximisera lutilisation des ressources disponibles pour mener à bien linstruction du dossier.Les documents de la DDS contiennent de nombreuses preuves écrites de la commission de meurtres politiques, dactes de torture, etc., par le régime dHissène Habré. Parmi les dizaines de milliers de documents de la DDS récupérés qui font maintenant partie intégrante du dossier judiciaire belge des rapports dinterrogatoires et de surveillance, des certificats de décès ainsi que des listes quotidiennes de prisonniers et de décès en détention ont été retrouvés. Les documents à eux seuls révèlent le nom de 1.208 personnes décédées, et font mention dun nombre total de 12.321 personnes victimes de différentes formes de mauvais traitements. Il résulte de ces seuls fichiers quHissène Habré a reçu 1.265 communications directes de la part de la DDS à propos de la situationde 898 détenus. Un autre facteur essentiel concernant les recherches que devront effectuer les enquêteurs sénégalais sur les crimes imputés à Hissène Habré, est le travail qui a déjà été accompli par les autorités judiciaires belges. Le dossier belge, réalisé sur plusieurs années par un juge dinstruction et une unité spéciale denquêteurs expérimentés travaillant exclusivement sur des crimes internationaux, comporte des rapports de police, des auditions de témoins, et surtout les milliers de documents de la DDS ainsi que leur analyse. Les autorités belges ont déclaré être prêtes à transférer ces données aux enquêteurs sénégalais. Par le biais dune commission rogatoire, le juge sénégalais peut demander que son collègue belge lui transmette le dossier, et le juge belge, ainsi que les enquêteurs de police, peuvent être appelés à témoigner.
Pour toutes ces raisons, laffirmation, dans le rapport Sow, qu « entre le Tchad et la Belgique il est estimé y avoir entre 20.000 et 40.000 témoins et victimes », estimation répétée dans le rapport financier et dans la lettre dinvitation du président Wade à la conférence des donateurs (le procès concernerait « des milliers de victimes et de témoins, la plupart vivant à létranger »10) nest pas pertinente dans lappréciation du coût du procès. Les victimes dHabré et le peuple tchadien apprécieraient sans doute que tous les crimes reprochés à M. Habré soient jugés. Les victimes des crimes qui ne seront pas jugés se sentiront certainement lésées. Mais lexpérience a démontré que pour des raisons de coût et defficacité, une sélection de crimes spécifiques doit être préférée. Cette sélection devra toutefois impérativement refléter la gravité et lampleur des crimes perpétrés par le régime dHissène Habré, en particulier ceux commis à lencontre de plusieurs des principaux groupes ethniques du Tchad. Afin de faire la lumière sur les crimes les plus graves commis au Tchad etde rendre justice aux différentes catégories de victimes tchadiennes, et pour que le procès serve la cause de la réconciliation au Tchad, il est important que les poursuites visent des évènements spécifiques, notamment les faits criminels suivants :
Le travail de sensibilisationLe défi majeur à relever pour maximiser limpact du jugement de lex-président tchadien est de sassurer que le peuple tchadien, qui est le premier concerné et le plus touché par cette affaire, puisse accéder au mieux à la procédure judiciaire. Le procès dHissène Habré, qui va se dérouler à Dakar, autrement dit à des milliers de kilomètres des victimes et du pays quil dirigea, exige un programme de sensibilisation significatif afin de sassurer quil soit accessible aux Tchadiens, compris par eux, quil stimule leur propre compréhension du passé et leur recherche de justice. Le TSSL, qui met en uvre des programmes de sensibilisation pour rendre accessible à la population de la Sierra Leone les jugements des plus importants responsables des crimes commis durant la guerre civile, peut être considéré comme un modèle à suivre. La Cour pénale internationale développe également de tels programmes. Les techniques de sensibilisation employées par le TSSL comprennent:11
Le Bureau des affaires publiques du greffe du TSSL facilite également laccès aux débats du Tribunal en produisant des résumés audio et vidéo. Les résumés vidéo sont préparés deux fois par mois, avec des versions en langue krio qui sont projetées dans tout le pays.12 Les résumés audio, en anglais et en krio, sont préparés une fois par semaine et diffusés sur 10 stations de radio différentes, incluant le service de radiodiffusion gouvernemental.13 Pour le procès de Charles Taylor qui se déroule à La Haye, le Tribunal Spécial projette les débats à Freetown et organise la venue de journalistes Ouest-africains aux Pays-Bas pour suivre la procédure sur place. Cependant, le procès d'Hissène Habré présente des défis particuliers dans la mise en uvre dun programme de sensibilisation performant, défis qui nexistaient pas en Sierra Léone. En premier lieu, le procès aura lieu au Sénégal et non au Tchad. Par conséquent, la procédure judiciaire se déroulera loin de la population tchadienne. En deuxième lieu, le procès dHissène Habré se déroulera devant une juridiction nationale, et non devant une juridiction internationale. Une telle juridiction ne constitue donc pas lorganisme adéquat pour conduire un programme de sensibilisation dans un autre pays, même si pour des raisons évidentes de cohérence, elle pourrait superviser ce programme. Il est dés lors suggéré quun organisme ou une ONG non impliqué(e) dans le procès dHissène Habré soit chargé(e) de mettre en uvre ce programme, en coopération avec la juridiction sénégalaise qui sera saisie de laffaire. En dernier lieu, même si le gouvernement tchadien soutient pleinement le procès, le Tchad ne présente pas un environnement aussi « perméable » que la Sierra Léone : les conditions pour une discussion complète et ouverte concernant les questions de justice transitionnelle ne sont pas aussi développées au Tchad. Au minimum, des dispositions devront être prises pour :
Le contrôle indépendant du procès par la société civile sénégalaise et africaine ainsi que par lUnion africaineLUA a donné mandat au Sénégal « poursuivre et de faire juger, au nom de lAfrique Hissène Habré par une juridiction sénégalaise compétente avec les garanties dun procès juste ». Human Rights Watch estime quun des moyens dencourager la tenue dune enquête et dun procès équitable et indépendant, est de promouvoir un contrôle de ce procès par les sociétés civiles sénégalaise, tchadienne et africaine. En outre, cette observation indépendante et contrôlée du procès favorisera sa visibilité au Sénégal et en Afrique en général. Les objectifs généralement assignés à une mission dobservation dun procès sont les suivants:
Enfin, et parce que ce procès est conduit au nom de lAfrique sous mandat de lUA, il paraît impératif que cette dernière participe à cette observation, par exemple sous la supervision de son envoyé spécial pour assister au procès, M. Robert Dossou. 8 Larticle 6.1 de la Convention contre la torture dispose : « tout Etat partie sur le territoire duquel se trouve une personne soupçonnée d'avoir commis [tout acte de torture] assure la détention de cette personne ou prend toutes autres mesures juridiques nécessaires pour assurer sa présence ». 9 Larticle 9.1 de la Convention contre la torture dispose : 1. Les Etats parties s'accordent l'entraide judiciaire la plus large possible dans toute procédure pénale relative aux infractions visées à l'article 4, y compris en ce qui concerne la communication de tous les éléments de preuve dont ils disposent et qui sont nécessaires aux fins de la procédure ». 10 Lettre du président Abdoulaye Wade à Reed Brody, Human Rights Watch, 29 Novembre 2007. 11 Tribunal Spécial pour la Sierra Leone, Special Court Outreach Report 2003-2005, (2006). 12 Tribunal Spécial pour la Sierra Leone, Video Productions, http://www.sc-sl.org/video.html, 13 Tribunal Spécial pour la Sierra Leone, Audio Segments, http://www.sc-sl.org/audio.html, 14 The International Commission of Jurists, Trial Observation Manual, http://www.hrea.org/erc/Library/monitoring/icj02.pdf, June 2002. |