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Tunisie : La nouvelle loi ne garantit pas de manière suffisante l'indépendance de la justice

Il faut accroître l'autonomie du Conseil supérieur de la magistrature

(Tunis) – La nouvelle loi portant création d'un organe chargé de superviser le fonctionnement du système judiciaire en Tunisie ne garantit pas la pleine indépendance de cet organisme vis-à-vis du pouvoir exécutif, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Les autorités tunisiennes devraient proposer des amendements visant à modifier les dispositions susceptibles de permettre la poursuite de l'ingérence politique dans le fonctionnement des tribunaux.

Le 15 mai 2015, le Parlement a approuvé la création du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), prévu dans la constitution et dont le mandat comprendra les nominations judiciaires ainsi que la prise de mesures disciplinaires et de décisions concernant l’évolution de la carrière des juges.

« La nouvelle loi et l'organe de contrôle judiciaire qu’elle crée représentent une amélioration par rapport à la situation sous le régime de l'ex-président Ben Ali, lorsque les tribunaux ont trop souvent été aux ordres du gouvernement », a déclaré Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord. « Toutefois, compte tenu de ces précédents problèmes, la Tunisie a besoin de garanties plus solides pour assurer l'indépendance judiciaire que les citoyens attendent depuis longtemps. »

Une des principales préoccupations relatives à la nouvelle loi porte sur la composition du Conseil. Seule une minorité de ses 45 membres seront des juges élus par leurs pairs. Les autres membres seront nommés par le pouvoir exécutif ou par le corps juridique, conférant au pouvoir exécutif une influence significative sur son fonctionnement. Le Conseil comprend également le procureur général de la justice militaire en tant que membre d'office, qui ne devrait pas avoir autorité sur les tribunaux civils.

La nouvelle loi n’est pas encore en vigueur. Trente députés l’ont contestée le 22 mai devant le Conseil constitutionnel, qui est lui-même un organe provisoire, au motif que sa composition et son mandat ne sont pas parvenus à mettre en œuvre le chapitre constitutionnel concernant le système judiciaire. Le Conseil constitutionnel est censé se prononcer sur cette contestation dans un délai de dix jours, renouvelable une fois pour la même durée.

Le Conseil supérieur de la magistrature remplacera le précédent Conseil, largement discrédité sous l'ancien président Zine el-Abidine Ben Ali pour avoir compromis l'indépendance judiciaire et veillé à ce que les tribunaux soient subordonnés au gouvernement. Le parlement de l’Assemblée nationale constituante a suspendu le CSM en décembre 2012 après le renversement de Ben Ali.

Dans l'intervalle, le Parlement a nommé un organe judiciaire temporaire – l’Instance provisoire de la justice judiciaire – chargé de statuer sur la sélection, la nomination, la promotion et la mutation des juges en attendant la création du nouvel organe permanent. L’instance judiciaire provisoire a été saluée comme une première étape vers l'indépendance judiciaire.

La nouvelle constitution a mandaté la création d'un Conseil supérieur de la magistrature, qui sera chargé de garantir le «le bon fonctionnement de la justice et le respect de son indépendance ». La Constitution protège également l'indépendance judiciaire, en conférant au nouvel organe la responsabilité pour les nominations judiciaires, les mesures disciplinaires et les licenciements. L'indépendance judiciaire est également protégée en vertu des normes internationales des droits humains.

L’ancien président Ben Ali présidait le précédent Conseil supérieur de la magistrature, dont les membres ont également inclus le ministre de la Justice ainsi que d'autres autorités gouvernementales. Il a utilisé ce Conseil pour aider le pouvoir exécutif à saper l'indépendance judiciaire et faire en sorte que les tribunaux soient inféodés au pouvoir politique. Mais les nouvelles autorités de la Tunisie ont réalisé des progrès insuffisants dans la promotion et la garantie de l'indépendance du système judiciaire depuis que Ben Ali a été renversé au cours de la « Révolution du jasmin » de 2010-2011, selon Human Rights Watch.

Le ministère de la Justice a continué à intervenir dans la nomination et la promotion des juges, et à gérer la révocation des juges. Le ministre de la Justice Nouredine Bhiri a révoqué arbitrairement 75 juges en mai 2012, les accusant de corruption et d'autres actes répréhensibles tout en leur refusant une possibilité adéquate de répondre à ses accusations. Après avoir interrogé dix des juges licenciés, Human Rights Watch a établi la preuve que leurs révocations étaient injustes et arbitraires.

En octobre 2013, un ministre de la Justice ultérieur, Nadhir Ben Ammou, a ordonné le transfert de deux hauts magistrats sans les consulter ni obtenir leur consentement.

La commission d'experts juridiques nommés par le ministère de la Justice afin d'élaborer la nouvelle loi sur le pouvoir judiciaire a publié un premier projet en janvier. Deux mois plus tard, le Conseil ministériel a adopté une version amendée qu'il a ensuite transmise au Parlement – l'Assemblée des représentants du peuple, qui a apporté des changements importants avant de la débattre et de l'adopter en session plénière le 15 mai.

Bien que le droit international ne prévoie pas de modèle unique pour assurer l'indépendance du pouvoir judiciaire, il encourage les pays à créer un pouvoir ayant pour but de superviser le système judiciaire qui ne soit pas dominé par le pouvoir exécutif ou législatif. Plusieurs instruments internationaux recommandent un corps composé à la fois de juges ainsi que de non juges, et comportant une proportion importante, ou même une majorité, de membres élus par le pouvoir judiciaire lui-même.

Ni l'actuel président de la Tunisie, ni le ministre de la Justice ou d'autres représentants du pouvoir exécutif ne feront partie du CSM. Toutefois, 18 seulement des 45 membres du Conseil seront des juges élus par leurs pairs. Les autres membres seraient des juges nommés par le pouvoir exécutif ainsi que d’autres membres de la profession juridique nommés par leurs pairs. Les membres non élus comprennent le procureur général au sein du système de justice militaire. Porter la représentation des juges élus pour le CSM à au moins la moitié des membres du Conseil augmenterait les mesures de protection contre l'ingérence du gouvernement dans le fonctionnement des tribunaux.

Bien que le Conseil ait la responsabilité d'élaborer un code de conduite pour les juges et de superviser les nominations judiciaires, la promotion, les transferts ainsi que l'immunité, la nouvelle loi autorise le ministre de la Justice à mener des enquêtes pour inconduite contre les juges et n’accorde pas aux juges une protection adéquate contre les transferts punitifs vers d'autres juridictions motivés par des raisons politiques.

La loi prévoit que le poste de l'inspecteur général du Service d'inspection générale (SIG), qui est responsable du contrôle du fonctionnement des juridictions, des services et des établissements publics rattachés au ministère de la Justice, est censé rester une nomination présidentielle. Étant donné que les fonctions de ce service comprennent d’enquêter sur les allégations contre des juges, cela vient s’ajouter aux préoccupations relatives à la nouvelle loi. Un premier projet a proposé de conférer le contrôle du SIG au nouveau Conseil supérieur de la magistrature, mais la version adoptée par le parlement a abandonné cette modification.

Le gouvernement tunisien devrait présenter des amendements à la nouvelle loi pour approbation parlementaire afin de donner aux juges élus au moins la parité avec les membres nommés dans le CSM et excluant le procureur général de la justice militaire, qui est directement nommé par le pouvoir exécutif, a déclaré Human Rights Watch. La loi devrait également fournir des garanties plus solides contre les transferts arbitraires de juges en exigeant que le Conseil emploie des volontaires pour combler tous les postes judiciaires nouveaux ou vacants, en donnant aux juges le droit de faire appel des ordres de transfert devant une autorité indépendante, et en plaçant le Service d’inspection générale sous la supervision directe du Conseil.

« La Tunisie a fait un pas en avant avec cette nouvelle loi, mais les autorités doivent aller plus loin pour créer un système judiciaire indépendant capable de garantir que les tribunaux du pays fonctionnent librement et sans ingérence politique », a conclu Eric Goldstein.

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Complément d’information

Human Rights Watch a identifié les principales lacunes suivantes de la Loi N° 16 de 2015 :

Composition : Absence de majorité des juges élus
Selon l’article 8 de la loi, le Conseil supérieur de la magistrature comporte un Conseil judiciaire ; un Conseil judiciaire administratif ; un Conseil judiciaire financier et la Session plénière, qui comprend tous les membres des trois autres entités. Chacune des trois premières entités compte 15 membres avec une composition hybride : quatre juges membres d’office désignés par le président ; six juges élus par leurs pairs ; et cinq membres non juges du milieu juridique choisis par leurs pairs. Le projet initial de la loi, présenté par le ministre de la Justice, envisageait 25 membres de chacune des trois premières entités, avec une majorité de juges élus. Augmenter la représentation des juges élus à la moitié au moins des membres du Conseil augmenterait les garanties contre l'ingérence future du gouvernement dans le fonctionnement des tribunaux.

Désignation du Procureur général, directeur de la justice militaire en tant que membre du Conseil
La loi prévoit que le Procureur général, directeur de la justice militaire, soit un membre d’office du Conseil. Mais accorder à un haut responsable militaire de l’influence sur le système judiciaire civil est un empiètement sur l’indépendance judiciaire. Le procureur général est nommé par le ministère de la Défense puis désigné par le président par décret.

Selon la loi régissant les juges militaires, le Procureur général détient un grade militaire. Si l’article 5 de cette loi stipule que les juges et les procureurs militaires sont indépendants de la hiérarchie militaire, le contrôle du pouvoir exécutif sur la nomination, la promotion professionnelle et la révocation des juges et des procureurs militaires porte atteinte à leur indépendance. Les tribunaux militaires ont intenté plusieurs procès contre d’anciennes personnalités du gouvernement Ben Ali à cause des atteintes aux droits humains commises sous la dictature, mais ces procès ont été marqués par divers problèmes et ont échoué à garantir la justice pour les victimes..

Nécessité de garanties plus fortes contre les révocations punitives
L’une des principales garanties d’un système judiciaire indépendant est la protection des juges contre la révocation ou le renvoi et contre le transfert dans un autre tribunal sauf dans des conditions très limitées. La question du transfert est particulièrement importante étant donné que le gouvernement Ben Ali recourait fréquemment à des transferts punitifs, envoyant dans des régions reculées des juges qui ne suivaient pas la ligne du gouvernement.

La nouvelle loi interdit le transfert des juges sans leur consentement écrit, même en cas de promotion, sauf si le transfert est « nécessaire » pour répondre aux « exigences du service judiciaire ». Cette exception est définie de façon plus claire que dans la loi précédente, et elle est limitée à des situations où un poste devient vacant au sein d’un tribunal, ou bien il se produit une augmentation importante de la charge de travail dans un tribunal, ou des juges doivent siéger dans des tribunaux nouvellement établis. La loi sur le Conseil temporaire du pouvoir juridictionnel offrait davantage de protection contre les transferts arbitraires en exigeant que le Conseil temporaire recherche des volontaires pour le poste judiciaire vacant ou nouveau et, s’il n’y en avait aucun, qu’il désigne.un juge déjà basé à proximité.

Ces garanties ont été supprimées de la nouvelle loi. Human Rights Watch recommande qu’elles soient réinsérées dans la nouvelle loi, ainsi qu’un droit général d’appel devant une autorité indépendante, capable d’enquêter sur la légitimité du transfert afin de garantir qu’il est dans l’intérêt de l’administration de la justice.

Contrôle du ministère de la Justice sur le Service d'inspection générale et les révocations
Selon la loi N° 67-29 relative au statut de la magistrature, qui est toujours en vigueur, le Service d'inspection générale (SIG), chargé d’inspecter le fonctionnement des juridictions, services et institutions publiques rattachées au ministère de la Justice, se trouve sous le contrôle de ce dernier. L’inspecteur général, qui est à la tête du SIG, est désigné par décret présidentiel. Une version antérieure du projet de loi sur le CSM retirait le SIG du contrôle du pouvoir exécutif, donnant compétence exclusive à l’entité ayant précédé le CSM. Mais le parlement est revenu à l’ancien modèle.

Selon la loi N°16, les plaintes contre les juges doivent être adressées soit au ministre de la Justice soit au président du CSM, qui les transfère au Service d'inspection générale pour enquête. L’inspecteur général mène une enquête et peut soit abandonner l’affaire, soit la renvoyer devant la commission disciplinaire du CSM.

Le président de la commission disciplinaire nomme un rapporteur pour examiner les preuves, entendre les témoins, entendre le juge, et établir un rapport final dans un délai de deux mois. Les juges ont le droit d’examiner toutes les preuves présentées contre eux, d’exiger une audience où comparaissent les témoins, et de bénéficier d’un avocat. Dans le cas d’une mesure disciplinaire, notamment une révocation, le juge a le droit de faire appel devant le Tribunal administratif, en première instance ainsi qu’en appel.

Selon ce modèle, le SIG est seulement mandaté pour mener des enquêtes préliminaires, il n’a pas le pouvoir d’imposer des sanctions et peut seulement décider d’abandonner l’affaire ou de la renvoyer au CSM pour une action ultérieure. Mais le SIG joue néanmoins un rôle important dans les procédures disciplinaires d’une manière pouvant autoriser une influence injustifiée de l’exécutif, en particulier si le ministre de la Justice pouvait prendre la décision d’ouvrir une enquête.

Indépendance de la magistrature selon la Constitution et les normes internationales relatives aux droits humains
La Constitution tunisienne protège l’indépendance de la magistrature. L’article 102 stipule : « Le pouvoir judiciaire est indépendant et garantit l’instauration de la justice, la suprématie de la Constitution, la souveraineté de la loi et la protection des droits et des libertés. Le magistrat est indépendant. Il n’est soumis dans l'exercice de ses fonctions qu'à l'autorité de la loi …. »

L’article 107 précise : « Le magistrat ne peut être muté, sans son accord, et il ne peut être révoqué ni suspendu de ses fonctions et ne peut subir de sanction disciplinaire que dans les cas et selon les garanties formulées par la loi et par décision motivée du Conseil supérieur de la magistrature. »

L’indépendance de la magistrature est une pierre angulaire de la protection des droits humains sous l’État de droit. Les Principes Fondamentaux des Nations Unies relatifs à l'indépendance de la magistrature stipulent que : « L'indépendance de la magistrature est garantie par l'Etat et énoncée dans la Constitution ou la législation nationales. Il incombe à toutes les institutions, gouvernementales et autres, de respecter l'indépendance de la magistrature. »

Les Directives et principes sur le droit à un procès équitable en Afrique stipulent que : « La procédure de nomination dans les instances juridictionnelles doit être transparente et sujette à révision et la création d’une instance indépendante à cet effet est recommandée. Toute méthode de sélection judiciaire doit respecter l’indépendance et l’impartialité des magistrats. »

La Charte européenne sur le statut des juges précise qu’un juge détenant des fonctions dans un tribunal ne doit pas en principe être nommé à un autre poste judiciaire ni assigné ailleurs, même par le biais d’une promotion, sans y avoir librement consenti. Une exception est seulement autorisée si un transfert est prévu et autorisé comme une sanction disciplinaire, s’il existe une altération légitime du système juridictionnel, ou bien comme affectation temporaire afin de renforcer un tribunal voisin, avec une durée maximum strictement limitée par les statuts.

Si le droit international ne propose pas de modèle unique pour garantir l’indépendance de la magistrature, il encourage les pays à créer une autorité chargée de la supervision de la magistrature qui ne soit pas dominée par le gouvernement ni l’administration. Plusieurs instruments internationaux recommandent une composition mixte de juges et de non-juges pour cette entité, avec une proportion substantielle, ou même une majorité, des membres élus par le pouvoir judiciaire lui-même.

Par exemple, la Commission européenne pour la démocratie par le droit (ou Commission de Venise), organe consultatif du Conseil de l’Europe sur les questions constitutionnelles, considère qu’une partie substantielle ou une majorité des membres du conseil de la magistrature devraient être élus par la magistrature elle-même. De plus, la Charte européenne sur le statut des juges (1998) prévoit « l'intervention d'une instance indépendante du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif au sein de laquelle siègent au moins pour moitié des juges élus par leurs pairs suivant des modalités garantissant la représentation la plus large de ceux-ci ».

Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a souligné que l’exercice du pouvoir par un ministère de la Justice sur les questions judiciaires, notamment ses pouvoirs d’inspection des tribunaux, peut constituer une ingérence de la part de l’exécutif et une menace à l’encontre de l’indépendance de la magistrature.

Recommandations

Les autorités tunisiennes devraient :

  • Augmenter le nombre de juges élus afin qu’ils représentent au moins la moitié de l’ensemble des membres du et de chacun de ses comités ;
  • Supprimer la désignation du Procureur général, directeur de la justice militaire, en tant que membre du Conseil supérieur de la magistrature ;
  • Attribuer le contrôle sur le SIG au au Conseil supérieur de la magistrature ; et
  • Renforcer les garanties contre les transferts arbitraires en :
    • Exigeant que le CSM recherche des candidats volontaires pour un poste judiciaire vacant ou nouvellement créé et, en cas d’absence de tels candidats, qu’il désigne un juge déjà basé à proximité du poste ; et
    • Accorder au juge affecté à une autre juridiction le droit de faire appel de son transfert auprès d’une autorité indépendante, qui puisse examiner la légitimité de ce transfert.

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