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“Et Rose, elle a vécu ce que vivent les roses,

L’espace d’un matin.”

François de Malherbe (1555-1628)

 

En 2001, à la recherche de preuves sur les exactions du régime de Hissène Habré, l’ancien dictateur du Tchad*, nous sommes tombés par hasard sur des milliers d’archives poussiéreuses éparpillées à même le sol de l’immeuble délabré qui avait été le QG de la police politique du régime, la DDS**. Grâce à ces documents, nous avons pu reconstituer les derniers instants d’une femme hors du commun, Rose Lokissim.

Rose Lokissim fut l’une des premières femmes devenues soldat d’élite au Tchad. Entrée dans l’opposition à la dictature d’Hissène Habré dans les années 1980, elle fut arrêtée et incarcérée dans la sinistre prison dite des « Locaux », dans la cellule « C », la « cellule de la mort », un abime surpeuplé d’où aucun prisonnier politique n’était censé ressortir vivant.

Des années d’enquête nous ont permis de retrouver certaines des femmes enfermées avec Rose ainsi que des membres de sa famille. Belle, indomptable, courageuse, Rose forçait l’admiration de sa famille comme elle força celle de ses codétenues. Elle avait survécu pendant huit mois à la torture et à l’enfer de la cellule C avant d’être transférée dans une cellule réservée aux femmes. Dotée d’un courage exceptionnel, elle ne se plaignait jamais mais au contraire, aidait les autres prisonniers à supporter leur calvaire.

Au prix de risques considérables, Rose décida de faire connaître au monde extérieur l’horreur de la prison et le sort des prisonniers. Pendant des mois, Rose notait le nom des prisonniers, des morts et des disparus, rassemblant de nombreux détails. Elle s’organisait pour faire passer ces informations aux familles des détenus qui étaient restées sans aucune nouvelle de leurs proches après leur arrestation.

Dénoncée, Rose fut interpellée dans sa cellule par des agents de la redoutable DDS. D’après son procès-verbal d’interrogatoire en date du 15 mai 1986 retrouvé dans les archives de la police politique, Rose a reconnu les faits. Ses interrogateurs ont d’ailleurs noté : « Mentionnons que pendant deux ans de détention, l’intéressée n’a pas changé de langage mais bien au contraire se glorifie. Etant donné qu’elle est irrécupérable et continue de porter atteinte à la sécurité de l’État même en prison, il serait souhaitable que les autorités la pénalisent sévèrement. » Rose fut exécutée le jour même. Un militaire témoin de son exécution aurait dit : « Elle a été très brave, elle n’a pas dit un mot. »

Mais Rose, dans une ultime et extraordinaire vision prophétique, a donné à ses bourreaux rendez-vous avec l’Histoire. A la fin du procès-verbal du 15 mai 1986, ils ont consigné ses dernières paroles: « Elle affirme que, même si elle doit mourir au cachot, elle ne regrette pas car le Tchad la remerciera et l’Histoire parlera d’elle ».

Presque trente ans après sa mort, la mission que Rose s’était fixée est enfin en train de réussir : Hissène Habré sera jugé à partir du 20 juillet 2015 par un tribunal spécial au Sénégal, le pays où il vit depuis le renversement de son régime en décembre 1990.

Soutenu par les Etats-Unis et la France, le régime de Hissène Habré fut caractérisé par des violations massives des droits humains. Une Commission d’enquête nationale établie au Tchad a estimé en 1992 à plus de 40 000 le nombre des victimes de cette dictature. Rien que dans les documents de la DDS que nous avons pu récupérer, les noms de 1 208 personnes, dont celui de Rose Lokissim, apparaissent comme ayant été tuées ou étant décédées en détention. Les noms de 12 321 autres personnes, victimes de tortures ou d’autres sévices, sont aussi consignés dans ces macabres registres.

Malgré ces preuves accablantes, le Sénégal a longtemps refusé de poursuivre Hissène Habré. Il a fallu vingt ans d’une campagne menée sans relâche par un groupe de victimes, ainsi qu’un arrêt en 2012 de la Cour internationale de Justice saisie par la Belgique intimant au Sénégal de poursuivre Habré « sans autre délai » à défaut de l'extrader, pour que le nouveau gouvernement de Macky Sall s’engage à le juger. Le Sénégal constitue alors, avec l’Union africaine, les « Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises » pour juger les crimes de la période Habré.

L’instruction a duré 19 mois. Les juges se sont rendus à quatre reprises au Tchad et y ont interrogé plus de 2 500 témoins et victimes, analysé les documents de la DDS, diligenté des experts pour reconstituer la structure de commandement du pouvoir de Habré et déterré et inspecté des charniers, pour finalement renvoyer Hissène Habré devant la Chambre africaine extraordinaire d’Assises pour y être jugé. Plus de 2 400 victimes se sont constituées parties civiles pour ce procès historique.

C’est la première fois qu’un tribunal créé par l’Union africaine inculpe un ancien chef d’État de crimes internationaux. Un procès équitable, rigoureux et respectueux du droit international confirmera que l’affaire Habré, ainsi que l’a décrite le quotidien Le Monde, est bien « un tournant pour la justice en Afrique ».

Au Tchad aussi, en mars 2015, grâce à l’action des victimes et à l’issue d’un procès très émouvant, une cour criminelle a condamné 21 anciens responsables du régime Habré à des peines allant jusqu'à la prison à vie, et a ordonné au gouvernement de construire un monument sur le site de la « Plaine des Morts », un charnier où les corps de centaines de victimes, dont Rose Lokissim, avaient été enterrés à la hâte.

« Rose avait 33 ans quand elle fut assassinée en 1986 », raconte l’actrice Juliette Binoche dans un nouveau documentaire relatant la vie de Rose. « Mais grâce aux témoignages des survivants et à la découverte miraculeuse de ses derniers mots à ses tortionnaires », poursuit-elle, « sa mémoire, et la mémoire des centaines d’innocents enterrés comme elle à la Plaine des Morts a survécu ».

La mission que Rose s’était donnée contre l’oubli et l’oppression, pour que le monde connaisse la vérité sur les prisons de Hissène Habré, est en train de se réaliser grâce à ce procès historique. Près de trente années se sont écoulés, mais la prophétie de Rose s’est finalement réalisée : l’Histoire parle d’elle et le Tchad peut la remercier.

Reed Brody est conseiller juridique pour Human Rights Watch, Olivier Bercault est consultant pour Human Rights Watch

*Hissène Habré dirigea son pays d’une main de fer de 1982 à 1990, avant sa chute et sa fuite au Sénégal.

** DDS : Direction de la documentation et de la sécurité.

 

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