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« Il me doit un enfant, qu’il me paye mon enfant ! », s’exclame Oumar Goudja devant le Président de la Cour criminelle de N’Djaména le 21 novembre 2014. En avril 1989, alors que le régime de Hissène Habré lance une vaste répression au Tchad contre son ethnie, les Zaghawas, ce riche commerçant est arrêté devant sa famille par des agents de la Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS), la police politique au service du président. Sa femme, alors enceinte, est prise de panique. Emmenée en hâte à l’hôpital, elle y perd son enfant le soir même. Elle ne reverra son mari qu’à sa sortie de prison, vingt mois plus tard. Pendant ce temps, Oumar Goudja a connu l’horreur. Attaché à une chaise, il subit pendant cinq jours des décharges électriques, pour ensuite être enfermé des mois dans des conditions inhumaines. «C’est Nodjigoto Haunan qui a donné des instructions devant moi pour que son staff me torture. Il fumait sa cigarette et me posait des questions. J’ai vu la méchanceté dans ses yeux. »

Nodjigoto Haunan est un ancien responsable de la DDS. Depuis le 14 novembre, il est traduit en justice  avec vingt autres présumés complices de Habré : des cadres de la DDS, des officiers de l’armée, des chefs des services de renseignement ou de la sécurité publique. Ils  sont visés par des plaintes pour torture, assassinat, détention arbitraire, séquestration, etc. déposées depuis l’an 2000 par des dizaines de victimes.  

Après douze ans d’immobilisme, il a fallu attendre la création d’un tribunal spécial, les Chambres africaines extraordinaires, par l’Union africaine et le Sénégal pour juger Hissène Habré, en exil à Dakar depuis  sa fuite en 1990 et pour que les autorités tchadiennes dépoussièrent les plaintes des victimes, arrêtent et inculpent plusieurs anciens présumés tortionnaires.

Les survivants, les veuves et les orphelins luttent courageusement depuis 24 ans pour forcer les autorités sénégalaises et tchadiennes à traduire en justice leurs supposés bourreaux. Leurs témoignages à la barre dénotent une certaine délivrance réparatrice. « A l’apparence ce sont des hommes, mais au fond ce sont des diables qui ont créé l’enfer », hurle Robert Hissein Gambier à la barre, lui aussi torturé et à moitié sourd à cause de gaz pulvérisés dans son oreille. « Il faut que la justice soit faite pour ceux qui sont morts. »

Face à ce déferlement de récits poignants, les accusés, qui ne reconnaissent pas les faits, semblent avoir du mal à se défendre. L’ancien directeur de la DDS, Saleh Younouss, affirme être la victime d’un « véritable montage » et rejette la responsabilité sur Hissène Habré : « On reçoit directement les ordres du chef de l’Etat » déclare-t-il. Nodjigoto Haunan accuse, sans preuve, des responsables d’organisations de défense des droits de l’Homme d’avoir payé les victimes pour qu’elles portent plainte. Rires dans la salle.

Jacqueline Moudeina, l’avocate tchadienne qui se bat aux cotés des victimes depuis 2000,  peut enfin plaider énergiquement son dossier devant un tribunal rempli de soldats et de gendarmes bien armés assurant la sécurité. Pour l’avocate, ce procès n’est rien d’autre qu’une « étape nécessaire pour la réconciliation du Tchad, pour la fin de l’impunité et surtout pour que jamais les crimes du passé ne se répètent ». L’effet dissuasif de la justice- même tardive -  commence bien dans une salle d’audience : les agents de l’ordre regardent attentivement leurs anciens patrons essayer de se dédouaner les uns après les autres. Presque tous les accusés sont des gendarmes de formation qui, après leur passage au sein des services répressifs de Habré, ont été recyclés dans l’administration de l’actuel président Idriss Déby Itno  dans ce qu’ils savaient faire de mieux : directeur de la sécurité publique, responsable du contre-espionnage, préfet, chef de la police judiciaire, etc.

Le Procureur général, Bruno Louapambe Mahouli, avait assuré dans son discours introductif vouloir « avant tout et par-dessus tout que ce procès soit équitable et respectueux des droits des parties » afin de pouvoir « réaliser la volonté commune de réconciliation ». Pour un État figurant parmi les plus pauvres et corrompus au monde, où les droits de l’Homme sont régulièrement bafoués et où la grogne sociale monte depuis plusieurs mois, le réel défi de ce procès est bien qu’il soit juste et équitable, mais son futur s’inscrit en pointillés.

Les avocats tchadiens viennent de reprendre une grève qui peut durer indéfiniment. Ils réclament à l’État le paiement des condamnations et honoraires qui leur sont dus, soit près de 67 millions d’euros. Un procès sans avocat ne pourra évidemment pas être équitable, pour les accusés come pour les victimes. « On se sent forts, mais sans nos avocats, on se sent moins protégés pour faire face à nos tortionnaires en audience », regrette déjà Jean Noyoma, détenu pendant plus de 7 mois et torturé durant son incarcération.

Retransmis au journal de la télévision publique, ce procès est un test pour la construction de l’État de droit au Tchad. Organisé en moins de deux semaines et prévu pour ne durer qu’un mois toutefois, il est déjà à craindre qu’il soit expéditif et en deçà des attentes de la société tchadienne. Un procès vicié serait une insulte aux victimes. « Nous voulons un jugement équitable pour que le verdict satisfasse toutes les parties et pour marquer l’histoire du Tchad, pour les jeunes et l’avenir », assure Jean.  « Un procès équitable  serait une grande contribution à la paix. »

Henri Thulliez est observateur pour Human Rights Watch au procès des supposés complices de Hissène Habré à N’Djamena.

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