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Une autre voix réduite au silence en Russie

Par Tanya Lokshina, directrice adjointe du bureau de Human Rights Watch en Russie

(traduction d'une tribune parue en anglais dans The Washington Post le 17 juillet 2009)

MOSCOU -- Le corps de mon amie Natalia Estemirova a été découvert mercredi. Elle avait été enlevée dans la matinée par des inconnus à Grozny, la capitale de la Tchétchénie, où elle vivait et travaillait comme militante des droits humains. On l'a vue se faire embarquer dans un véhicule et entendue crier « on me kidnappe ! ». Durant toute la journée, elle n'a pas répondu aux appels sur son téléphone portable et ne s'est pas présentée à plusieurs réunions importantes dont une au ministère de l'Intérieur. Elle n'est pas allée non plus chercher sa fille comme prévue à 14 h 30.

J'ai immédiatement craint le pire. La veille, je revenais d'un voyage de recherche d'une semaine en compagnie de Natasha, c'était comme ça que nous l'appelions. Nous étions en Tchétchénie où nous avons recensé des cas d'exécutions sommaires, de tortures et, comble de l'ironie, d'enlèvements qui continuent d'être perpétrés en toute impunité, plusieurs années après la proclamation de la fin de la guerre par le gouvernement russe. Toute personne qui défie les autorités risque sa vie. Nous ne savons pas qui a tiré la gâchette de l'arme qui a tué Natasha, mais c'est Moscou qui porte l'entière responsabilité dans ce climat d'impunité qui règne en Tchétchénie.

Natasha n'était pas une vulgaire agitatrice. Elle travaillait pour Memorial, une ONG russe qui jouit d'une grande notoriété. Son travail a été récompensé par des distinctions du Parlement européen, du Parlement suédois et de Human Rights Watch où je suis moi-même chercheuse. En 2007, elle a reçu un prix international du nom de son amie Anna Politkovskaya, une journaliste, qui a été elle-même abattue après rédigé de nombreux articles exposant les dessous de la guerre en Tchétchénie.

Natasha s'est employée à dénoncer les terribles failles dans l'actuelle gouvernance en Tchétchénie. Parmi les cas les plus récents dont elle a fait état, il y avait celui de Madina Yunusova, une femme âgée de 20 ans qui s'était mariée le mois dernier avec un présumé militant tchétchène. L'époux a été tué au début du mois de juillet. Deux jours plus tard, les forces de sécurité sont venues à sa maison, puis ont enfermé sa mère, son père et ses deux soeurs dans le petit hangar à côté, avant de mettre le feu à la maison avec de l'essence. Ces hommes armés ont ensuite ouvert le hangar au moment de partir, et la famille de Madina Yunusova a réussi à éteindre le feu. Le lendemain, ils sont revenus -- amenant cette fois-ci le corps de la jeune femme enveloppé dans un linceul, et ordonnant de l'enterrer « sans bruit ».

Natasha savait que le « bruit » était la seule arme pour lutter contre les abus grotesques que la population civile continue de subir en Tchétchénie. Chercheuse méticuleuse, Natasha était farouchement déterminée à rejeter la fiction entretenue par le premier ministre russe Vladimir Poutine et son entourage, selon laquelle la Tchétchénie serait une région calme qui ne pose plus de problème. C'est loin d'être le cas. Avec au moins une vingtaine d'incidents au cours des dix-huit derniers mois, les incendies de maison sont devenus la pratique courante de punition collective utilisée par les autorités locales. Les militants et les collaborateurs soupçonnés, leurs parents de même que toute personne perçue comme ennemi du régime peuvent être torturés, enlevés voire assassinés.

Au fil des ans, Natasha avait reçu beaucoup de menaces de morts et évité de justesse de nombreux « accidents ». Tout comme l'assassinat d'Anna Politkovskaya, son meurtre était à la fois prévisible et évitable. Le président russe Dmitri Medvedev a certes exprimé son indignation à la suite du meurtre de Natasha, mais ces paroles ne suffisent pas. Le gouvernement russe doit ouvrir immédiatement une enquête minutieuse pour faire toute la lumière sur la mort de Natasha et tous les autres cas de violations atroces des droits humains commis sous le régime du président tchétchène Ramzan Kadyrov. Cette enquête devrait déterminer le rôle des autorités, y compris celui du président Kadyrov.

Natasha n'est pas la première militante des droits humains à être assassinée cette année en Russie. En janvier, un de nos amis, Stanislav Markelov, un éminent avocat des droits humains, qui a aidé de nombreuses victimes d'exactions en Tchétchénie, a été abattu en plein centre-ville de Moscou. Natasha était venue assister à ses obsèques et nous étions assises à table dans ma cuisine. C'était aux premières heures de la matinée. Nous parlions de Stanislav Markelov et d'Anna Politkovskaya, et nous nous demandions qui serait la prochaine victime.

Maintenant, je le sais.

Les meurtriers de Stanislav Markelov et d'Anna Politkovskaya courent toujours, et le gouvernement russe n'a démontré que peu de volonté politique pour mener une enquête sérieuse sur les assassinats de défenseurs de droits humains. La mort de Natasha doit être le moment charnière mettant fin à cette situation. Les gouvernements occidentaux ont un rôle déterminant à jouer. En Russie, l'on cite parfois l'adage « le chien aboie, la caravane passe ». L'Europe et les États-Unis ont à ce jour préféré rester silencieux sur les abus commis en Tchétchénie lors de leurs réunions avec les dirigeants russes : les chiens aboient actuellement.

Tanya Lokshina est directrice adjointe du bureau de Human Rights Watch en Russie.

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