Hissene Habre

Le procès de Hissène Habré

Blog sur le procès historique à Dakar de l'ex-dictateur du Tchad.

Bichara Djibrine Ahmat : « Je suis le seul rescapé »

Bichara Djibrine Ahmat témoigne au procès de Hissène Habré. Radiodiffusion Télévision Sénégalaise

Son témoignage était très attendu par les juges et les avocats commis d’office. Plusieurs anciens prisonniers entendus par les Chambres avaient déjà évoqué ce jour d’août 1983 où 150 de leurs codétenus avaient été sélectionnés par les forces du régime pour être exécutés non loin de N’Djaména. Le récit du massacre leur avait été rapporté après leur libération par l’unique survivant : Bichara Djibrine Ahmat.

Grand, large d’épaules, mais un peu confus et déstabilisé, l’ancien combattant aujourd’hui cultivateur, s’est efforcé d’expliquer au mieux ce qui lui était arrivé il y a plus de trente ans.

Officier au sein du Conseil démocratique révolutionnaire (CDR), faction du gouvernement tchadien opposé à Habré, le GUNT, Bichara fut arrêté lors de la bataille de Faya-Largeau le 30 juillet 1983. D’abord détenu à l’aéroport de cette ville du désert avec des centaines d’autres prisonniers, il affirme y avoir vu Hissène Habré, avec des soldats blancs, « venu se réjouir de sa victoire ».

Transféré ensuite jusqu’à N’Djaména avec ses compagnons d’infortune, il fut détenu à la Maison d’arrêt avant d’être sélectionné avec 149 autres prisonniers pour être placé dans un camion qui les aurait emmené jusqu’au village d’Ambing. « Nous étions tous ligotés des pieds et des mains à l’aide de chaines », déclare-t-il à la barre.

Les militaires auraient rassemblé les prisonniers puis les auraient fusillés. Selon le témoin, le massacre aurait duré plus de deux heures : « c’était un massacre lent ». Les derniers survivants auraient été  achevés par des coups de grâce. Les balles n’auraient qu’effleurer Bichara qui, faisant le mort, aurait quitté le lieu peu après le départ des militaires et aurait marché de village en village jusqu’à pouvoir traverser le fleuve du Chari et se rendre au Cameroun voisin. La personne qui l’aurait aidé à traverser aurait ensuite été exécutée par la DDS, la police politique.

Son témoignage a permis à la Commission tchadienne d’enquête en 1991 d’exhumer ce charnier et confirmer son témoignage.

Les avocats commis d’office ont questionné l’aspect réaliste de son témoignage, et l’ont longuement interrogé sur le fait qu’il était le seul à avoir survécu à des rafales de balles et des coups de grâce. Comment a-t-il pu se libérer de ses chaines de fer alors qu’il était blessé ont-ils demandé ? « J’avais reçu un entrainement de commando. Cette endurance, je l’ai au nom de mon pays, parce que j’aime mon pays » leur a-t-il répondu.

Sur question d’un des avocats des parties civiles qui voulait savoir s’il pensait que survivre à un tel massacre laissait des séquelles dans l’âme, Bichara a répondu que son esprit était encore tourmenté, même si le temps avait apaisé les douleurs. 

Le neveu du marabout et l’ancien président

Izadine Mahamat Haroun témoigne au procès de Hissène Habré Radiodiffusion Télévision Sénégalaise

audiences du procès de Hissène Habré arrivent bientôt à leur terme, mais les témoignages des survivants ne sont pas de moins en moins pertinents. 

Ainsi, Izadine Mahamat Haroun, ne s’exprimant qu’en arabe tchadien, explique comment il fut arrêté en 1987 et questionné sur les clients de son oncle, un marabout réputé du nom de Zakaria Faki. Cette autorité traditionnelle et musulmane aurait été le conseiller mystique de dignitaires du régime, notamment le chef d’Etat-major Hassan Djamouss qui en 1989 se rebella contre le régime Habré.

Izadine Mahamat Haroun déclare avoir été arrêté, torturé et interrogé à maintes reprises sur le contenu des consultations maraboutiques de son oncle.

En prison, les agents de la police politique, la DDS, lui auraient dit : « puisque tu ne veux pas parler, on va te torturer ». Face aux juges, à quelques mètres de l’ancien président tchadien, il décrit comment, un jour, il fut cagoulé et conduit devant un homme vêtu d’un habit traditionnel blanc qui lui aurait demandé : « Qui est la personne devant toi, quel est ton pays, qui est le président du Tchad ? ». « Le président est Hissène Habré » affirme avoir répondu le neveu du marabout. « Je suis devant toi et tu ne me reconnais pas, tu es un ennemi » aurait répondu Hissène Habré. Devant la Chambre, le témoin explique : « Je ne pensais même pas qu’on puisse m’amener devant Hissène Habré ». Après ce bref entretien, Habré aurait griffonné quelque chose sur une fiche qu’il aurait ensuite donnée au directeur de la DDS, lui aussi présent. Izadine aurait ensuite été à nouveau torturé.

Son oncle, le marabout Zakaria Faki, fut également arrêté et fait prisonnier. Il mourut peu après sa libération des suites des tortures subies.

Sur question du Procureur général, le témoin précise que d’autres marabouts avaient été détenus dans les prisons du régime, ce que semblent confirmer des archives de la DDS présentées par le Parquet.

Sur question d’un avocat des parties civiles, il décrit que lors de son interrogatoire, Habré était assis près d’une table sur laquelle étaient posés un pistolet et deux talkies-walkies.

Le témoin a ensuite été soumis aux questions des avocats commis d’office par la Cour pour défendre Hissène Habré.

« Sénégalais, viens » : Un rescapé sénégalais témoigne

C’était une journée attendue par l’opinion sénégalaise. Après plusieurs années à se battre pour la justice dans son pays, le seul survivant sénégalais des prisons tchadiennes du régime de Hissène Habré était enfin invité à livrer son témoignage devant les Chambres africaines extraordinaires. De nombreux Sénégalais, frères, amis et voisins d’Abourahmane Guèye sont venus l’écouter au Palais de justice de Dakar.

Abdourahmane Gueye, septembre 2015 HRW / Henri Thulliez

Abdourahmane Guèye, que tout le monde appelle « Abdou », affirme avoir été arrêté en mars 1987 avec son compatriote Demba Gaye à la descente d’un avion Transall de l’armée française. Ils se rendaient au Tchad depuis Bangui pour vendre de l’or et des bijoux à des soldats français basés au Tchad.

Séparé de son ami Demba, accusé d’être un espion à la solde de la Libye, Abdou est envoyé, après un bref interrogatoire, dans une cellule de la prison du Camp des martyrs à N’Djaména : « Je n’ai rien compris. Ces gens m’arrêtent, sans me dire quoi que ce soit ». Dans un pays étranger, dans une cellule surpeuplée, Abdou était perdu : « La cellule est remplie. Les personnes me parlent en arabe. Je ne comprends pas l’arabe ».

« Sénégalais, viens », lui aurait dit un détenu avec lequel Abdou resta plusieurs mois car il était le seul à parler aussi français. Après lui avoir demandé à rencontrer un avocat, le détenu, ricanant, lui expliqua : « Ici mon frère, c’est Dieu seul qui peut nous faire sortir. C’est si tu meurs, que tu peux sortir. Ou si le régime est renversé ».

« Dans la cellule, des personnes meurent. J’ai dormi avec des personnes décédées » confie Abdou. Il explique qu’une nuit, les gardiens sont venus chercher le codétenu qui lui aurait dit « Sénégalais, je m’en vais, je ne sais pas ma destination ».

Après sa dispariton, l’Etat du Sénégal enquêta sur son sort. Abdou fut libéré en présence de l’Ambassadeur sénégalais du Tchad en poste à Yaoundé et du ministre de l’Intérieur du Tchad, Ibrahim Itno. C’est à ce moment qu’Abdou apprit que son ami Demba était mort dans les prisons du régime.

Human Rights Watch connaissait l’histoire d’Abdou et Demba grâce aux nombreux témoignages recueillis et aux archives de la DDS récupérées en 2001. Mais c’est seulement en 2005 qu’Abdou fut retrouvé alors que des activistes sénégalais, tchadiens et Human Rights Watch organisaient une conférence de presse à Dakar sur l’affaire Hissène Habré. Depuis, Abdou est devenu le visage des victimes du régime au Sénégal.

« Depuis, je me bat pour la justice, pour faire comprendre aux sénégalais, parce que les sénégalais ne croyaient pas, certains protégeaient Habré. Il fallait faire comprendre aux sénégalais qu’on était des vraies victimes, il fallait leur dire ce qu’on avait vécu », a déclaré Abdourahmane Guèye à la Chambre.

Pendant tout son témoignage, l’ancien président du Tchad est resté silencieux, malgré les interpellations du Parquet qui voulaient que l’accusé réponde sur la possible existence d’autres Sénégalais dans les prisons tchadiennes. Après les questions du Procureur, Abdou a été soumis aux habituelles questions des avocats des parties civiles et des avocats commis d’office pour défendre Habré.

A la sortie de l’audience, Abdou est venu me voir, tout souriant :

« Je suis très content. Je me sens à l’aise maintenant car personne n’a pu démentir ce que j’ai allégué. C’est ce que j’attendais depuis des années : mon moment de justice ». 

Souleymane Guengueng réalise enfin sa promesse

Cela a pris 25 ans, mais Souleymane Guengueng a enfin témoigné hier et aujourd’hui au procès de Hissène Habré.

Souleymane Guengueng, un fonctionnaire très religieux, a vu ses codétenus mourir de tortures et de maladies pendant ses 2 années et demie passées dans les prisons de Habré. Lorsque Habré fut renversé en 1990 et fuit au Sénégal, Guengueng utilisa son charisme pour persuader les victimes encore effrayées de poursuivre en justice leur ancien dictateur. Comme le New York Times l’avait écrit il y a déjà 14 ans dans un touchant portrait de Guengueng : « dans un continent où les hommes ordinaires sont torturés, tués et oubliés sans aucune autre pensée, M. Guengueng a fait quelque chose d’extraordinaire : il s’est défendu. Après avoir été injustement emprisonné et torturé pendant deux ans à la fin des années 1980, il a passé la décennie suivante à rassembler les témoignages d’autres victimes et de leur familles ».

Souleymane Guengueng in 2001 with the hundreds of files he had collected on victims of Hissène Habré’s government.

En 2000, avec Souleymane et d’autres partenaires, nous sommes allés au Sénégal pour déposer la première plainte contre Hissène Habré. De retour au Tchad, Souleymane et son avocate Jacqueline Moudeina, déposèrent d’autres plaintes, plus risquées encore, contre les hommes de main de Habré qui occupaient toujours des postes importants là-bas. Leurs menaces ont forcé Guengueng à s’exiler aux Etats-Unis en 2004, mais il y continua son travail, faisant du lobbying à travers le monde.

Souleymane Guengueng files first case against Hissène Habré in Dakar in January 2000.  L to R – Sidiki Kaba, Reed Brody, Boucounta Diallo, Sabadet Totodet, Guengueng, Pascal Kambalé, Alioune Tine, Delphine Djiraibe, Dobian Assingar.

Le procès pour lequel Guengueng s’est battu, pendant tellement longtemps, a enfin commencé en juillet. Hier, c’était à son tour de s’exprimer, et il était prêt.

D’une voix assurée, Guengueng a commencé par s’adresser à la Cour : « En 1988 j’ai été accusé faussement, arrêté et enfermé dans des conditions inhumaines. Pendant deux ans et demi en prison, j’ai vu mes camarades codétenus mourir de faim, mourir de soucis, mourir de tortures et mourir de maladie. Du fond de ma cellule, compte tenu de cette folie, j’ai juré devant Dieu de lutter pour la justice si je m’en sortais vivant. Je suis convaincu que si Dieu a préservé ma vie, c’est pour accomplir cette mission et obtenir justice pour ceux qui sont morts et disparus et pour qu’on ne connaisse plus jamais ça. ».

« Avec mes camarades et avec l’aide des organisations tchadiennes et internationales, nous avons combattu pendant 25 ans en faveur de la justice. A cause de cet acharnement, j’ai été renvoyé de mon travail de fonctionnaire international. J’ai été menacé par les sbires de Hissène Habré, et j’ai dû m’exiler aux Etats-Unis où j’ai reçu le statut de réfugié politique. Cet acharnement a porté les fruits, c’est pourquoi je suis devant vous aujourd’hui ».

Ensuite, comme beaucoup d’autres avant lui, Guengueng a décrit ses années dans les prisons du régime – il a été détenu dans 4 d’entre elles – où il a attrapé l’hépatite, la dengue et le paludisme. Des cellules étaient si petites qu’il ne pouvait même pas étendre ses jambes. Une cellule était éclairée par une ampoule puissante, allumée en continu pendant plusieurs jours, une autre plongeait les détenus dans une obscurité permanente. En audience, il a décrit ceux qui étaient torturés, ceux qui étaient enlevés au milieu de la nuit et ceux qui mourraient de maladies et de mauvais traitements.

Quand Habré s’est enfui en 1990 et que les portes des prisons se sont ouvertes, Souleymane a eu la présence d’esprit de prendre avec lui ses ustensiles bruts, qu’il avait sculptés lui-même en détention, sa tapette à mouche qu’il avait fabriquée grâce à la queue d’un bœuf et le sable des repas donnés aux détenus. Les juges le regardaient avec des yeux ébahis lorsqu’il déballait ces objets pour les présenter à la Cour. « J’ai attendu 25 ans pour montrer ces objets », a-t-il déclaré.

The utensils Souleymane Guengueng fashioned in prison and displayed in court.

Pendant que Guengueng parlait, Hissène Habré écoutait silencieusement, son visage toujours recouvert d’un turban et de lunettes de soleil. Ses avocats commis d’office l’ont questionné pendant plusieurs plus de deux heures, le poussant aux sanglots quand il dû expliquer comment il avait soulagé avec sa main un de ses codétenus constipé des suites de tortures.

Avec son témoignage, Guengueng vient de réaliser la promesse qu’il s’était donnée depuis le fonds sa cellule : « Je suis soulagé, j’ai dit tout ce que j’attendais de pouvoir dire ». 

Souleymane Guengueng testifies at the trial of Hissène Habré as the former dictator listens. November 2015.

 

Clément Abaifouta : L’ancien détenu contraint d’enterrer les morts, aujourd’hui activiste, témoigne

Clément Abaifouta lors de son témoignage devant les Chambres africaines extraordinaires, 9 novembre 2015. 2015 Radiodiffusion Télévision Sénégalaise

Le procès reprend ce lundi avec l’audition d’un témoin, qui, depuis plus de 10 ans, porte la voix de nombreuses victimes de l’époque pendant laquelle Hissène Habré était au pouvoir.

Etudiant en lettres devenu prisonnier, prisonnier devenu fossoyeur, Clément Abaifouta est venu témoigner des 4 années qu’il a passées dans les geôles de la DDS. La salle est silencieuse, attentive aux paroles prononcées par celui qui est, depuis 2008, président de l’Association des Victimes des Crimes du Régime de Hissène Habré (AVCRHH).

Alors qu’il s’apprêtait à quitter le Tchad pour se rendre en Allemagne où il avait obtenu une bourse d’étude, Clément Abaifouta déclare avoir été arrêté en juillet 1985. A cette période, qu’il qualifie de « règne de l’inquiétude », la police politique est connue et crainte. « C’était la terreur, si je devais résumer la DDS en un mot, c’est la terreur rouge. Si quelqu’un est arrêté, les parents organisent le deuil » confie-t-il.

Vingt-cinq ans après les faits, Clément Abaifouta reste figé dans l’incompréhension d’une arrestation qu’il considère arbitraire. A plusieurs reprises, il s’adresse à l’ancien président : « Je voudrais qu’Hissène Habré parle, qu’il me dise en quoi une bourse peut gêner un pays ».

Conduit à la DDS, il est enfermé dans une petite cellule, surpeuplée, où l’on servait un riz noir et sale : « Mon fils mange, car demain tu mangeras la même chose » lui aurait indiqué un détenu. Il fut ensuite transféré à la prison des Locaux.

Désigné pour faire la cuisine aux militaires, il fut intégré à l’équipe de fossoyeurs chargée d’enterrer les cadavres des détenus. Abba Moussa, gardien de la prison, venait aux Locaux en demandant « Kam Maatu ? » signifiant « Combien sont morts ? » explique le témoin. Les corps étaient emmenés à Hamral-Goz surnommé la Plaine des morts. « Lorsque vous prenez les corps déjà en décomposition, la peau reste sur les mains », l’ancien fossoyeur marque un silence avant de continuer : « Un jour on a entendu le cri d’un détenu qu’on allait enterrer ‘Je ne suis pas encore mort’». Le témoin explique avoir dû l’enterrer le lendemain.

Au Locaux, Clément Abaifouta a assisté au cycle des violences internes à la prison : « Lorsqu’on venait vous chercher à 17heures, c’est pour vous torturer ». Selon lui, la DDS « a chosifié les personnes ». Devant la Cour, le témoin précise que des femmes ont été violées par des agents du régime, comme la détenue nommée Kaltouma « violée par trois militaires la nuit, elle est morte quelques jours plus tard ». Il confirma également la déportation de prisonnières dans les camps militaires du désert tchadien : « On a jeté ces femmes en pâture » déclare-t-il à la barre.

Durant la déposition du témoin, Hissène Habré reste enturbanné dans son silence, mais pour Clément Abaifouta, le fait qu’Hissène Habré entende son témoignage est déjà une victoire. Si la prison a brisé les rêves d’étude du jeune homme qu’il était, elle a fait naitre en lui un profond espoir : « J’ai passé 4 ans en détention, j’ai vu le pire. Il faut transformer la douleur en quête de justice ».

19 - 22 octobre : La parole aux femmes

Article publié dans Libération le 8 novembre 2015

Certaines l’admettent expressément, d’autres de façon détournée. Les crimes allégués se sont passés il y a plus de vingt-cinq ans, mais les séquelles de ces femmes demeurent. Toutes ont expliqué à la barre avoir été détenues arbitrairement, déportées, violées ou torturées. Humiliées, rabaissées, stigmatisées, elles ont tout de même eu le courage de venir témoigner au procès à Dakar de Hissène Habré, l’ancien président du Tchad (1982-1990). Habré est jugé pour crimes contre l’humanité, torture et crimes de guerre par les Chambres africaines extraordinaires, tribunal spécial créé par le Sénégal et l’Union africaine.

L’une de ces femmes, Khadidja, m’avait toujours dit qu’elle avait été torturée à plusieurs reprises et détenue au palais présidentiel de Habré à N’Djamena. Elle m’avait aussi promis que le jour où elle serait face à l’ancien président, elle dirait ce qu’elle avait réellement vécu. Khadidja a tenu sa promesse.

Khadidja Hassan Zidane témoigne lors du procès à Dakar de l’ex-dictateur du Tchad, Hissène Habré, les 19-20 octobre 2015, au sujet des souffrances qu’elle a endurées avec huit autre femmes et filles en 1988, dans le camp militaire d’Oudi-Doum. © 2015 Radiodiffusion Télévision Sénégalaise

Chaque victime appelée à la barre suit le même parcours. L’attente d’abord dans un hôtel de Dakar, puis l’attente dans une petite salle du palais de justice de la capitale sénégalaise. Un huissier vient vous chercher. Vous entrez dans la salle d’audience. Les lumières sont fortes, agressives. La salle est pleine de caméras : le procès est retransmis en direct sur internet et à la télévision tchadienne. A gauche, un public, parfois de plusieurs centaines de personnes, dont certaines qui sont là pour soutenir l’accusé. A droite, les magistrats : deux greffiers, trois juges, quatre procureurs, tous vêtus de longues robes rouges. Tous vous surplombent. Tous sont des hommes, à l’exception d’une procureure. L’huissier vous fait marcher en direction d’une personne habillée d’un grand boubou blanc, enturbannée d’un foulard blanc, lunettes de soleils vissées sur le nez. Assis sur un fauteuil en cuir, c’est l’accusé, Hissène Habré.

La scène est impressionnante, intimidante. Tout le monde a les yeux rivés sur vous. A cet instant, tout le monde prête attention à chacun de vos mots. On vous place au milieu de la salle, à environ cinq mètres de l’ancien «homme fort» de N’Djamena, au même niveau que lui, face au président de la Cour. A sa demande, vous entamez votre déposition.

Beaucoup commencent avec une voix faible, tremblante, hachée. Certains pleurent. Plus vous avez souffert, plus cet exercice semble difficile et douloureux. Jusque-là, les crimes sexuels n’avaient pas encore été évoqués.

Dans une lettre ouverte adressée le 16 octobre au président et au procureur général du tribunal, les représentants de dix-sept organisations, dont le lauréat du prix Sakharov 2014, le docteur Denis Mukwege, «l’homme qui répare les femmes», regrettaient l’insuffisante attention portée aux violences sexuelles dans le procès Habré. C’était sans compter sur quatre femmes impressionnantes de courage.

Toutes déclarent avoir été arrêtées par des agents du régime et détenues plusieurs mois dans les prisons de la DDS, la redoutable police politique, à N’Djamena. Certaines y ont été violées. Merami a témoigné avoir été électrocutée et torturée à son arrestation : «Quand on m’a mise en prison, j’étais presque mourante. Je n’ai reçu aucun soin, si ce n’est quelques comprimés.»

D’un ton assuré, dans un arabe tchadien mélodieux, Khadidja explique ses multiples arrestations, ses terribles conditions de détention, ses tortures. Elle n’a pas l’air intimidée. A peine commence-t-elle à évoquer des violences sexuelles que le président de la Chambre lui propose un huis-clos. Refus du témoin : «Non, je ne vais rien cacher, ils ont couché avec moi. Je peux même me déshabiller.» Plusieurs fois elle affirme être prête à montrer les endroits où elle aurait été poignardée, notamment aux jambes et au sexe avec un stylo. Aux questions du parquet, elle répond sans hésiter : «Hissène Habré m’a violée quatre fois.» Face aux avocats commis d’office pour défendre Habré, qui remettent en cause la véracité de ses allégations, Khadidja rétorque : «C’est une honte pour moi de le dire, une honte pour ma famille, même ici c’est une honte de le dire. Je dis la vérité et Allah le sait. […] Hissène Habré m’a demandé de m’asseoir et une fois assise il m’a pris les cheveux, sur le sol» déclare-t-elle tout en mimant les gestes.

Comme Khaltouma, Haoua et Merami qui témoignent après elle, Khadidja a été déportée à Ouadi-Doum, aux confins du désert tchadien.«C’était une base militaire. Il n’y avait pas de civils. On vivait dans un hangar et on mangeait du gombo séché et du riz pas cuit», déclare Haoua, arrêtée à l’âge de 14 ans, alors que la DDS essayait de mettre la main sur sa mère qui résidait au Nigeria. «Les femmes des militaires n’étaient pas là. On lavait les uniformes, on préparait à manger.»

Khaltouma, ancienne hôtesse de l’air pour Air Afrique arrêtée alors que son avion faisait escale à N’Djamena, donne plus de détails sur leur vie dans ce camp militaire : «A Ouadi Doum, le soir, deux femmes sur six étaient utilisées à tour de rôle comme les esclaves sexuelles des soldats. C’est honteux. C’était prémédité, on nous administrait des médicaments pour ne pas avoir de bébé.» Merami, déportée avec sa fille, explique à la barre : «Elle a été violée plusieurs fois alors qu’elle n’avait que 12 ans.»

Le calvaire dans le désert décrit par ces femmes aurait duré un an. A leur libération, elles ont été emmenées au bureau du chef pénitencier à N’Djamena. Sur le mur, une image : «Il y avait un singe avec ses mains sur ses yeux, un singe avec les mains sur sa bouche et un autre avec les mains sur les oreilles. On nous a fait prêter serment devant cette image, et sur le Coran, de ne jamais raconter tout cela», indique Khadidja. Toutes ces femmes, comme d’autres détenus du régime avant elles, ont déclaré avoir eu à prêter un serment identique. Elles, en s’engageant dans la voie de la justice, ont décidé de briser ce serment.

La peur du regard que pourrait porter sur ces femmes la société tchadienne, pour laquelle ce sujet reste un tabou, n’a pas eu raison de leur détermination. Elles sont venues à Dakar pour expliquer à la justice et au monde l’horreur qu’elles ont vécue. «Maintenant que j’ai pu le voir silencieux alors qu’il était si fort, si puissant, je n’ai plus de haine», déclare Khaltouma à la Cour en parlant de l’ancien président tchadien. Alors que la défense de Habré, qui boycotte le procès, a qualifié Khadidja dans un communiqué de «prostituée nymphomane», cette dernière, après sa déposition, a simplement déclaré : «J’avais très peur au début et puis j’ai senti une force en moi qui m’a poussée à continuer mon témoignage. Je me sens plus légère.»

Audience du jeudi 29 octobre, Robert Hissein Gambier : les stigmates des tortures personnalisés

Ce jeudi, c’est un homme abimé par les souffrances de la torture qui s’est présenté à la barre à Dakar. Les traits sont marqués mais c’est d’une voix forte que Robert Hissein Gambier décrit ce qu’il a vécu, usant de grands gestes, comme s’il s’était fait le devoir de raconter son passé dans les moindres détails. Arrêté en décembre 1985 à N’Djamena par des agents de la DDS alors qu’il aurait été, selon lui, confondu avec un mercenaire libyen, il témoigne avoir été amené à la Présidence et conduit devant Hissène Habré qui aurait donné des instructions à ses agents. Ses geôliers le surnommèrent « Sabagalmoute », « celui qui court plus vite que la mort ».

Détenu à la DDS, à la Gendarmerie et au Camp des Martyrs, il affirme avoir subi de nombreuses formes de torture dont il garde des séquelles jusqu’à aujourd’hui. Aspergé d’insecticide dans les yeux et de gaz dans les oreilles, il est pratiquement sourd et aveugle. Tiré par les testicules, fouetté au câble électrique et ligoté arbatachar, Robert Hissein Gambier est un véritable survivant. Rare rescapé du « supplice des baguettes », il en fait la démonstration à la barre : deux morceaux de bois sont attachés à leurs extrémités et placés sur la tête de la victime au niveau des tempes. « Je voyais le monde à l’envers », explique-t-il à la barre.

A sa libération en 1990, tous ses proches le croyaient mort depuis longtemps. Vingt-cinq ans après les faits, le souvenir de la prison le hante toujours la nuit, l’empêchant de dormir. La torture des baguettes lui a également laissé d’incessantes séquelles : « ma tête est pleine de bourdonnements ».

Interpellant Hissène Habré, il s’écrit « Il a créé l’enfer, qu’il me dise pourquoi il a créé l’enfer ».  

Robert Hissein Gambier, qui capte l’attention du public venu en nombre, quitte finalement la salle d’audience en gros sanglots.

 

 

 

 

Audience des 16 et 19 octobre : « On me traite comme un animal »

Jeudi dernier et aujourd’hui sont l’occasion pour l’instituteur Abakar Adoum d’expliquer comment il a été arrêté en 1989 près d’Iriba dans l’Est du Tchad, puis transféré à N’Djaména par avion avec d’autres détenus. Il décrit les conditions de détention, notamment à la Piscine : « on nous donne du riz sec. Le soir, quand vous allez passer la nuit, on vous donne 1 litre pour 24 heures. Dans la cellule, y’a l’entassement, la faim, la soif et la mort ».

De l’ethnie Zaghawa, cible d’une répression acharnée, Abakar Adoum confirme qu’à cette époque « il y avait des représailles dans tout le pays ». Après plus de 10 mois en détention dans des conditions tragiques, Abakar Adoum a été libéré suite à la chute du régime de Hissène Habré. Particulièrement faible et amaigri, il confie « ce n’est qu’après 3 mois que j’ai pu tenir debout en me tenant sur le mur ». Le Parquet projette alors à l’audience le film de la Commission tchadienne d’Enquête où l’on voit une personne affaiblie au visage émacié, portée par d’autres individus : « C’est moi ! C’est moi ! » s’écrit Abakar Adoum provoquant de vives émotions de la salle, comme l’écrit l’un des blogger sénégalais présents : « Pour la première fois, une image ou un témoignage me touche dans ce procès. Jusqu’ici j’arrivais à rester hors de ça. Ceux qui passaient racontaient leurs expériences, mais il n’y avait pas d’images de cela. Mais lui voilà… quand on a montré la vidéo tout à l’heure, il a sursauté en disant c’est moi ! C’est moi ! ». 

@HenriThulliez's tweet on Abakar Adoum

 

Audiences des 15 et 16 octobre : Deux anciens infirmiers des prisons du régime témoignent

Deux anciens infirmiers de la Brigade Spéciale d’Intervention Rapide, le bras armé de la DDS, la police politique du régime Habré, sont venus exposer ce qu’ils ont vu dans les geôles des prisons de Hissène Habré.

« Pourquoi nos militaires mangeaient bien et pas nos détenus ? »

Alifa Gaston a été infirmier du 6 mars 1984 au 1er décembre 1990. Tout au long de son mandat, il déclare avoir vu des morts, des hommes paralysés, des blessés ... « J'en ai assez vu ». Il décrit les conditions de détention terribles et le manque de médicaments à sa disposition. « Des détenus perdaient leurs dents rien qu'en les lavant avec leurs doigts. Il étaient trop malades ». Alifa Gaston a vu de nombreux détenus mourir en détention et il avoue que, concernant les certificats de décès, « Abakar Torbo, le chef du service pénitencier, me dictait les causes de la mort et je transcrivais ». A la question du Procureur général qui lui demande pourquoi il acceptait de retranscrire, il répond simplement que « c’était sous la contrainte (...) Pour vivre il faut le faire ». Il évoque également la prison des Locaux, avec sa terrible cellule C, C pour cadavres. « Ils sont nombreux, et la chaleur étouffe ». Aux Locaux, Alifa Gaston a déclaré qu’il pouvait y avoir « 3-4 morts par jour » et que « ça pouvait aller jusqu’à 8 ». Il confirme également que les détenus qui venaient de la DDS étaient torturés et explique que « les tortures se passaient dans une partie spéciale mais quand je consultais un prisonnier, je savais s'il avait été torturée ou pas ». Alifa Gaston confirme avoir vu Hissène Habré se rendre dans la cour de la prison la « Piscine »  pour voir un prisonnier.

« Les prisonniers appartenaient au président ! Personne d'autre que Hissène Habré ne pouvait ordonner toutes ces arrestations. »

Saria Asnègue Donoh

Saria Asnègue Donoh a été recruté en tant qu’infirmier major en 1982 à la BSIR. Il intervenait à la BSIR, à la prison du Camp des Martyrs et à la DDS. « Durant plusieurs années, je suis constamment avec les prisonniers. La souffrance de ces prisonniers, je l’ai vécu avec eux ». Saria Asnègue Donoh explique qu’aux vues des conditions de détention, même les détenus qui étaient arrêtés en bonne santé dépérissaient : « Les prisonniers venaient bien bâtis, bien formés mais c’est la souffrance de 1 mois, 2 mois, 3 mois, 6 mois, 1 an, 2 ans, 6 ans de prison qui les rend malade ». Il témoigne que la malnutrition était la cause première de maladie en détention et qu’après peu de temps « les prisonniers n’arrivent pas à marcher, ils rampent ». Il confirme l’utilisation de la torture sur certains détenus et les tragiques conséquences. « C’est suite aux tortures que certains sont morts quelques jours plus tard ». Il précise qu’à la DDS, même les femmes faisaient l’objet de tortures.  Parfois confus, la voix fragile, il explique comment le régisseur adjoint, « Abba Moussa, vient le matin et avant d’ouvrir la cellule il demande « combien sont morts » en arabe. Et s’il n’y a pas de morts, il n’est pas content. S’il y a que un ou deux morts, il attend le lendemain pour qu’il y ait en 3 ou 4 ». Il déclare également ne pas avoir eu accès à toutes les prisons, dont la Présidence et la Maison d’arrêt où étaient détenus les prisonniers de guerre, et que dans les prisons où il avait le droit d’aller, on lui refusait la visite de certains détenus. A la question de savoir quel était le pouvoir de l’ancien chef de l’Etat sur les prisonniers, la voix de l’infirmier est tranchante : « Les prisonniers appartenaient au président ! Personne d'autre que Hissène Habré ne pouvait ordonner toutes ces arrestations ».

Les deux infirmiers confirment avoir vu en détention le journaliste Saleh Gaba, très affaibli et qui avait fait l’objet de tortures. Ils confirment également avoir rencontré les sénégalais Abdourhamane Guèye et Demba Gaye, décédé en détention.

 

L’audition technique des experts ayant exhumé des fosses communes

Pour les audiences du mercredi 7 et jeudi 8 octobre, les experts de l'équipe argentine d'anthropologie médico-légale (Equipo Argentino de Antropología Forense, EAAF) se sont présentés à la barre pour donner un témoignage très technique sur les fosses communes exhumées au Tchad pendant l’instruction des Chambres africaines extraordinaires.  

L'EAAF est une organisation scientifique non gouvernementale qui applique les sciences médico-légales - essentiellement l'anthropologie et l'archéologie médico-légales - à l'investigation des violations des droits de l'homme dans le monde entier. Cette l'équipe travaille en Amérique Latine, en Afrique, en Asie et en Europe.

Les experts utilisent diverses techniques pour exhumer et identifier les victimes de disparitions et de meurtres extrajudiciaires, rendre les restes aux parents, présenter des preuves de violations et des modèles d’abus aux organismes judiciaires et non judiciaires appropriés, et former des professionnels nationaux pour poursuivre ce travail au niveau local.    

Le premier expert à prendre la parole a été le Dr. Anahi Ginarte, archéologue légiste, qui a expliqué, à l’aide de nombreuses photographies, les procédés et les fouilles que son équipe a eu à effectuer sur le territoire tchadien.

Les docteurs Claudia Bisso et Mercedes Salado Puerto ont expliqué les résultats de l'analyse génétique des ossements retrouvés sur les sites de Déli et de Koumra, au sud du Tchad. 

Le lendemain, l’expert Pierre Perich, médecin légiste, a présenté les résultats de ses analyses. A la ferme de Déli et à Koumra, au sud du Tchad, il a constaté que des ossements présentaient les preuves d’une mort violente par arme à feu.

A Gadjira, au centre du Tchad, bien que l’état de dégradation des corps rendait les analyses difficiles, les vêtements retrouvés portaient clairement les stigmates de balles reçues ayant provoqué la mort. Ainsi, sur la plupart des ossements, les traumatismes et les fractures sont dus à l’impact de projectiles d’armes à feu.

Ces résultats ont été confirmés par l’expert en balistique Pachon Mora qui a identifié des projectiles et morceaux de projectiles sur les sites des massacres.

A la ferme de Déli, lieu d’un supposé massacre de rebelles non armés en septembre 1984, les experts ont localisé 21 corps, majoritairement tués par balle. A l’exception de trois corps dont le sexe n’a pas pu être déterminé avec précision, tous ont été identifiés comme étant de sexe masculin et âgés en moyenne de 30 à 50 ans. Ces résultats corroboreraient la version des témoins qui soutiennent que ce sont, pour l’essentiel, des hommes (combattants rebelles et dirigeants de la ferme), qui ont été tués le 17 septembre 1984.

A une question du Parquet sur l’ampleur de la tuerie de la ferme de Déli, l’un des experts s’est contenté de lister les cas de certains corps : « Corps C 1 : 6 impacts, corps C2 : 6 impacts, corps C3 : au moins 8, corps C4 : au moins 8, etc. C’est scientifiquement, tout ce que je peux vous dire ».

A Mongo, au centre du Tchad, les experts ont découvert 14 corps qu’ils croient être liés à un autre massacre survenu la même année. La plupart des vêtements que portaient les victimes présentaient des traces d’impact de balle et au moins un individu aurait eu les mains attachées dans le dos.

Pendant la description technique et scrupuleuse de ces macabres découvertes, l’ancien président Hissène Habré est resté stoïque.